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Marcel Proust. Sur la Lecture ; Un Baiser & La madeleine de Proust., 05. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 5/9

05. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 5/9

Les limites de son rôle dérivent de la nature de ses vertus. Et ces vertus, c'est encore aux lectures d'enfance que je vais aller demander en quoi elles consistent. Ce livre que vous m'avez vu tout à l'heure lire au coin du feu dans la salle à manger, dans ma chambre au fond du fauteuil revêtu d'un appuie-tête au crochet, et pendant les belles heures de l'après-midi, sous les noisetiers et les aubépines du parc, où tous les souffles des champs infinis venaient de si loin jouer silencieusement auprès de moi, tendant sans mot dire à mes narines distraites l'odeur des trèfles et des sainfoins sur lesquels mes yeux fatigués se levaient parfois, ce livre, comme vos yeux en se penchant vers lui ne pourraient déchiffrer son titre à vingt ans de distance, ma mémoire, dont la vue est plus appropriée à ce genre de perceptions, va vous dire quel il était « le Capitaine Fracasse », de Théophile Gautier. J'en aimais par-dessus tout deux ou trois phrases qui m'apparaissaient comme les plus originales et les plus belles de l'ouvrage. Je n'imaginais pas qu'un autre auteur en eût jamais écrit de comparables. Mais j'avais le sentiment que leur beauté correspondait à une réalité dont Théophile Gautier ne nous laissait entrevoir, une ou deux fois par volume, qu'un petit coin. Et comme je pensais qu'il la connaissait assurément tout entière, j'aurais voulu lire d'autres livres de lui où toutes les phrases seraient aussi belles que celles-là et auraient pour objet les choses sur lesquelles j'aurais désiré avoir son avis. « Le rire n'est point cruel de sa nature; il distingue l'homme de la bête, et il est, ainsi qu'il appert en l'Odyssée d'Homerus, poète grégeois, l'apanage des dieux immortels et bienheureux qui rient olympiennement tout leur saoul durant les loisirs de l'éternité (4). » Cette phrase me donnait une véritable ivresse. Je croyais apercevoir une antiquité merveilleuse à travers ce moyen âge que seul Gautier pouvait me révéler. Mais j'aurais voulu qu'au lieu de dire cela furtivement après l'ennuyeuse description d'un château que le trop grand nombre de termes que je ne connaissais pas m'empêchait de me figurer le moins du monde, il écrivît tout le long du volume des phrases de ce genre et me parlât de choses qu'une fois son livre fini je pourrais continuer à connaître et à aimer. J'aurais voulu qu'il me dît, lui, le seul sage détenteur de la vérité, ce que je devais penser au juste de Shakespeare, de Saintine, de Sophocle, d'Euripide, de Silvio Pellico que j'avais lu pendant un mois de mars très froid, marchant, tapant des pieds, courant par les chemins, chaque fois que je venais de fermer le livre, dans l'exaltation de la lecture finie, des forces accumulées dans l'immobilité, et du vent salubre qui soufflait dans les rues du village. J'aurais voulu surtout qu'il me dît si j'avais plus de chance d'arriver à la vérité en redoublant ou non ma sixième et en étant plus tard diplomate ou avocat à la Cour de cassation. Mais aussitôt la belle phrase finie il se mettait à décrire une table couverte « d'une telle couche de poussière qu'un doigt aurait pu y écrire (tracer) des caractères », chose trop insignifiante à mes yeux pour que je pusse même y arrêter mon attention ; et j'en étais réduit à me demander quels autres livres Gautier avait écrits qui contenteraient mieux mon aspiration et me feraient connaître enfin sa pensée tout entière.

