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Alexandre Dumas. Divers Contes., 04a. Le pont du Diable. Partie 1/2.

04a. Le pont du Diable. Partie 1/2.

Alexandre Dumas.

Le pont du Diable. Nous étions arrivés à un des endroits les plus curieux de la route du Saint-Gothard à Altorf : c'est un défilé formé par le Galenstok et le Crispalt, rempli entièrement par les eaux de la Reuss, que j'avais vue naître la veille au sommet de la Furca, et qui, cinq lieues plus loin, mérite déjà, par l'accroissement qu'elle a pris, le nom de Géante, qu'on lui a donné.

La route, arrivée à cet endroit, s'est donc heurtée contre la base granitique du Crispalt, et il a fallu creuser le roc pour qu'elle pût passer d'une vallée à l'autre. Cette galerie souterraine, longue de cent quatre-vingts pieds, et éclairée par des ouvertures qui donnent sur la Reuss, est vulgairement appelée le trou d'Uri. Après avoir fait quelques pas de l'autre côté de la galerie, je me trouvai en face du pont du Diable : je devrais dire des ponts du Diable ; car il y en a effectivement deux : il est vrai qu'un seul est pratiqué, le nouveau ayant fait abandonner l'ancien.

Je laissai ma voiture prendre le pont neuf, et je me mis en devoir de gagner, en m'aidant des pieds et des mains, le véritable pont du Diable, auquel le nouveau favori est venu voler non seulement ses passagers, mais encore son nom.

Les ponts sont tous deux jetés hardiment d'une rive à l'autre de la Reuss, qu'ils franchissent d'une seule enjambée, et qui coule sous une seule arche : celle du pont moderne a soixante pieds de haut et vingt-cinq de large ; celle du vieux pont n'en a que quarante-cinq sur vingt-deux.

Ce n'en est pas moins le plus effrayant à traverser, vu l'absence des parapets. La tradition à laquelle il doit son nom est peut-être une des plus curieuses de toute la Suisse : la voici dans toute sa pureté.

La Reuss, qui coule dans un lit creusé à soixante pieds de profondeur entre des rochers coupés à pic, interceptait toute communication entre les habitants du val Cornera et ceux de la vallée de Goschenen, c'est-à-dire entre les Grisons et les gens d'Uri.

Cette solution de continuité causait un tel dommage aux deux cantons limitrophes, qu'ils rassemblèrent leurs plus habiles architectes, qu'à frais communs plusieurs ponts furent bâtis d'une rive à l'autre, mais jamais assez solides pour qu'ils résistassent plus d'un an à la tempête, à la crue des eaux ou à la chute des avalanches. Une dernière tentative de ce genre avait été faite vers la fin du XIVe siècle, et l'hiver, presque fini, donnait l'espoir que, cette fois, le pont résisterait à toutes ces attaques, lorsqu'un matin on vint dire au bailli de Goschenen que le passage était de nouveau intercepté. – Ah, il (n')y a que le diable, s'écria le bailli, qui puisse nous en bâtir un.

Il n'avait pas achevé ces paroles qu'un domestique annonça messire Satan.

– Faites entrer, dit le bailli.

Le domestique se retira et fit place à un homme de trente-cinq à trente-six ans, vêtu à la manière allemande, portant un pantalon collant de couleur rouge, un justaucorps noir fendu aux articulations des bras, dont les crevés laissaient voir une doublure couleur de feu.

Sa tête était couverte d'une toque noire, coiffure à laquelle une grande plume rouge donnait par ses ondulations une grâce toute particulière. Quant à ses souliers, anticipant sur la mode, ils étaient arrondis du bout, comme ils le furent cent ans plus tard, vers le milieu du règne de Louis XII, et un grand ergot, pareil à celui d'un coq, et qui adhérait visiblement à sa jambe, paraissait destiné à lui servir d'éperon lorsque son bon plaisir était de voyager à cheval. Après les compliments d'usage, le bailli s'assit dans un fauteuil, et le diable dans un autre ; le bailli mit ses pieds sur les chenets, le diable posa tout bonnement les siens sur la braise.

– Eh bien, mon brave ami, dit Satan, vous avez donc besoin de moi ?

– Ah, j'avoue, monseigneur, répondit le bailli, que votre aide ne nous serait pas inutile.

– Ah, pour ce maudit pont, n'est-ce pas ?

– Eh bien ?

– Il vous est donc bien nécessaire ?

