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Honoré de Balzac. L’Auberge rouge., 05. Honoré de Balzac. L’Auberge rouge. Partie 5/9.

05. Honoré de Balzac. L'Auberge rouge. Partie 5/9.

Sa lassitude morale et physique le livra sans défense au sommeil. Peu de temps après avoir posé sa tête sur son matelas, il tomba dans cette somnolence première et fantastique qui précède toujours un profond sommeil. Alors les sens s'engourdissent, et la vie s'abolit graduellement ; les pensées sont incomplètes, et les derniers tressaillements de nos sens simulent une sorte de rêverie.

– Comme l'air est lourd, se dit Prosper. Il me semble que je respire une vapeur humide.

Il s'expliqua vaguement cet effet de l'atmosphère par la différence qui devait exister entre la température de la chambre et l'air pur de la campagne. Mais il entendit bientôt un bruit périodique assez semblable à celui que font les gouttes d'eau d'une fontaine en tombant du robinet. Obéissant à une terreur panique, il voulut se lever et appeler l'hôte, réveiller le négociant ou Wilhem ; mais il se souvint alors, pour son malheur, de l'horloge de bois ; et croyant reconnaître le mouvement du balancier, il s'endormit dans cette indistincte et confuse perception.

– Voulez-vous de l'eau, monsieur Taillefer ? dit le maître de la maison, en voyant le banquier prendre machinalement la carafe.

Elle était vide.

Monsieur Hermann continua son récit, après la légère pause occasionnée par l'observation du banquier.

– Le lendemain matin, dit-il, Prosper Magnan fut réveillé par un grand bruit. Il lui semblait avoir entendu des cris perçants, et il ressentait ce violent tressaillement de nerfs que nous subissons lorsque nous achevons, au réveil, une sensation pénible commencée pendant notre sommeil. Il s'accomplit en nous un fait physiologique, un sursaut, pour me servir de l'expression vulgaire, qui n'a pas encore été suffisamment observé, quoiqu'il contienne des phénomènes curieux pour la science. Cette terrible angoisse, produite peut- être par une réunion trop subite de nos deux natures, presque toujours séparées pendant le sommeil, est ordinairement rapide ; mais elle persista chez le pauvre sous-aide, s'accrut même tout à coup, et lui causa la plus affreuse horripilation [1], quand il aperçut une mare de sang entre son matelas et le lit de Walhenfer. La tête du pauvre Allemand gisait à terre, le corps était resté dans le lit. Tout le sang avait jailli par le cou. En voyant les yeux encore ouverts et fixes, en voyant le sang qui avait taché ses draps et même ses mains, en reconnaissant son instrument de chirurgie sur le lit, Prosper Magnan s'évanouit, et tomba dans le sang de Walhenfer.

– C'était déjà, m'a-t-il dit, une punition de mes pensées.

Quand il reprit connaissance, il se trouva dans la salle commune. Il était assis sur une chaise, environné de soldats français et devant une foule attentive et curieuse. Il regarda stupidement un officier républicain occupé à recueillir les dépositions de quelques témoins, et à rédiger sans doute un procès-verbal. Il reconnut l'hôte, sa femme, les deux mariniers et la servante de l'auberge. L'instrument de chirurgie dont s'était servi l'assassin...

Ici monsieur Taillefer toussa, tira son mouchoir de poche pour se moucher, et s'essuya le front. Ces mouvements assez naturels ne furent remarqués que par moi ; tous les convives avaient les yeux attachés sur monsieur Hermann, et l'écoutaient avec une sorte d'avidité. Le fournisseur appuya son coude sur la table, mit sa tête dans sa main droite, et regarda fixement Hermann. Dès lors il ne laissa plus échapper aucune marque d'émotion ni d'intérêt ; mais sa physionomie resta pensive et terreuse, comme au moment où il avait joué avec le bouchon de la carafe.

