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Honoré de Balzac. L’Auberge rouge., 08. Honoré de Balzac. L’Auberge rouge. Partie 8/9.

08. Honoré de Balzac. L'Auberge rouge. Partie 8/9.

Les deux justices

– Oh ! n'achevez pas ! s'écria la jeune personne qui avait demandé cette histoire, et qui interrompit alors brusquement le Nurembergeois. Je veux demeurer dans l'incertitude et croire qu'il a été sauvé. Si j'apprenais aujourd'hui qu'il a été fusillé, je ne dormirais pas cette nuit. Demain vous me direz le reste.

Nous nous levâmes de table. En acceptant le bras de monsieur Hermann, ma voisine lui dit : – Il a été fusillé, n'est-ce pas. – Oui. Je fus témoin de l'exécution. – Comment, monsieur, dit-elle, vous avez pu...

– Il l'avait désiré, madame. Il y a quelque chose de bien affreux à suivre le convoi d'un homme vivant, d'un homme que l'on aime, d'un innocent ! Ce pauvre jeune homme ne cessa pas de me regarder. Il semblait ne plus vivre qu'en moi ! Il voulait, disait-il, que je reportasse son dernier soupir à sa mère.

– Eh ! bien, l'avez-vous vue ? – À la paix d'Amiens, je vins en France pour apporter à la mère cette belle parole : – Il était innocent. J'avais religieusement entrepris ce pèlerinage. Mais madame Magnan était morte de consomption [1]. Ce ne fut pas sans une émotion profonde que je brûlai la lettre dont j'étais porteur. Vous vous moquerez peut-être de mon exaltation germanique, mais je vis un drame de mélancolie sublime dans le secret éternel qui allait ensevelir ces adieux jetés entre deux tombes, ignorés de toute la création, comme un cri poussé au milieu du désert par le voyageur que surprend un lion.

– Et si l'on vous mettait face à face avec un des hommes qui sont dans ce salon, en vous disant : – Voilà le meurtrier ! ne serait-ce pas un autre drame ? lui demandai-je en l'interrompant, et que feriez-vous ? Monsieur Hermann alla prendre son chapeau et sortit.

– Vous agissez en jeune homme, et bien légèrement, me dit ma voisine. Regardez Taillefer ! tenez ! assis dans la bergère [2], là, au coin de la cheminée, mademoiselle Fanny lui présente une tasse de café. Il sourit. Un assassin, que le récit de cette aventure aurait dû mettre au supplice, pourrait-il montrer tant de calme ? N'a-t-il pas un air vraiment patriarcal [3] ? – Oui, mais allez lui demander s'il a fait la guerre en Allemagne, m'écriai-je. – Pourquoi non ?

Et avec cette audace dont les femmes manquent rarement lorsqu'une entreprise leur sourit, ou que leur esprit est dominé par la curiosité, ma voisine s'avança vers le fournisseur. – Vous êtes allé en Allemagne ? lui dit-elle.

Taillefer faillit laisser tomber sa soucoupe.

– Moi ! madame ? non jamais.

