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Honoré de Balzac. L’Auberge rouge., 04. Honoré de Balzac. L’Auberge rouge. Partie 4/9.

04. Honoré de Balzac. L'Auberge rouge. Partie 4/9.

Les quatre convives, car l'hôte fut invité à boire, ne l'entendirent pas se coucher ; mais, plus tard, pendant les intervalles de silence qui séparèrent les causeries des buveurs, quelques ronflements très accentués, rendus encore plus sonores par les planches creuses de la soupente où elle s'était nichée, firent sourire les amis, et surtout l'hôte. Vers minuit, lorsqu'il n'y eut plus sur la table que des biscuits, du fromage, des fruits secs et du bon vin, les convives, principalement les deux jeunes Français, devinrent communicatifs. Ils parlèrent de leur pays, de leurs études, de la guerre. Enfin, la conversation s'anima. Prosper Magnan fit venir quelques larmes dans les yeux du négociant fugitif, quand, avec cette franchise picarde et la naïveté d'une nature bonne et tendre, il supposa ce que devait faire sa mère au moment où il se trouvait, lui, sur les bords du Rhin.

– Je la vois, disait-il, lisant sa prière du soir avant de se coucher ! Elle ne m'oublie certes pas, et doit se demander : – Où est-il, mon pauvre Prosper ? Mais si elle a gagné au jeu quelques sous à sa voisine, à ta mère, peut-être, ajouta-t-il en poussant le coude de Wilhem, elle va les mettre dans le grand pot de terre rouge où elle amasse la somme nécessaire à l'acquisition des trente arpents [1] enclavés dans son petit domaine de Lescheville. Ces trente arpents valent bien environ soixante mille francs. Voilà de bonnes prairies. Ah ! si je les avais un jour, je vivrais toute ma vie à Lescheville, sans ambition ! Combien de fois mon père a-t-il désiré ces trente arpents et le joli ruisseau qui serpente dans ces prés-là ! Enfin, il est mort sans pouvoir les acheter. J'y ai bien souvent joué !

– Monsieur Walhenfer, n'avez-vous pas aussi votre « hoc erat in votis » [2] ? demanda Wilhem.

– Oui, monsieur, oui ! mais il était tout venu, et, maintenant...

Le bonhomme garda le silence, sans achever sa phrase.

– Moi, dit l'hôte dont le visage s'était légèrement empourpré, j'ai, l'année dernière, acheté un clos que je désirais avoir depuis dix ans. Ils causèrent ainsi en gens dont la langue était déliée par le vin, et prirent les uns pour les autres cette amitié passagère de laquelle nous sommes peu avares en voyage, en sorte qu'au moment où ils allèrent se coucher, Wilhem offrit son lit au négociant.

– Vous pouvez d'autant mieux l'accepter, lui dit-il, que je puis coucher avec Prosper. Ce ne sera, certes, ni la première ni la dernière fois. Vous êtes notre doyen, nous devons honorer la vieillesse !

– Bah ! dit l'hôte, le lit de ma femme a plusieurs matelas, vous en mettrez un par terre.

Et il alla fermer la croisée, en faisant le bruit que comportait cette prudente opération.

( – J'accepte, dit le négociant.) J'avoue, ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amis, que je le désirais. Mes bateliers me semblent suspects. Pour cette nuit, je ne suis pas fâché d'être en compagnie de deux braves et bons jeunes gens, de deux militaires français ! J'ai cent mille francs en or et en diamants dans ma valise !

L'affectueuse réserve avec laquelle cette imprudente confidence fut reçue par les deux jeunes gens rassura le bon Allemand. L'hôte aida ses voyageurs à défaire un des lits. Puis, quand tout fut arrangé pour le mieux, il leur souhaita le bonsoir et alla se coucher. Le négociant et les deux sous-aides plaisantèrent sur la nature de leurs oreillers. Prosper mettait sa trousse d'instruments et celle de Wilhem sous son matelas, afin de l'exhausser et de remplacer le traversin qui lui manquait, au moment où, par un excès de prudence, Walhenfer plaçait sa valise sous son chevet.

– Nous dormirons tous deux sur notre fortune : vous, sur votre or ; moi sur ma trousse ! Reste à savoir si mes instruments me vaudront autant d'or que vous en avez acquis.