– L'instrument de chirurgie dont s'était servi l'assassin se trouvait sur la table avec la trousse, le portefeuille et les papiers de Prosper. Les regards de l'assemblée se dirigeaient alternativement sur ces pièces de conviction et sur le jeune homme, qui paraissait mourant, et dont les yeux éteints semblaient ne rien voir. La rumeur confuse qui se faisait entendre au dehors accusait la présence de la foule attirée devant l'auberge par la nouvelle du crime, et peut-être aussi par le désir de connaître l'assassin. Le(s) pas des sentinelles placées sous les fenêtres de la salle, le bruit de leurs fusils dominaient le murmure des conversations populaires ; mais l'auberge était fermée, la cour était vide et silencieuse. Incapable de soutenir le regard de l'officier qui verbalisait, Prosper Magnan se sentit la main pressée par un homme, et leva les yeux pour voir quel était son protecteur parmi cette foule ennemie. Il reconnut, à l'uniforme, le chirurgien-major de la demi-brigade cantonnée à Andernach. Le regard de cet homme était si perçant, si sévère, que le pauvre jeune homme en frissonna, et laissa aller sa tête sur le dos de la chaise. Un soldat lui fit respirer du vinaigre, et il reprit aussitôt connaissance. Cependant, ses yeux hagards parurent tellement privés de vie et d'intelligence, que le chirurgien dit à l'officier, après avoir tâté le pouls de Prosper :

– Capitaine, il est impossible d'interroger cet homme-là dans ce moment-ci.

– Eh ! bien, emmenez-le, répondit le capitaine en interrompant le chirurgien et en s'adressant à un caporal qui se trouvait derrière le sous-aide.

– Sacré lâche, lui dit à voix basse le soldat, tâche au moins de marcher ferme devant ces mâtins [2] d'Allemands, afin de sauver l'honneur de la République.

Cette interpellation réveilla Prosper Magnan, qui se leva, fit quelques pas ; mais lorsque la porte s'ouvrit, qu'il se sentit frappé par l'air extérieur, et qu'il vit entrer la foule, ses forces l'abandonnèrent, ses genoux fléchirent, il chancela.

– Ce tonnerre de carabin-là [3] mérite deux fois là mort ! Marche donc ! dirent les deux soldats qui lui prêtaient le secours de leurs bras afin de le soutenir.

– Oh ! le lâche ! le lâche ! C'est lui ! c'est lui ! le voilà !

le voilà !

Ces mots lui semblaient dits par une seule voix, la voix tumultueuse de la foule qui l'accompagnait en l'injuriant, et grossissait à chaque pas. Pendant le trajet de l'auberge à la prison, le tapage que le peuple et les soldats faisaient en marchant, le murmure des différents colloques, la vue du ciel et la fraîcheur de l'air, l'aspect d'Andernach et le frissonnement des eaux du Rhin, ces impressions arrivaient à l'âme du sous-aide, vagues, confuses, ternes comme toutes les sensations qu'il avait éprouvées depuis son réveil. Par moments il croyait, m'a-t-il dit, ne plus exister.

– J'étais alors en prison, dit monsieur Hermann en s'interrompant. Enthousiaste comme nous le sommes tous à vingt ans, j'avais voulu défendre mon pays, et commandais une compagnie franche [4] que j'avais organisée aux environs d'Andernach. Quelques jours auparavant j'étais tombé pendant la nuit au milieu d'un détachement français composé de huit cents hommes. Nous étions tout au plus deux cents. Mes espions m'avaient vendu. Je fus jeté dans la prison d'Andernach. Il s'agissait alors de me fusiller, pour faire un exemple qui intimidât le pays. Les Français parlaient aussi de représailles, mais le meurtre dont les républicains voulaient tirer vengeance sur moi ne s'était pas commis dans l'Électorat. Mon père avait obtenu un sursis de trois jours, afin de pouvoir aller demander ma grâce au général Augereau, qui la lui accorda. Je vis donc Prosper Magnan au moment où il entra dans la prison d'Andernach, et il m'inspira la plus profonde pitié. Quoiqu'il fût pâle, défait, taché de sang, sa physionomie avait un caractère de candeur et d'innocence qui me frappa vivement. Pour moi, l'Allemagne respirait dans ses longs cheveux blonds, dans ses yeux bleus. Véritable image de mon pays défaillant, il m'apparut comme une victime et non comme un meurtrier. Au moment où il passa sous ma fenêtre, il jeta, je ne sais où, le sourire amer et mélancolique d'un aliéné qui retrouve une fugitive lueur de raison. Ce sourire n'était certes pas celui d'un assassin. Quand je vis le geôlier, je le questionnai sur son nouveau prisonnier.