– Que dis-tu donc là, Taillefer ! répliqua le banquier en l'interrompant, n'étais-tu pas dans les vivres, à la campagne de Wagram [4] ? – Ah, oui ! répondit monsieur Taillefer, cette fois-là, j'y suis allé. – Vous vous trompez, c'est un bon homme, me dit ma voisine en revenant près de moi. – Hé ! bien, m'écriai-je, avant la fin de la soirée je chasserai le meurtrier hors de la fange [5] où il se cache. Il se passe tous les jours sous nos yeux un phénomène moral d'une profondeur étonnante, et cependant trop simple pour être remarqué. Si dans un salon deux hommes se rencontrent, dont l'un ait le droit de mépriser ou de haïr l'autre, soit par la connaissance d'un fait intime et latent dont il est entaché, soit par un état secret, ou même par une vengeance à venir, ces deux hommes se devinent et pressentent l'abîme qui les répare ou doit les séparer. Ils s'observent à leur insu, se préoccupent d'eux-mêmes ; leurs regards, leurs gestes, laissent transpirer une indéfinissable émanation de leur pensée, il y a un aimant entre eux. Je ne sais qui s'attire le plus fortement, de la vengeance ou du crime, de la haine ou de l'insulte. Semblables au prêtre qui ne pouvait consacrer l'hostie en présence du malin esprit, ils sont tous deux gênés, défiants : l'un est poli, l'autre sombre, je ne sais lequel ; l'un rougit ou pâlit, l'autre tremble. Souvent le vengeur est aussi lâche que la victime. Peu de gens ont le courage de produire un mal, même nécessaire ; et bien des hommes se taisent ou pardonnent en haine du bruit, ou par peur d'un dénouement tragique. Cette intussusception [6] de nos âmes et de nos sentiments établissait une lutte mystérieuse entre le fournisseur et moi. Depuis la première interpellation que je lui avais faite pendant le récit de monsieur Hermann, il fuyait mes regards. Peut-être aussi évitait-il ceux de tous les convives ! Il causait avec l'inexpériente [7] Fanny, la fille du banquier ; éprouvant sans doute, comme tous les criminels, le besoin de se rapprocher de l'innocence, en espérant trouver du repos près d'elle. Mais, quoique loin de lui, je l'écoutais, et mon œil perçant fascinait le sien. Quand il croyait pouvoir m'épier impunément, nos regards se rencontraient, et ses paupières s'abaissaient aussitôt. Fatigué de ce supplice, Taillefer s'empressa de le faire cesser en se mettant à jouer. J'allai parier pour son adversaire, mais en désirant perdre mon argent. Ce souhait fut accompli. Je remplaçai le joueur sortant, et me trouvai face à face avec le meurtrier...

– Monsieur, lui dis-je pendant qu'il me donnait des cartes, auriez-vous la complaisance de démarquer [8] ? Il fit passer assez précipitamment ses jetons de gauche à droite. Ma voisine était venue près de moi, je lui jetai un coup d'œil significatif. – Seriez-vous, demandai-je en m'adressant au fournisseur, monsieur Frédéric Taillefer, de qui j'ai beaucoup connu la famille à Beauvais ? – Oui monsieur, répondit-il.

Il laissa tomber ses cartes, pâlit, mit sa tête dans ses mains, pria l'un de ses parieurs de tenir son jeu, et se leva. – Il fait trop chaud ici, s'écria-t-il. Je crains...

Il n'acheva pas. Sa figure exprima tout à coup d'horribles souffrances, et il sortit brusquement. Le maître de la maison accompagna Taillefer, en paraissant prendre un vif intérêt à sa position. Nous nous regardâmes, ma voisine et moi ; mais je trouvai je ne sais quelle teinte d'amère tristesse répandue sur sa physionomie. – Votre conduite est-elle bien miséricordieuse ? me demanda-t-elle en m'emmenant dans une embrasure de fenêtre au moment où je quittai le jeu après avoir perdu. Voudriez-vous accepter le pouvoir de lire dans tous les cœurs ? Pourquoi ne pas laisser agir la justice humaine et la justice divine ? Si nous échappons à l'une, nous n'évitons jamais l'autre ! Les privilèges d'un président de Cour d'assises sont-ils donc bien dignes d'envie ? Vous avez presque fait l'office du bourreau. – Après avoir partagé, stimulé ma curiosité, vous me faites de la morale !

– Vous m'avez fait réfléchir, me répondit-elle. – Donc, paix aux scélérats [8'], guerre aux malheureux, et déifions l'or ! Mais, laissons cela, ajoutai-je en riant. Regardez, je vous prie, la jeune personne qui entre en ce moment dans le salon.

– Eh ! bien ?

– Je l'ai vue il y a trois jours au bal de l'ambassadeur de Naples ; j'en suis devenu passionnément amoureux. De grâce, dites-moi son nom. Personne n'a pu... – C'est mademoiselle Victorine Taillefer ! J'eus un éblouissement. – Sa belle-mère, me disait ma voisine, dont j'entendis à peine la voix, l'a retirée depuis peu du couvent où s'est tardivement achevée son éducation. Pendant longtemps son père a refusé de la reconnaître. Elle vient ici pour la première fois. Elle est bien belle et bien riche.