– Euh, nous ne pouvons nous en passer.

– Ah !

ah ! fit Satan. – Oh, tenez, soyez bon diable, reprit le bailli après un moment de silence, faites-nous-en un.

– Je venais vous le proposer.

– Eh bien, il ne s'agit donc que de s'entendre… sur…

Le bailli hésita.

– Sur le prix, continua Satan en regardant son interlocuteur avec une singulière expression de malice.

– Oui, répondit le bailli, sentant que c'était là que l'affaire allait s'embrouiller.

– Oh !

d'abord, continua Satan en se balançant sur les pieds de derrière de sa chaise et en affilant ses griffes avec le canif du bailli, je serai de bonne composition sur ce point. – Ah !

Eh bien, cela me rassure, dit le bailli ; le dernier nous a coûté soixante marcs d'or ; nous doublerons cette somme pour le nouveau, mais c'est tout ce que nous pouvons faire. – Eh !

quel besoin ai-je de votre or ? reprit Satan ; j'en fais quand je veux. Tenez. Il prit un charbon tout rouge au milieu du feu, comme il eût pris une praline dans une bonbonnière.

– Tendez la main, dit-il au bailli.

Le bailli hésitait.

– N'ayez pas peur, continua Satan.

Et il lui mit entre les doigts un lingot d'or le plus pur, et aussi froid que s'il fût sorti de la mine.

Le bailli le tourna et le retourna en tous sens ; puis il voulut le lui rendre.

– Non, non, gardez, reprit Satan en passant d'un air suffisant une de ses jambes sur l'autre ; c'est un cadeau que je vous fais.

– Euh !

Je comprends, dit le bailli en mettant le lingot dans son escarcelle, que, si l'or ne vous coûte pas plus de peine à faire, vous aimiez autant qu'on vous paye avec une autre monnaie ; mais, comme je ne sais pas celle qui peut vous être agréable, je vous prierai de faire vos conditions vous-même.


04a. Le pont du Diable. Partie 1/2. 04a. The Devil's Bridge. Part 1/2. 04a. Duivelsbrug. Deel 1/2.

Alexandre Dumas. Alexandre Dumas.

Le pont du Diable. The Devil's Bridge. Nous étions arrivés à un des endroits les plus curieux de la route du Saint-Gothard à Altorf : c’est un défilé formé par le Galenstok et le Crispalt, rempli entièrement par les eaux de la Reuss, que j’avais vue naître la veille au sommet de la Furca, et qui, cinq lieues plus loin, mérite déjà, par l’accroissement qu’elle a pris, le nom de Géante, qu’on lui a donné. We had arrived at one of the most curious places on the Gotthard road at Altorf. It was a gorge formed by the Galenstok and the Crispalt, filled entirely by the waters of the Reuss, which I had seen born the day before. at the summit of the Furca, which, five leagues farther, already deserves, by the increase which it has taken, the name of Giant, which has been given to it.

La route, arrivée à cet endroit, s’est donc heurtée contre la base granitique du Crispalt, et il a fallu creuser le roc pour qu’elle pût passer d’une vallée à l’autre. The road, arrived at this place, thus clashed against the granitic base of Crispalt, and it was necessary to dig the rock so that it could pass from one valley to the other. Cette galerie souterraine, longue de cent quatre-vingts pieds, et éclairée par des ouvertures qui donnent sur la Reuss, est vulgairement appelée le trou d’Uri. This underground gallery, one hundred and eighty feet long, and illuminated by openings overlooking the Reuss, is commonly called the Uri hole. Après avoir fait quelques pas de l’autre côté de la galerie, je me trouvai en face du pont du Diable : je devrais dire des ponts du Diable ; car il y en a effectivement deux : il est vrai qu’un seul est pratiqué, le nouveau ayant fait abandonner l’ancien. After walking a few steps on the other side of the gallery, I found myself facing the Devil's Bridge: I should say Devil's Bridges; for there are indeed two: it is true that only one is practiced, the new having abandoned the old.

Je laissai ma voiture prendre le pont neuf, et je me mis en devoir de gagner, en m’aidant des pieds et des mains, le véritable pont du Diable, auquel le nouveau favori est venu voler non seulement ses passagers, mais encore son nom. I left my carriage to take the new bridge, and I set about winning, by helping me, the real Devil's Bridge, to which the new favorite came not only to steal his passengers, but also his name. . Deixei meu carro pegar a nova ponte e me pus a caminho, com a ajuda dos pés e das mãos, à verdadeira Ponte do Diabo, à qual o novo favorito veio para roubar não apenas seus passageiros, mas também seu nome.