– Il n'a pas parlé depuis qu'il est dans son cachot. Il s'est assis, a mis sa tête entre ses mains, et dort ou réfléchit à son affaire. À entendre les Français, il aura son compte demain matin, et sera fusillé dans les vingt-quatre heures.

Je demeurai le soir sous la fenêtre du prisonnier, pendant le court instant qui m'était accordé pour faire une promenade dans la cour de la prison. Nous causâmes ensemble, et il me raconta naïvement son aventure, en répondant avec assez de justesse à mes différentes questions. Après cette première conversation, je ne doutai plus de son innocence. Je demandai, j'obtins la faveur de rester quelques heures près de lui. Je le vis donc à plusieurs reprises, et le pauvre enfant m'initia sans détour à toutes ses pensées. Il se croyait à la fois innocent et coupable. Se souvenant de l'horrible tentation à laquelle il avait eu la force de résister, il craignait d'avoir accompli, pendant son sommeil et dans un accès de somnambulisme, le crime qu'il rêvait, éveillé.

– Mais votre compagnon ? lui dis-je.

– Oh ! s'écria-t-il avec feu, Wilhem est incapable...

Il n'acheva même pas. À cette parole chaleureuse, pleine de jeunesse et de vertu, je lui serrai la main.

– À son réveil, reprit-il, il aura sans doute été épouvanté, il aura perdu la tête, il se sera sauvé.

– Sans vous éveiller, lui dis-je. Mais alors votre défense sera facile, car la valise de Walhenfer n'aura pas été volée.

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Sa lassitude morale et physique le livra sans défense au sommeil. His moral and physical lassitude left him defenseless to sleep. Peu de temps après avoir posé sa tête sur son matelas, il tomba dans cette somnolence première et fantastique qui précède toujours un profond sommeil. Not long after laying his head on his mattress, he fell into that first and fantastic sleepiness that always precedes a deep sleep. Alors les sens s’engourdissent, et la vie s’abolit graduellement ; les pensées sont incomplètes, et les derniers tressaillements de nos sens simulent une sorte de rêverie. Then the senses become numb, and life is gradually abolished; the thoughts are incomplete, and the last tremors of our senses simulate a sort of reverie. Entonces los sentidos se adormecen y la vida se desvanece poco a poco; los pensamientos quedan incompletos y los últimos tics de nuestros sentidos simulan una especie de ensoñación.

– Comme l’air est lourd, se dit Prosper. “How heavy the air is,” thought Prosper. Il me semble que je respire une vapeur humide. It seems to me that I am breathing a damp vapor.

Il s’expliqua vaguement cet effet de l’atmosphère par la différence qui devait exister entre la température de la chambre et l’air pur de la campagne. He vaguely explained this effect of the atmosphere by the difference which must have existed between the temperature of the room and the pure air of the countryside. Mais il entendit bientôt un bruit périodique assez semblable à celui que font les gouttes d’eau d’une fontaine en tombant du robinet. But he soon heard a periodical sound quite similar to that made by drops of water from a fountain when falling from the tap. Obéissant à une terreur panique, il voulut se lever et appeler l’hôte, réveiller le négociant ou Wilhem ; mais il se souvint alors, pour son malheur, de l’horloge de bois ; et croyant reconnaître le mouvement du balancier, il s’endormit dans cette indistincte et confuse perception. Obeying a panicked terror, he wanted to get up and call the host, wake up the merchant or Wilhem; but then he remembered, to his misfortune, the wooden clock; and believing he recognized the movement of the pendulum, he fell asleep in this indistinct and confused perception.