Ces paroles furent accompagnées d'un sourire sardonique [9]. En ce moment, nous entendîmes des cris violents, mais étouffés. Ils semblaient sortir d'un appartement voisin et retentissaient faiblement dans les jardins. – N'est-ce pas la voix de monsieur Taillefer ? m'écriai-je. Nous prêtâmes au bruit toute notre attention, et d'épouvantables gémissements parvinrent à nos oreilles. La femme du banquier accourut précipitamment vers nous, et ferma la fenêtre.

– Évitons les scènes, nous dit-elle. Si mademoiselle Taillefer entendait son père, elle pourrait bien avoir une attaque de nerfs !

Le banquier rentra dans le salon, y chercha Victorine, et lui dit un mot à voix basse. Aussitôt la jeune personne jeta un cri, s'élança vers la porte et disparut. Cet événement produisit une grande sensation. Les parties cessèrent. Chacun questionna son voisin. Le murmure des voix grossit, et des groupes se formèrent.

– M. Taillefer se serait-il... demandai-je.

– Tué, s'écria ma railleuse voisine. Vous en porteriez gaiement le deuil, je pense !

– Mais que lui est-il donc arrivé ?

– Le pauvre bonhomme, répondit la maîtresse de la maison, est sujet à une maladie dont je n'ai pu retenir le nom, quoique monsieur Brousson me l'ait dit assez souvent, et il vient d'en avoir un accès. – Quel est donc le genre de cette maladie ? demanda soudain un juge d'instruction. – Oh ! c'est un terrible mal, monsieur, répondit-elle. Les médecins n'y connaissent pas de remède. Il paraît que les souffrances en sont atroces. Un jour, ce malheureux Taillefer ayant eu un accès pendant son séjour à ma terre, j'ai été obligée d'aller chez une de mes voisines pour ne pas l'entendre ; il pousse des cris terribles, (comme) il veut se tuer ; sa fille fut alors forcée de le faire attacher sur son lit, et de lui mettre la camisole des fous. Ce pauvre homme prétend avoir dans la tête des animaux qui lui rongent la cervelle : c'est des élancements, des coups de scie, des tiraillements horribles dans l'intérieur de chaque nerf. Il souffre tant à la tête qu'il ne sentait pas les moxas [10] qu'on lui appliquait jadis pour essayer de le distraire ; mais monsieur Brousson, qu'il a pris pour médecin les a défendus, en prétendant que c'était une affection nerveuse, une inflammation de nerfs, pour laquelle il fallait des sangsues au cou et de l'opium sur la tête ; et, en effet, les accès sont devenus plus rares, et n'ont plus paru que tous les ans, vers la fin de l'automne. Quand il est rétabli, Taillefer répète sans cesse qu'il aurait mieux aimé être roué [11], que de ressentir de pareilles douleurs. – Alors, il paraît qu'il souffre beaucoup, dit un agent de change, le bel esprit du salon. – Oh ! reprit-elle, l'année dernière il a failli périr. Il était allé seul à sa terre, pour une affaire pressante ; faute de secours peut-être, il est resté vingt-deux heures étendu raide, et comme mort. Il n'a été sauvé que par un bain très chaud. – C'est donc une espèce de tétanos ? demanda l'agent de change. – Je ne sais pas, reprit-elle. Voilà près de trente ans qu'il jouit de cette maladie gagnée aux armées ; il lui est entré, dit-il, un éclat de bois dans la tête en tombant dans un bateau ; mais Brousson espère le guérir. On prétend que les Anglais ont trouvé le moyen de traiter sans danger cette maladie-là par l'acide prussique[12]. En ce moment, un cri plus perçant que les autres retentit dans la maison et nous glaça d'horreur. – Eh ! bien, voilà ce que j'entendais à tout moment, reprit la femme du banquier. Cela me faisait sauter sur ma chaise et m'agaçait les nerfs. Mais, chose extraordinaire ! ce pauvre Taillefer, tout en souffrant des douleurs inouïes, ne risque jamais de mourir. Il mange et boit comme à l'ordinaire pendant les moments de répit que lui laisse cet horrible supplice (la nature est bien bizarre !). Un médecin allemand lui a dit que c'était une espèce de goutte [13] à la tête ; cela s'accorderait assez avec l'opinion de Brousson.