Les ponts sont tous deux jetés hardiment d’une rive à l’autre de la Reuss, qu’ils franchissent d’une seule enjambée, et qui coule sous une seule arche : celle du pont moderne a soixante pieds de haut et vingt-cinq de large ; celle du vieux pont n’en a que quarante-cinq sur vingt-deux. The bridges are both thrown boldly from one bank to the other of the Reuss, which they cross in a single stride, and which flows under a single arch: that of the modern bridge is sixty feet high and twenty-five wide ; that of the old bridge is only forty-five out of twenty-two.

Ce n’en est pas moins le plus effrayant à traverser, vu l’absence des parapets. This is none the less scary to cross, given the absence of parapets. É, no entanto, o mais assustador de atravessar, dada a ausência de parapeitos. La tradition à laquelle il doit son nom est peut-être une des plus curieuses de toute la Suisse : la voici dans toute sa pureté. The tradition to which it owes its name is perhaps one of the most curious of all Switzerland: here it is in all its purity.

La Reuss, qui coule dans un lit creusé à soixante pieds de profondeur entre des rochers coupés à pic, interceptait toute communication entre les habitants du val Cornera et ceux de la vallée de Goschenen, c’est-à-dire entre les Grisons et les gens d’Uri. The Reuss, which flows in a bed dug sixty feet deep between steeply cut rocks, intercepted all communication between the inhabitants of Val Cornera and those of the valley of Goschenen, that is to say between Graubünden and Uri people.

Cette solution de continuité causait un tel dommage aux deux cantons limitrophes, qu’ils rassemblèrent leurs plus habiles architectes, qu’à frais communs plusieurs ponts furent bâtis d’une rive à l’autre, mais jamais assez solides pour qu’ils résistassent plus d’un an à la tempête, à la crue des eaux ou à la chute des avalanches. This solution of continuity caused such damage to the two neighboring cantons, that they gathered their most skilful architects, that at common expense several bridges were built from one bank to another, but never strong enough to resist more. from one year to the storm, the flood of water or the fall of avalanches. Esta solução de continuidade causou tantos danos aos dois concelhos limítrofes que reuniram os seus mais hábeis arquitectos, que à custa comum foram construídas várias pontes de uma margem à outra, mas nunca suficientemente fortes para resistir mais tempo. um ano a tempestades, inundações ou avalanches. Une dernière tentative de ce genre avait été faite vers la fin du XIVe siècle, et l’hiver, presque fini, donnait l’espoir que, cette fois, le pont résisterait à toutes ces attaques, lorsqu’un matin on vint dire au bailli de Goschenen que le passage était de nouveau intercepté. A last attempt of this kind had been made towards the end of the 14th century, and the winter was almost over, giving hope that this time the bridge would withstand all these attacks, when one morning the bailiff of Goschenen was told that the passage had been intercepted once again. – Ah, il (n')y a que le diable, s’écria le bailli, qui puisse nous en bâtir un. - Ah, only the devil," exclaimed the bailiff, "can build us one.

Il n’avait pas achevé ces paroles qu’un domestique annonça messire Satan. No sooner had he finished these words than a servant announced Lord Satan.

– Faites entrer, dit le bailli. - Let them in," says the bailiff.

Le domestique se retira et fit place à un homme de trente-cinq à trente-six ans, vêtu à la manière allemande, portant un pantalon collant de couleur rouge, un justaucorps noir fendu aux articulations des bras, dont les crevés laissaient voir une doublure couleur de feu. The servant withdrew and made way for a man between thirty-five and thirty-six years old, dressed in German style, wearing red sticky pants and a black leotard split at the arm joints, with a fire-colored lining showing through the crevices.