– Voulez-vous de l’eau, monsieur Taillefer ? dit le maître de la maison, en voyant le banquier prendre machinalement la carafe. said the master of the house, seeing the banker mechanically take the carafe.

Elle était vide. She was empty.

Monsieur Hermann continua son récit, après la légère pause occasionnée par l’observation du banquier. Monsieur Hermann continued his story, after the slight pause occasioned by the observation of the banker.

– Le lendemain matin, dit-il, Prosper Magnan fut réveillé par un grand bruit. “The next morning,” he said, “Prosper Magnan was awakened by a loud noise. Il lui semblait avoir entendu des cris perçants, et il ressentait ce violent tressaillement de nerfs que nous subissons lorsque nous achevons, au réveil, une sensation pénible commencée pendant notre sommeil. It seemed to him that he had heard piercing cries, and he felt that violent tremor of nerves which we undergo when we finish, on waking, a painful sensation begun during our sleep. Il s’accomplit en nous un fait physiologique, un sursaut, pour me servir de l’expression vulgaire, qui n’a pas encore été suffisamment observé, quoiqu’il contienne des phénomènes curieux pour la science. A physiological fact, a start, is accomplished in us to use the vulgar expression, which has not yet been sufficiently observed, although it contains curious phenomena for science. Cette terrible angoisse, produite peut- être par une réunion trop subite de nos deux natures, presque toujours séparées pendant le sommeil, est ordinairement rapide ; mais elle persista chez le pauvre sous-aide, s’accrut même tout à coup, et lui causa la plus affreuse horripilation [1], quand il aperçut une mare de sang entre son matelas et le lit de Walhenfer. This terrible anguish, produced perhaps by a too sudden meeting of our two natures, almost always separated during sleep, is ordinarily rapid; but she persisted in the poor help, even suddenly increased, and caused him the most horrible horrification, when he perceived a pool of blood between his mattress and Walhenfer's bed. La tête du pauvre Allemand gisait à terre, le corps était resté dans le lit. The poor German's head was lying on the ground, the body had remained in bed. Tout le sang avait jailli par le cou. All the blood had sprung from his neck. En voyant les yeux encore ouverts et fixes, en voyant le sang qui avait taché ses draps et même ses mains, en reconnaissant son instrument de chirurgie sur le lit, Prosper Magnan s’évanouit, et tomba dans le sang de Walhenfer. Seeing the eyes still open and fixed, seeing the blood that stained his sheets and even his hands, recognizing his surgical instrument on the bed, Prosper Magnan fainted, and fell into the blood of Walhenfer.

– C’était déjà, m’a-t-il dit, une punition de mes pensées. "It was already," he said, "a punishment for my thoughts.

Quand il reprit connaissance, il se trouva dans la salle commune. When he regained consciousness, he found himself in the common room. Il était assis sur une chaise, environné de soldats français et devant une foule attentive et curieuse. He was seated in a chair, surrounded by French soldiers, and in front of an attentive and curious crowd. Il regarda stupidement un officier républicain occupé à recueillir les dépositions de quelques témoins, et à rédiger sans doute un procès-verbal. He looked stupidly at a Republican officer busy taking statements from a few witnesses, and no doubt writing up a report. Il reconnut l’hôte, sa femme, les deux mariniers et la servante de l’auberge. He recognized the guest, his wife, the two sailors, and the maid of the inn. L’instrument de chirurgie dont s’était servi l’assassin... The surgical instrument used by the assassin...