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Les deux justices The two justices

– Oh ! n'achevez pas ! don't finish! s'écria la jeune personne qui avait demandé cette histoire, et qui interrompit alors brusquement le Nurembergeois. exclaimed the young person who had asked for this story, and then abruptly interrupted the Nuremberger. Je veux demeurer dans l'incertitude et croire qu'il a été sauvé. I want to remain in uncertainty and believe that he has been saved. Si j'apprenais aujourd'hui qu'il a été fusillé, je ne dormirais pas cette nuit. If I learned today that he was shot, I wouldn't sleep tonight. Demain vous me direz le reste. Tomorrow you will tell me the rest.

Nous nous levâmes de table. We got up from the table. En acceptant le bras de monsieur Hermann, ma voisine lui dit : – Il a été fusillé, n'est-ce pas. Accepting Monsieur Hermann's arm, my neighbor said to him: “He was shot, wasn't he. – Oui. Je fus témoin de l'exécution. I witnessed the execution. – Comment, monsieur, dit-elle, vous avez pu... 'How, sir,' she said, 'you could...

– Il l'avait désiré, madame. “He wanted it, madam. Il y a quelque chose de bien affreux à suivre le convoi d'un homme vivant, d'un homme que l'on aime, d'un innocent ! There is something dreadful about following the convoy of a living man, a man we love, an innocent man! ¡Hay algo horrible en seguir el convoy de un hombre vivo, un hombre al que amas, un hombre inocente! Ce pauvre jeune homme ne cessa pas de me regarder. This poor young man kept looking at me. Il semblait ne plus vivre qu'en moi ! He seemed to live only in me! Il voulait, disait-il, que je reportasse son dernier soupir à sa mère. He wished, he said, that I should bring his last breath to his mother.

– Eh ! bien, l'avez-vous vue ? well, have you seen it? – À la paix d'Amiens, je vins en France pour apporter à la mère cette belle parole : – Il était innocent. – At the peace of Amiens, I came to France to bring the mother these beautiful words: – He was innocent. J'avais religieusement entrepris ce pèlerinage. I had religiously undertaken this pilgrimage. Mais madame Magnan était morte de consomption [1]. But Madame Magnan had died of consumption [1]. Pero Madame Magnan había muerto de tisis [1]. Ce ne fut pas sans une émotion profonde que je brûlai la lettre dont j'étais porteur. It was not without deep emotion that I burned the letter I was carrying. Vous vous moquerez peut-être de mon exaltation germanique, mais je vis un drame de mélancolie sublime dans le secret éternel qui allait ensevelir ces adieux jetés entre deux tombes, ignorés de toute la création, comme un cri poussé au milieu du désert par le voyageur que surprend un lion. You may make fun of my Germanic exaltation, but I saw a drama of sublime melancholy in the eternal secret which would bury those farewells thrown between two tombs, unknown to all creation, like a cry uttered in the middle of the desert by the traveler that surprises a lion.

– Et si l'on vous mettait face à face avec un des hommes qui sont dans ce salon, en vous disant : – Voilà le meurtrier ! "And if they put you face to face with one of the men who are in this room, saying to you:" Here is the murderer! ne serait-ce pas un autre drame ? wouldn't that be another tragedy? lui demandai-je en l'interrompant, et que feriez-vous ? I asked him, interrupting him, and what would you do? Monsieur Hermann alla prendre son chapeau et sortit. Monsieur Hermann took his hat and went out.

– Vous agissez en jeune homme, et bien légèrement, me dit ma voisine. "You act like a young man, and very lightly," said my neighbor. Regardez Taillefer ! Look at Taillefer! tenez ! hold ! assis dans la bergère [2], là, au coin de la cheminée, mademoiselle Fanny lui présente une tasse de café. sitting in the chair, there by the fireplace Mademoiselle Fanny presents her with a cup of coffee. Il sourit. He smiles. Un assassin, que le récit de cette aventure aurait dû mettre au supplice, pourrait-il montrer tant de calme ? An assassin, whom the story of this adventure should have put to the torture, could he show so much calm? N'a-t-il pas un air vraiment patriarcal [3] ? Does not it look really patriarchal? – Oui, mais allez lui demander s'il a fait la guerre en Allemagne, m'écriai-je. - Yes, but go ask him if he fought in Germany, I cried. – Pourquoi non ? - Why no ?