Sa tête était couverte d’une toque noire, coiffure à laquelle une grande plume rouge donnait par ses ondulations une grâce toute particulière. His head was covered by a black toque, to which a large red feather gave a particular graceful wave. Quant à ses souliers, anticipant sur la mode, ils étaient arrondis du bout, comme ils le furent cent ans plus tard, vers le milieu du règne de Louis XII, et un grand ergot, pareil à celui d’un coq, et qui adhérait visiblement à sa jambe, paraissait destiné à lui servir d’éperon lorsque son bon plaisir était de voyager à cheval. As for his shoes, anticipating fashion, they were rounded at the toe, as they were a hundred years later, around the middle of the reign of Louis XII, and a large spur, similar to that of a rooster, which visibly adhered to his leg, seemed destined to serve as a spur when his pleasure was to travel on horseback. Après les compliments d’usage, le bailli s’assit dans un fauteuil, et le diable dans un autre ; le bailli mit ses pieds sur les chenets, le diable posa tout bonnement les siens sur la braise. After the customary compliments, the bailiff sat down in one armchair, and the devil in another; the bailiff put his feet on the andirons, the devil simply placed his on the embers.

– Eh bien, mon brave ami, dit Satan, vous avez donc besoin de moi ? - Well, my good friend," said Satan, "do you need me?

– Ah, j’avoue, monseigneur, répondit le bailli, que votre aide ne nous serait pas inutile. - Ah, I confess, my lord," replied the bailiff, "that your help would not be useless to us.

– Ah, pour ce maudit pont, n’est-ce pas ? - Ah, for this damned bridge, isn't it? “Ah, para aquela ponte amaldiçoada, não é?

– Eh bien ?

– Il vous est donc bien nécessaire ?

– Euh, nous ne pouvons nous en passer.

– Ah !

ah ! fit Satan. said Satan. – Oh, tenez, soyez bon diable, reprit le bailli après un moment de silence, faites-nous-en un. - Oh, here, be a good devil," said the bailiff after a moment's silence, "make us one.

– Je venais vous le proposer.

– Eh bien, il ne s’agit donc que de s’entendre… sur…

Le bailli hésita. The bailiff hesitated.

– Sur le prix, continua Satan en regardant son interlocuteur avec une singulière expression de malice.

– Oui, répondit le bailli, sentant que c’était là que l’affaire allait s’embrouiller. - Yes," replied the bailiff, sensing that this was where the plot was about to thicken.

– Oh !

d’abord, continua Satan en se balançant sur les pieds de derrière de sa chaise et en affilant ses griffes avec le canif du bailli, je serai de bonne composition sur ce point. First of all," continued Satan, swinging on the back legs of his chair and sharpening his claws with the bailiff's penknife, "I'll be of good cheer on this point. – Ah !

Eh bien, cela me rassure, dit le bailli ; le dernier nous a coûté soixante marcs d’or ; nous doublerons cette somme pour le nouveau, mais c’est tout ce que nous pouvons faire. Bem, isso me tranquiliza, disse o oficial de justiça; a última nos custou sessenta marcs d'or; vamos dobrar esse valor para o novo, mas isso é tudo o que podemos fazer. – Eh !

quel besoin ai-je de votre or ? reprit Satan ; j’en fais quand je veux. Tenez. Il prit un charbon tout rouge au milieu du feu, comme il eût pris une praline dans une bonbonnière. He took a red coal from the middle of the fire, as he would have taken a praline from a bonbonnière. Ele pegou um carvão em brasa do meio do fogo, como teria tirado um praliné de uma caixa de doces.

– Tendez la main, dit-il au bailli. “Estenda a mão”, disse ele ao oficial de justiça.

Le bailli hésitait.

– N’ayez pas peur, continua Satan.

Et il lui mit entre les doigts un lingot d’or le plus pur, et aussi froid que s’il fût sorti de la mine. And he placed between his fingers an ingot of the purest gold, as cold as if it had just come out of the mine. E colocou entre os dedos um lingote do mais puro ouro, e tão frio como se tivesse saído da mina.

Le bailli le tourna et le retourna en tous sens ; puis il voulut le lui rendre.

– Non, non, gardez, reprit Satan en passant d’un air suffisant une de ses jambes sur l’autre ; c’est un cadeau que je vous fais. - No, no, keep it," resumed Satan, smugly passing one of his legs over the other; "it's a gift I'm giving you.

– Euh !

Je comprends, dit le bailli en mettant le lingot dans son escarcelle, que, si l’or ne vous coûte pas plus de peine à faire, vous aimiez autant qu’on vous paye avec une autre monnaie ; mais, comme je ne sais pas celle qui peut vous être agréable, je vous prierai de faire vos conditions vous-même. I understand," said the bailiff, placing the ingot in his pouch, "that if gold doesn't cost you more trouble to make, you'd rather be paid in another currency; but, as I don't know which one might be agreeable to you, I'll ask you to make your terms yourself.