Ici monsieur Taillefer toussa, tira son mouchoir de poche pour se moucher, et s’essuya le front. Here Monsieur Taillefer coughed, pulled out his pocket-handkerchief to blow his nose, and wiped his forehead. Ces mouvements assez naturels ne furent remarqués que par moi ; tous les convives avaient les yeux attachés sur monsieur Hermann, et l’écoutaient avec une sorte d’avidité. These natural movements were only noticed by me; all the guests had their eyes fixed on Monsieur Hermann, and listened to him with a sort of greed. Le fournisseur appuya son coude sur la table, mit sa tête dans sa main droite, et regarda fixement Hermann. The vendor rested his elbow on the table, put his head in his right hand, and stared at Hermann. Dès lors il ne laissa plus échapper aucune marque d’émotion ni d’intérêt ; mais sa physionomie resta pensive et terreuse, comme au moment où il avait joué avec le bouchon de la carafe. From then on he never let escape any sign of emotion or interest; but his countenance remained pensive and earthy, as when he had played with the stopper of the decanter.

– L’instrument de chirurgie dont s’était servi l’assassin se trouvait sur la table avec la trousse, le portefeuille et les papiers de Prosper. “The surgical instrument the assassin had used was on the table with Prosper's case, wallet and papers. Les regards de l’assemblée se dirigeaient alternativement sur ces pièces de conviction et sur le jeune homme, qui paraissait mourant, et dont les yeux éteints semblaient ne rien voir. The eyes of the assembly were directed alternately on these pieces of evidence and on the young man, who appeared to be dying, and whose dull eyes seemed to see nothing. La rumeur confuse qui se faisait entendre au dehors accusait la présence de la foule attirée devant l’auberge par la nouvelle du crime, et peut-être aussi par le désir de connaître l’assassin. The confused murmur that was heard outside accused the presence of the crowd drawn to the inn by the news of the crime, and perhaps also by the desire to know the murderer. Le(s) pas des sentinelles placées sous les fenêtres de la salle, le bruit de leurs fusils dominaient le murmure des conversations populaires ; mais l’auberge était fermée, la cour était vide et silencieuse. The step(s) of the sentries placed under the windows of the room, the noise of their rifles dominated the murmur of popular conversations; but the inn was closed, the courtyard was empty and silent. Incapable de soutenir le regard de l’officier qui verbalisait, Prosper Magnan se sentit la main pressée par un homme, et leva les yeux pour voir quel était son protecteur parmi cette foule ennemie. Unable to support the gaze of the officer who was verbalizing, Prosper Magnan felt his hand pressed by a man, and looked up to see who his protector was among this hostile crowd. Il reconnut, à l’uniforme, le chirurgien-major de la demi-brigade cantonnée à Andernach. He recognized in the uniform the surgeon-major of the demi-brigade billeted at Andernach. Le regard de cet homme était si perçant, si sévère, que le pauvre jeune homme en frissonna, et laissa aller sa tête sur le dos de la chaise. The look of this man was so piercing, so severe, that the poor young man shivered, and let his head rest on the back of the chair. Un soldat lui fit respirer du vinaigre, et il reprit aussitôt connaissance. A soldier made him breathe vinegar, and he immediately regained consciousness. Cependant, ses yeux hagards parurent tellement privés de vie et d’intelligence, que le chirurgien dit à l’officier, après avoir tâté le pouls de Prosper : However, his haggard eyes seemed so deprived of life and intelligence that the surgeon said to the officer, after having felt Prosper's pulse:

– Capitaine, il est impossible d’interroger cet homme-là dans ce moment-ci. - Captain, it's impossible to question this man at this moment.

– Eh ! bien, emmenez-le, répondit le capitaine en interrompant le chirurgien et en s’adressant à un caporal qui se trouvait derrière le sous-aide. "Well, take him," said the captain, interrupting the surgeon and addressing a corporal behind the helper.