Et avec cette audace dont les femmes manquent rarement lorsqu'une entreprise leur sourit, ou que leur esprit est dominé par la curiosité, ma voisine s'avança vers le fournisseur. And with that audacity that women rarely lack when a company smiles at them, or when their mind is dominated by curiosity, my neighbor advanced towards the supplier. – Vous êtes allé en Allemagne ? – Have you been to Germany? lui dit-elle.

Taillefer faillit laisser tomber sa soucoupe. Taillefer nearly dropped his saucer.

– Moi ! madame ? non jamais.

– Que dis-tu donc là, Taillefer ! "What are you saying then, Taillefer! répliqua le banquier en l'interrompant, n'étais-tu pas dans les vivres, à la campagne de Wagram [4] ? replied the banker, interrupting him. – Ah, oui ! répondit monsieur Taillefer, cette fois-là, j'y suis allé. replied Mr. Taillefer, that time I went there. – Vous vous trompez, c'est un bon homme, me dit ma voisine en revenant près de moi. “You're wrong, he's a good man,” said my neighbor, coming back to me. – Hé ! - Hey ! bien, m'écriai-je, avant la fin de la soirée je chasserai le meurtrier hors de la fange [5] où il se cache. well, I cried, before the end of the evening I will drive the murderer out of the mire [5] where he hides. Il se passe tous les jours sous nos yeux un phénomène moral d'une profondeur étonnante, et cependant trop simple pour être remarqué. A moral phenomenon of astonishing profundity, and yet too simple to be noticed, takes place every day before our eyes. Si dans un salon deux hommes se rencontrent, dont l'un ait le droit de mépriser ou de haïr l'autre, soit par la connaissance d'un fait intime et latent dont il est entaché, soit par un état secret, ou même par une vengeance à venir, ces deux hommes se devinent et pressentent l'abîme qui les répare ou doit les séparer. If in a salon two men meet, one of whom has the right to despise or hate the other, either by the knowledge of an intimate and latent fact of which he is tainted, or by a secret state, or even by a vengeance to come, these two men can guess and sense the abyss that repairs them or must separate them. Si dos hombres se encuentran en un salón, uno de los cuales tiene derecho a despreciar u odiar al otro, ya sea por el conocimiento de un hecho íntimo y latente con el que está manchado, ya sea por un estado secreto de las cosas, ya sea incluso por una venganza venidera, estos dos hombres se adivinan y presienten el abismo que los reparará o deberá separarlos. Ils s'observent à leur insu, se préoccupent d'eux-mêmes ; leurs regards, leurs gestes, laissent transpirer une indéfinissable émanation de leur pensée, il y a un aimant entre eux. They observe each other without their knowledge, and care for themselves; their looks, their gestures, let an indefinable emanation of their thought transpire, there is a magnet between them. Je ne sais qui s'attire le plus fortement, de la vengeance ou du crime, de la haine ou de l'insulte. I don't know which attracts each other more strongly, revenge or crime, hatred or insult. Semblables au prêtre qui ne pouvait consacrer l'hostie en présence du malin esprit, ils sont tous deux gênés, défiants : l'un est poli, l'autre sombre, je ne sais lequel ; l'un rougit ou pâlit, l'autre tremble. Like the priest who could not consecrate the host in the presence of the evil spirit, they are both embarrassed, suspicious: one is polite, the other gloomy, I don't know which; one blushes or turns pale, the other trembles. Souvent le vengeur est aussi lâche que la victime. Often the avenger is as cowardly as the victim. Peu de gens ont le courage de produire un mal, même nécessaire ; et bien des hommes se taisent ou pardonnent en haine du bruit, ou par peur d'un dénouement tragique. Few people have the courage to produce an evil, even a necessary one; and many men are silent or pardon in hatred of noise, or for fear of a tragic outcome. Cette intussusception [6] de nos âmes et de nos sentiments établissait une lutte mystérieuse entre le fournisseur et moi. This intussusception [6] of our souls and our feelings set up a mysterious struggle between the provider and me. Esta intususcepción [6] de nuestras almas y sentimientos creó una misteriosa lucha entre el proveedor y yo. Depuis la première interpellation que je lui avais faite pendant le récit de monsieur Hermann, il fuyait mes regards. Since the first questioning that I had made to him during Monsieur Hermann's story, he had avoided my gaze. Peut-être aussi évitait-il ceux de tous les convives ! Perhaps he also avoided those of all the guests! Il causait avec l'inexpériente [7] Fanny, la fille du banquier ; éprouvant sans doute, comme tous les criminels, le besoin de se rapprocher de l'innocence, en espérant trouver du repos près d'elle. He was chatting with the inexperienced [7] Fanny, the banker's daughter; no doubt feeling, like all criminals, the need to get closer to innocence, hoping to find rest near it. Mais, quoique loin de lui, je l'écoutais, et mon œil perçant fascinait le sien. But, although far from him, I listened to him, and my piercing eye fascinated his. Quand il croyait pouvoir m'épier impunément, nos regards se rencontraient, et ses paupières s'abaissaient aussitôt. When he thought he could spy on me with impunity, our eyes met, and his eyelids immediately lowered. Fatigué de ce supplice, Taillefer s'empressa de le faire cesser en se mettant à jouer. Tired of this torture, Taillefer hastened to put an end to it by starting to play. J'allai parier pour son adversaire, mais en désirant perdre mon argent. I went to bet for his opponent, but wanted to lose my money. Ce souhait fut accompli. This wish was fulfilled. Je remplaçai le joueur sortant, et me trouvai face à face avec le meurtrier... I replaced the outgoing player, and found myself face to face with the murderer...