Et c'est là en effet un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l'auteur ils pourraient s'appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu'en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d'atteindre. Mais par une loi singulière et d'ailleurs providentielle de l'optique des esprits (loi qui signifie peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nous-mêmes), ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que c'est au moment où ils nous ont dit tout ce qu'ils pouvaient nous dire, qu'ils font naître en nous le sentiment qu'ils ne nous ont encore rien dit. D'ailleurs, si nous leur posons des questions auxquelles ils ne peuvent pas répondre, nous leur demandons aussi des réponses qui ne nous instruiraient pas. Car c'est un effet de l'amour que les poètes éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à des choses qui ne sont pour eux que significatives d'émotions personnelles. Dans chaque tableau qu'ils nous montrent, ils ne semblent nous donner qu'un léger aperçu d'un site merveilleux, différent du reste du monde, et au cœur duquel nous voudrions qu'ils nous fissent pénétrer. « Mais menez-nous », voudrions-nous pouvoir dire à M. Maeterlinck, à Mme de Noailles, « dans le jardin de Zélande où croissent les fleurs démodées, sur la route parfumée « de trèfle et d'armoise », et dans tous les endroits de la terre dont vous ne nous avez pas parlé dans vos livres, mais que vous jugez aussi beaux que ceux-là. » Nous voudrions aller voir ce champ que Millet (car les peintres sont aussi des poètes) nous montre dans son Printemps, nous voudrions que M. Claude Monet nous conduisît à Giverny, au bord de la Seine, à ce coude de la rivière qu'il nous laisse à peine distinguer à travers la brume du matin. Or, en réalité, ce sont de simples hasards de relations ou de parenté, qui en leur donnant l'occasion d'y venir ont fait choisir pour les peindre à Mme de Noailles, à Maeterlinck, à Millet, à Claude Monet, cette route, ce jardin, ce champ, ce coude de rivière, plutôt que tels autres. Ce qui nous les fait paraître autres et plus beaux que le reste du monde, c'est qu'ils portent sur eux comme un reflet insaisissable l'impression qu'ils ont donnée au génie, et que nous verrions errer aussi singulière et aussi despotique sur la façon indifférente et soumise de tous les pays qu'il aurait peints. Cette apparence avec laquelle ils nous charment et nous déçoivent et au delà de laquelle nous voudrions aller, c'est l'essence même de cette chose en quelque sorte sans épaisseur, - mirage arrêté sur une toile, - qu'est une vision. Et cette brume que nos yeux avides voudraient percer, c'est le dernier mot de l'art du peintre. Le suprême effort de l'écrivain comme de l'artiste n'aboutit qu'à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d'insignifiance qui nous laisse incurieux devant l'univers. Alors il nous dit : « Regarde, regarde, parfumés de trèfle et d'armoise, serrant leurs vifs ruisseaux étroits, les pays de l'Aisne et de l'Oise. Regarde la maison de Zélande rose et luisante comme un coquillage, regarde ! Apprends à voir ! » Et à ce moment il disparaît. Tel est le prix de la lecture et telle est aussi son insuffisance. C'est donner un trop grand rôle à ce qui n'est qu'une initiation d'en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas.

Il est cependant certains cas, certains cas pathologiques pour ainsi dire, de dépression spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte de discipline curative et être chargée par des incitations répétées de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans la vie de l'esprit. Les livres jouent alors auprès de lui un rôle analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains neurasthéniques.


05. Marcel Proust. Sur la Lecture. Partie 5/9 05. Marcel Proust. Über das Lesen. Teil 5/9 05. Marcel Proust. On Reading. Part 5/9

Les limites de son rôle dérivent de la nature de ses vertus. Et ces vertus, c’est encore aux lectures d’enfance que je vais aller demander en quoi elles consistent. Ce livre que vous m’avez vu tout à l’heure lire au coin du feu dans la salle à manger, dans ma chambre au fond du fauteuil revêtu d’un appuie-tête au crochet, et pendant les belles heures de l’après-midi, sous les noisetiers et les aubépines du parc, où tous les souffles des champs infinis venaient de si loin jouer silencieusement auprès de moi, tendant sans mot dire à mes narines distraites l’odeur des trèfles et des sainfoins sur lesquels mes yeux fatigués se levaient parfois, ce livre, comme vos yeux en se penchant vers lui ne pourraient déchiffrer son titre à vingt ans de distance, ma mémoire, dont la vue est plus appropriée à ce genre de perceptions, va vous dire quel il était « le Capitaine Fracasse », de Théophile Gautier. J’en aimais par-dessus tout deux ou trois phrases qui m’apparaissaient comme les plus originales et les plus belles de l’ouvrage. Je n’imaginais pas qu’un autre auteur en eût jamais écrit de comparables. Mais j’avais le sentiment que leur beauté correspondait à une réalité dont Théophile Gautier ne nous laissait entrevoir, une ou deux fois par volume, qu’un petit coin. Et comme je pensais qu’il la connaissait assurément tout entière, j’aurais voulu lire d’autres livres de lui où toutes les phrases seraient aussi belles que celles-là et auraient pour objet les choses sur lesquelles j’aurais désiré avoir son avis. « Le rire n’est point cruel de sa nature; il distingue l’homme de la bête, et il est, ainsi qu’il appert en l’Odyssée d’Homerus, poète grégeois, l’apanage des dieux immortels et bienheureux qui rient olympiennement tout leur saoul durant les loisirs de l’éternité (4). » Cette phrase me donnait une véritable ivresse. Je croyais apercevoir une antiquité merveilleuse à travers ce moyen âge que seul Gautier pouvait me révéler. Mais j’aurais voulu qu’au lieu de dire cela furtivement après l’ennuyeuse description d’un château que le trop grand nombre de termes que je ne connaissais pas m’empêchait de me figurer le moins du monde, il écrivît tout le long du volume des phrases de ce genre et me parlât de choses qu’une fois son livre fini je pourrais continuer à connaître et à aimer. J’aurais voulu qu’il me dît, lui, le seul sage détenteur de la vérité, ce que je devais penser au juste de Shakespeare, de Saintine, de Sophocle, d’Euripide, de Silvio Pellico que j’avais lu pendant un mois de mars très froid, marchant, tapant des pieds, courant par les chemins, chaque fois que je venais de fermer le livre, dans l’exaltation de la lecture finie, des forces accumulées dans l’immobilité, et du vent salubre qui soufflait dans les rues du village. J’aurais voulu surtout qu’il me dît si j’avais plus de chance d’arriver à la vérité en redoublant ou non ma sixième et en étant plus tard diplomate ou avocat à la Cour de cassation. Above all, I would have liked him to tell me if I had a better chance of arriving at the truth by repeating my sixth grade or not and by later being a diplomat or a lawyer at the Court of Cassation. Mais aussitôt la belle phrase finie il se mettait à décrire une table couverte « d’une telle couche de poussière qu’un doigt aurait pu y écrire (tracer) des caractères », chose trop insignifiante à mes yeux pour que je pusse même y arrêter mon attention ; et j’en étais réduit à me demander quels autres livres Gautier avait écrits qui contenteraient mieux mon aspiration et me feraient connaître enfin sa pensée tout entière.