– Sacré lâche, lui dit à voix basse le soldat, tâche au moins de marcher ferme devant ces mâtins [2] d’Allemands, afin de sauver l’honneur de la République. "Sacred coward," said the soldier to him in a low voice, "try at least to stand firm in the face of these Germans, in order to save the honor of the Republic."

Cette interpellation réveilla Prosper Magnan, qui se leva, fit quelques pas ; mais lorsque la porte s’ouvrit, qu’il se sentit frappé par l’air extérieur, et qu’il vit entrer la foule, ses forces l’abandonnèrent, ses genoux fléchirent, il chancela. This arrest awakened Prosper Magnan, who rose, took a few steps; but when the door opened, he felt struck by the outside air, and saw the crowd enter, his strength abandoned him, his knees bent, he staggered.

– Ce tonnerre de carabin-là [3] mérite deux fois là mort ! - This thunder of rifle [3] deserves twice dead! Marche donc ! So walk! dirent les deux soldats qui lui prêtaient le secours de leurs bras afin de le soutenir. said the two soldiers who lent him the help of their arms in order to support him.

– Oh ! - Oh ! le lâche ! the coward ! le lâche ! the coward ! C’est lui ! c’est lui ! le voilà ! here it is !

le voilà !

Ces mots lui semblaient dits par une seule voix, la voix tumultueuse de la foule qui l’accompagnait en l’injuriant, et grossissait à chaque pas. These words seemed to him to be spoken by a single voice, the tumultuous voice of the crowd which accompanied him, insulting him, and growing louder with each step. Pendant le trajet de l’auberge à la prison, le tapage que le peuple et les soldats faisaient en marchant, le murmure des différents colloques, la vue du ciel et la fraîcheur de l’air, l’aspect d’Andernach et le frissonnement des eaux du Rhin, ces impressions arrivaient à l’âme du sous-aide, vagues, confuses, ternes comme toutes les sensations qu’il avait éprouvées depuis son réveil. During the journey from the inn to the prison, the din that the people and the soldiers made as they marched, the murmur of the various colloquies, the sight of the sky and the freshness of the air, the aspect of Andernach and the shiver from the waters of the Rhine, these impressions came to the soul of the assistant, vague, confused, dull like all the sensations he had experienced since his awakening. Par moments il croyait, m’a-t-il dit, ne plus exister. At times he thought, he told me, he no longer existed.

– J’étais alors en prison, dit monsieur Hermann en s’interrompant. "I was in prison then," said Monsieur Hermann, interrupting himself. Enthousiaste comme nous le sommes tous à vingt ans, j’avais voulu défendre mon pays, et commandais une compagnie franche [4] que j’avais organisée aux environs d’Andernach. Enthusiastic as we all are at the age of twenty, I had wanted to defend my country, and commanded a free company [4] which I had organized around Andernach. Quelques jours auparavant j’étais tombé pendant la nuit au milieu d’un détachement français composé de huit cents hommes. A few days before I had fallen during the night in the midst of a French detachment composed of eight hundred men. Nous étions tout au plus deux cents. We were at most two hundred. Mes espions m’avaient vendu. My spies had sold me out. Je fus jeté dans la prison d’Andernach. I was thrown into the prison of Andernach. Il s’agissait alors de me fusiller, pour faire un exemple qui intimidât le pays. It was then a question of shooting me, to set an example which would intimidate the country. Les Français parlaient aussi de représailles, mais le meurtre dont les républicains voulaient tirer vengeance sur moi ne s’était pas commis dans l’Électorat. The French also spoke of reprisals, but the murder for which the Republicans wanted to take revenge on me had not been committed in the Electorate. Mon père avait obtenu un sursis de trois jours, afin de pouvoir aller demander ma grâce au général Augereau, qui la lui accorda. My father had obtained a three-day reprieve so that he could go and ask for my pardon from General Augereau, who granted it to him. Je vis donc Prosper Magnan au moment où il entra dans la prison d’Andernach, et il m’inspira la plus profonde pitié. I therefore saw Prosper Magnan at the moment when he entered the prison of Andernach, and he inspired me with the deepest pity. Quoiqu’il fût pâle, défait, taché de sang, sa physionomie avait un caractère de candeur et d’innocence qui me frappa vivement. Although he was pale, defeated, stained with blood, his countenance had a character of candor and innocence which struck me deeply. Pour moi, l’Allemagne respirait dans ses longs cheveux blonds, dans ses yeux bleus. For me, Germany breathed in her long blond hair, in her blue eyes. Véritable image de mon pays défaillant, il m’apparut comme une victime et non comme un meurtrier. True image of my failing country, it appeared to me as a victim and not as a murderer. Fiel reflejo de mi malogrado país, me pareció más una víctima que un asesino. Au moment où il passa sous ma fenêtre, il jeta, je ne sais où, le sourire amer et mélancolique d’un aliéné qui retrouve une fugitive lueur de raison. As he passed under my window, he cast, I don't know where, the bitter, melancholy smile of a lunatic who finds a fleeting glimmer of reason. Ce sourire n’était certes pas celui d’un assassin. This smile was certainly not that of an assassin. Quand je vis le geôlier, je le questionnai sur son nouveau prisonnier. When I saw the jailer, I asked him about his new prisoner.