– Monsieur, lui dis-je pendant qu'il me donnait des cartes, auriez-vous la complaisance de démarquer [8] ? – Sir, I said to him while he was giving me some cards, would you be kind enough to mark [8]? Il fit passer assez précipitamment ses jetons de gauche à droite. He swung his chips from left to right fairly quickly. Ma voisine était venue près de moi, je lui jetai un coup d'œil significatif. My neighbor had come near me, I gave her a meaningful look. – Seriez-vous, demandai-je en m'adressant au fournisseur, monsieur Frédéric Taillefer, de qui j'ai beaucoup connu la famille à Beauvais ? – Would you be, I asked, addressing myself to the supplier, Monsieur Frédéric Taillefer, whose family I knew a lot in Beauvais? – Oui monsieur, répondit-il.

Il laissa tomber ses cartes, pâlit, mit sa tête dans ses mains, pria l'un de ses parieurs de tenir son jeu, et se leva. He dropped his cards, turned pale, put his head in his hands, asked one of his bettors to hold his hand, and stood up. – Il fait trop chaud ici, s'écria-t-il. Je crains...

Il n'acheva pas. He did not finish. Sa figure exprima tout à coup d'horribles souffrances, et il sortit brusquement. His face suddenly expressed horrible pain, and he left abruptly. Le maître de la maison accompagna Taillefer, en paraissant prendre un vif intérêt à sa position. The master of the house accompanied Taillefer, seeming to take a keen interest in his position. Nous nous regardâmes, ma voisine et moi ; mais je trouvai je ne sais quelle teinte d'amère tristesse répandue sur sa physionomie. We looked at each other, my neighbor and I; but I found I don't know what tinge of bitter sadness spread over his countenance. – Votre conduite est-elle bien miséricordieuse ? "Is your conduct very merciful?" me demanda-t-elle en m'emmenant dans une embrasure de fenêtre au moment où je quittai le jeu après avoir perdu. she asked, leading me into a window frame as I left the game after losing. Voudriez-vous accepter le pouvoir de lire dans tous les cœurs ? Would you accept the power to read all hearts? Pourquoi ne pas laisser agir la justice humaine et la justice divine ? Why not let human justice and divine justice act? Si nous échappons à l'une, nous n'évitons jamais l'autre ! If we escape one, we never avoid the other! Les privilèges d'un président de Cour d'assises sont-ils donc bien dignes d'envie ? Are the privileges of a President of an Assize Court really worthy of envy? Vous avez presque fait l'office du bourreau. You've almost done the executioner's job. – Après avoir partagé, stimulé ma curiosité, vous me faites de la morale ! – After having shared, stimulated my curiosity, you lecture me!

– Vous m'avez fait réfléchir, me répondit-elle. “You got me thinking,” she replied. – Donc, paix aux scélérats [8'], guerre aux malheureux, et déifions l'or ! – Therefore, peace to the villains [8'], war to the unfortunate, and let us deify gold! Mais, laissons cela, ajoutai-je en riant. But, let's leave that, I added, laughing. Regardez, je vous prie, la jeune personne qui entre en ce moment dans le salon. Look, please, at the young person who is entering the living room at this moment.