Et c’est là en effet un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l’auteur ils pourraient s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre. Mais par une loi singulière et d’ailleurs providentielle de l’optique des esprits (loi qui signifie peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nous-mêmes), ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que c’est au moment où ils nous ont dit tout ce qu’ils pouvaient nous dire, qu’ils font naître en nous le sentiment qu’ils ne nous ont encore rien dit. But by a singular and moreover providential law of the optics of spirits (a law which perhaps means that we cannot receive the truth from anyone, and that we must create it ourselves), which is the term of their wisdom appears to us only as the beginning of ours, so that it is when they have told us all they could tell us, that they create in us the feeling that they have not nothing said yet. D’ailleurs, si nous leur posons des questions auxquelles ils ne peuvent pas répondre, nous leur demandons aussi des réponses qui ne nous instruiraient pas. Car c’est un effet de l’amour que les poètes éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à des choses qui ne sont pour eux que significatives d’émotions personnelles. Dans chaque tableau qu’ils nous montrent, ils ne semblent nous donner qu’un léger aperçu d’un site merveilleux, différent du reste du monde, et au cœur duquel nous voudrions qu’ils nous fissent pénétrer. « Mais menez-nous », voudrions-nous pouvoir dire à M. Maeterlinck, à Mme de Noailles, « dans le jardin de Zélande où croissent les fleurs démodées, sur la route parfumée « de trèfle et d’armoise », et dans tous les endroits de la terre dont vous ne nous avez pas parlé dans vos livres, mais que vous jugez aussi beaux que ceux-là. "But lead us", we would like to be able to say to M. Maeterlinck, to Mme de Noailles, "in the garden of Zeeland where old-fashioned flowers grow, on the perfumed road "of clover and mugwort", and in all the places on earth that you haven't told us about in your books, but that you consider as beautiful as these. » Nous voudrions aller voir ce champ que Millet (car les peintres sont aussi des poètes) nous montre dans son Printemps, nous voudrions que M. Claude Monet nous conduisît à Giverny, au bord de la Seine, à ce coude de la rivière qu’il nous laisse à peine distinguer à travers la brume du matin. We would like to go and see this field that Millet (for painters are also poets) shows us in his Printemps, we would like M. Claude Monet to take us to Giverny, on the banks of the Seine, at this bend in the river that he barely lets us see through the morning mist. Or, en réalité, ce sont de simples hasards de relations ou de parenté, qui en leur donnant l’occasion d’y venir ont fait choisir pour les peindre à Mme de Noailles, à Maeterlinck, à Millet, à Claude Monet, cette route, ce jardin, ce champ, ce coude de rivière, plutôt que tels autres. However, in reality, it is simple chances of relations or kinship, which by giving them the opportunity to come there, made Mme de Noailles, Maeterlinck, Millet, Claude Monet choose to paint them, this road , this garden, this field, this bend in the river, rather than such others. Ce qui nous les fait paraître autres et plus beaux que le reste du monde, c’est qu’ils portent sur eux comme un reflet insaisissable l’impression qu’ils ont donnée au génie, et que nous verrions errer aussi singulière et aussi despotique sur la façon indifférente et soumise de tous les pays qu’il aurait peints. Cette apparence avec laquelle ils nous charment et nous déçoivent et au delà de laquelle nous voudrions aller, c’est l’essence même de cette chose en quelque sorte sans épaisseur, - mirage arrêté sur une toile, - qu’est une vision. This appearance with which they charm and disappoint us and beyond which we would like to go, is the very essence of this thing, as it were, without depth, - mirage stopped on a canvas, - which is a vision. Et cette brume que nos yeux avides voudraient percer, c’est le dernier mot de l’art du peintre. Le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers. Alors il nous dit : « Regarde, regarde, parfumés de trèfle et d’armoise, serrant leurs vifs ruisseaux étroits, les pays de l’Aisne et de l’Oise. Regarde la maison de Zélande rose et luisante comme un coquillage, regarde ! Apprends à voir ! » Et à ce moment il disparaît. Tel est le prix de la lecture et telle est aussi son insuffisance. C’est donner un trop grand rôle à ce qui n’est qu’une initiation d’en faire une discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle; elle peut nous y introduire : elle ne la constitue pas. Reading is at the threshold of the spiritual life; it can introduce us to it: it does not constitute it.

Il est cependant certains cas, certains cas pathologiques pour ainsi dire, de dépression spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte de discipline curative et être chargée par des incitations répétées de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans la vie de l’esprit. Les livres jouent alors auprès de lui un rôle analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains neurasthéniques.