– Il n’a pas parlé depuis qu’il est dans son cachot. “He hasn't spoken since he's been in his dungeon. Il s’est assis, a mis sa tête entre ses mains, et dort ou réfléchit à son affaire. He has sat down, put his head in his hands, and is sleeping or thinking about his business. À entendre les Français, il aura son compte demain matin, et sera fusillé dans les vingt-quatre heures. To hear the French, he will have his account tomorrow morning, and will be shot within twenty-four hours.

Je demeurai le soir sous la fenêtre du prisonnier, pendant le court instant qui m’était accordé pour faire une promenade dans la cour de la prison. I stayed in the evening under the prisoner's window, during the short time allowed me to take a walk in the prison yard. Nous causâmes ensemble, et il me raconta naïvement son aventure, en répondant avec assez de justesse à mes différentes questions. We talked together, and he told me naively about his adventure, answering my various questions fairly accurately. Après cette première conversation, je ne doutai plus de son innocence. After this first conversation, I no longer doubted his innocence. Je demandai, j’obtins la faveur de rester quelques heures près de lui. I asked, I obtained the favor of staying with him for a few hours. Je le vis donc à plusieurs reprises, et le pauvre enfant m’initia sans détour à toutes ses pensées. I therefore saw him several times, and the poor child initiated me straight into all his thoughts. Así que le vi varias veces, y el pobre niño me inició enseguida en todos sus pensamientos. Il se croyait à la fois innocent et coupable. He thought he was both innocent and guilty. Se souvenant de l’horrible tentation à laquelle il avait eu la force de résister, il craignait d’avoir accompli, pendant son sommeil et dans un accès de somnambulisme, le crime qu’il rêvait, éveillé. Remembering the horrible temptation he had had the strength to resist, he feared that he had committed, in his sleep and in a fit of somnambulism, the crime he dreamed of while awake.

– Mais votre compagnon ? "But your companion?" lui dis-je. I said.

– Oh ! s’écria-t-il avec feu, Wilhem est incapable... he exclaimed with fire, Wilhem is incapable...

Il n’acheva même pas. He didn't even finish. À cette parole chaleureuse, pleine de jeunesse et de vertu, je lui serrai la main. At this warm word, full of youth and virtue, I shook his hand.

– À son réveil, reprit-il, il aura sans doute été épouvanté, il aura perdu la tête, il se sera sauvé. “When he wakes up,” he went on, “he will no doubt have been terrified, he will have lost his head, he will have run away.

– Sans vous éveiller, lui dis-je. “Without waking you up,” I told him. Mais alors votre défense sera facile, car la valise de Walhenfer n’aura pas été volée. But then your defense will be easy, because Walhenfer's suitcase will not have been stolen.