– Eh ! bien ?

– Je l'ai vue il y a trois jours au bal de l'ambassadeur de Naples ; j'en suis devenu passionnément amoureux. “I saw her three days ago at the ball of the Ambassador of Naples; I fell passionately in love with it. De grâce, dites-moi son nom. Please tell me his name. Personne n'a pu... Nobody could... – C'est mademoiselle Victorine Taillefer ! "It's Mademoiselle Victorine Taillefer!" J'eus un éblouissement. I had a glare. – Sa belle-mère, me disait ma voisine, dont j'entendis à peine la voix, l'a retirée depuis peu du couvent où s'est tardivement achevée son éducation. “Her mother-in-law,” said my neighbor, whose voice I barely heard, “has recently taken her away from the convent where her education was belatedly completed. Pendant longtemps son père a refusé de la reconnaître. For a long time her father refused to recognize her. Elle vient ici pour la première fois. She comes here for the first time. Elle est bien belle et bien riche. She is very beautiful and very rich.

Ces paroles furent accompagnées d'un sourire sardonique [9]. These words were accompanied by a sardonic smile [9]. En ce moment, nous entendîmes des cris violents, mais étouffés. At that moment we heard loud but stifled cries. Ils semblaient sortir d'un appartement voisin et retentissaient faiblement dans les jardins. They seemed to be coming out of a neighboring apartment and were echoing feebly in the gardens. – N'est-ce pas la voix de monsieur Taillefer ? "Isn't that Monsieur Taillefer's voice?" m'écriai-je. Nous prêtâmes au bruit toute notre attention, et d'épouvantables gémissements parvinrent à nos oreilles. We paid attention to the noise, and terrible groans reached our ears. La femme du banquier accourut précipitamment vers nous, et ferma la fenêtre. The banker's wife ran hastily towards us, and closed the window.

– Évitons les scènes, nous dit-elle. "Let's avoid scenes," she tells us. Si mademoiselle Taillefer entendait son père, elle pourrait bien avoir une attaque de nerfs ! If Mademoiselle Taillefer heard her father, she might have a nervous attack!

Le banquier rentra dans le salon, y chercha Victorine, et lui dit un mot à voix basse. The banker re-entered the drawing-room, looked for Victorine there, and said a word to her in a low voice. Aussitôt la jeune personne jeta un cri, s'élança vers la porte et disparut. At once the young person uttered a cry, rushed towards the door and disappeared. Cet événement produisit une grande sensation. Les parties cessèrent. The parties ceased. Chacun questionna son voisin. Each questioned his neighbour. Le murmure des voix grossit, et des groupes se formèrent. The murmur of voices grew, and groups formed.

– M. Taillefer se serait-il... demandai-je. “Could M. Taillefer be...” I asked.

– Tué, s'écria ma railleuse voisine. "Killed," exclaimed my mocking neighbor. Vous en porteriez gaiement le deuil, je pense ! You would wear mourning, I think!

– Mais que lui est-il donc arrivé ? "But what happened to him?"

– Le pauvre bonhomme, répondit la maîtresse de la maison, est sujet à une maladie dont je n'ai pu retenir le nom, quoique monsieur Brousson me l'ait dit assez souvent, et il vient d'en avoir un accès. "The poor fellow," replied the mistress of the house, "is subject to an illness the name of which I have not been able to retain, although Monsieur Brousson has told me so often, and he has just had access to it. – Quel est donc le genre de cette maladie ? "So what kind of disease is this?" demanda soudain un juge d'instruction. suddenly asked an examining magistrate. – Oh ! c'est un terrible mal, monsieur, répondit-elle. it is a terrible evil, sir, she replied. Les médecins n'y connaissent pas de remède. Doctors don't know of a cure. Il paraît que les souffrances en sont atroces. It seems that the suffering is excruciating. Un jour, ce malheureux Taillefer ayant eu un accès pendant son séjour à ma terre, j'ai été obligée d'aller chez une de mes voisines pour ne pas l'entendre ; il pousse des cris terribles, (comme) il veut se tuer ; sa fille fut alors forcée de le faire attacher sur son lit, et de lui mettre la camisole des fous. One day, this unfortunate Taillefer having had access during his stay at my land, I was obliged to go to one of my neighbors not to hear it; he utters terrible cries, (as) he wants to kill himself; his daughter was then forced to tie him to his bed, and to put on the fool's shirt. Ce pauvre homme prétend avoir dans la tête des animaux qui lui rongent la cervelle : c'est des élancements, des coups de scie, des tiraillements horribles dans l'intérieur de chaque nerf. This poor man claims to have in his head animals that gnaw at his brains: it is slings, saws, horrible tugging in the interior of each nerve. Il souffre tant à la tête qu'il ne sentait pas les moxas [10] qu'on lui appliquait jadis pour essayer de le distraire ; mais monsieur Brousson, qu'il a pris pour médecin les a défendus, en prétendant que c'était une affection nerveuse, une inflammation de nerfs, pour laquelle il fallait des sangsues au cou et de l'opium sur la tête ; et, en effet, les accès sont devenus plus rares, et n'ont plus paru que tous les ans, vers la fin de l'automne. He suffers so much in the head that he did not feel the moxas [10] which they applied to him formerly to try to distract him; but Monsieur Brousson, whom he took as a doctor, defended them, claiming that it was a nervous affection, an inflammation of the nerves, for which leeches were needed on the neck and opium on the head; and, in fact, the attacks have become rarer, and have only appeared every year, towards the end of autumn. Quand il est rétabli, Taillefer répète sans cesse qu'il aurait mieux aimé être roué [11], que de ressentir de pareilles douleurs. When he is well, Taillefer continually repeats that he would have liked to be beaten [11], than to feel such pains. Cuando se recuperó, Taillefer repetía una y otra vez que hubiera preferido ser apaleado [11] que sufrir semejante dolor. – Alors, il paraît qu'il souffre beaucoup, dit un agent de change, le bel esprit du salon. "Then it seems that he suffers a lot," said a stockbroker, "the fair spirit of the salon. – Oh ! reprit-elle, l'année dernière il a failli périr. she continued, last year he nearly died. Il était allé seul à sa terre, pour une affaire pressante ; faute de secours peut-être, il est resté vingt-deux heures étendu raide, et comme mort. He had gone alone to his land, for an urgent matter; for want of help perhaps, he remained twenty-two hours stretched stiff, and as if dead. Il n'a été sauvé que par un bain très chaud. He was saved only by a very hot bath. – C'est donc une espèce de tétanos ? - So it's a kind of tetanus? demanda l'agent de change. asked the stockbroker. – Je ne sais pas, reprit-elle. "I don't know," she resumed. Voilà près de trente ans qu'il jouit de cette maladie gagnée aux armées ; il lui est entré, dit-il, un éclat de bois dans la tête en tombant dans un bateau ; mais Brousson espère le guérir. It is nearly thirty years since he has had this disease gained in armies; he entered, he said, a splinter of wood in his head as he fell into a boat; but Brousson hopes to cure him. On prétend que les Anglais ont trouvé le moyen de traiter sans danger cette maladie-là par l'acide prussique[12]. It is claimed that the English have found a way to treat this disease without danger by prussic acid[12]. En ce moment, un cri plus perçant que les autres retentit dans la maison et nous glaça d'horreur. At this moment, a louder cry than the others echoed in the house and froze us with horror. – Eh ! bien, voilà ce que j'entendais à tout moment, reprit la femme du banquier. Well, that's what I heard at all times, "said the banker's wife. Cela me faisait sauter sur ma chaise et m'agaçait les nerfs. It made me jump in my chair and got on my nerves. Mais, chose extraordinaire ! But, extraordinary thing! ce pauvre Taillefer, tout en souffrant des douleurs inouïes, ne risque jamais de mourir. poor Taillefer, while suffering from unheard-of pains, is never in danger of dying. Il mange et boit comme à l'ordinaire pendant les moments de répit que lui laisse cet horrible supplice (la nature est bien bizarre !). He eats and drinks as usual during the moments of respite that this horrible torture leaves him (nature is very strange!). Un médecin allemand lui a dit que c'était une espèce de goutte [13] à la tête ; cela s'accorderait assez avec l'opinion de Brousson. A German doctor told him that it was a kind of gout [13] on the head; that would fit well enough with Brousson's opinion.