– Vous pouvez l'espérer, dit le négociant. Le travail et la probité [2'] viennent à bout de tout, mais ayez de la patience. Bientôt Walhenfer et Wilhem s'endormirent. Soit que son lit fût trop dur, soit que son extrême fatigue fût une cause d'insomnie, soit par une fatale disposition d'âme, Prosper Magnan resta éveillé. Ses pensées prirent insensiblement une mauvaise pente. Il songea très exclusivement aux cent mille francs sur lesquels dormait le négociant. Pour lui, cent mille francs étaient une immense fortune tout venue. Il commença par les employer de mille manières différentes, en faisant des châteaux en Espagne [3], comme nous en faisons tous avec tant de bonheur pendant le moment qui précède notre sommeil, à cette heure où les images naissent confuses dans notre entendement, et où souvent, par le silence de la nuit, la pensée acquiert une puissance magique. Il comblait les vœux de sa mère, il achetait les trente arpents de prairie, il épousait une demoiselle de Beauvais à laquelle la disproportion de leurs fortunes lui défendait d'aspirer en ce moment. Il s'arrangeait avec cette somme toute une vie de délices, et se voyait heureux, père de famille, riche, considéré dans sa province, et peut-être maire de Beauvais. Sa tête picarde s'enflammant, il chercha les moyens de changer ses fictions en réalités. Il mit une chaleur extraordinaire à combiner un crime en théorie. Tout en rêvant la mort du négociant, il voyait distinctement l'or et les diamants. Il en avait les yeux éblouis. Son cœur palpitait. La délibération [4] était déjà sans doute un crime. Fasciné par cette masse d'or, il s'enivra moralement par des raisonnements assassins. Il se demanda si ce pauvre Allemand avait bien besoin de vivre, et supposa qu'il n'avait jamais existé. Bref, il conçut le crime de manière à en assurer l'impunité. L'autre rive du Rhin était occupée par les Autrichiens ; il y avait au bas des fenêtres une barque et des bateliers ; il pouvait couper le cou de cet homme, le jeter dans le Rhin, se sauver par la croisée avec la valise, offrir de l'or aux mariniers, et passer en Autriche. Il alla jusqu'à calculer le degré d'adresse qu'il avait su acquérir en se servant de ses instruments de chirurgie, afin de trancher la tête de sa victime de manière à ce qu'elle ne poussât pas un seul cri...

Là monsieur Taillefer s'essuya le front et but encore un peu d'eau.

Prosper se leva lentement et sans faire aucun bruit. Certain de n'avoir réveillé personne, il s'habilla, se rendit dans la salle commune ; puis, avec cette fatale intelligence que l'homme trouve soudainement en lui, avec cette puissance de tact et de volonté qui ne manque jamais ni aux prisonniers ni aux criminels dans l'accomplissement de leurs projets, il dévissa les barres de fer, les sortit de leurs trous sans faire le plus léger bruit, les plaça près du mur, et ouvrit les volets en pesant sur les gonds afin d'en assourdir les grincements. La lune ayant jeté sa pâle clarté sur cette scène, lui permit de voir faiblement les objets dans la chambre où dormaient Wilhem et Walhenfer. Là, il m'a dit s'être un moment arrêté. Les palpitations de son cœur étaient si fortes, si profondes, si sonores, qu'il en avait été comme épouvanté. Puis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid ; ses mains tremblaient, et la plante de ses pieds lui paraissait appuyée sur des charbons ardents. Mais l'exécution de son dessein était accompagnée de tant de bonheur, qu'il vit une espèce de prédestination dans cette faveur du sort. Il ouvrit la fenêtre, revint dans la chambre, prit sa trousse, y chercha l'instrument le plus convenable pour achever son crime.

– Quand j'arrivai près du lit, me dit-il, je me recommandai machinalement à Dieu.

Au moment où il levait le bras en rassemblant toute sa force, il entendit en lui comme une voix, et crut apercevoir une lumière. Il jeta l'instrument sur son lit, se sauva dans l'autre pièce, et vint se placer à la fenêtre. Là, il conçut la plus profonde horreur pour lui-même ; et sentant néanmoins sa vertu faible, craignant encore de succomber à la fascination à laquelle il était en proie, il sauta vivement sur le chemin et se promena le long du Rhin, en faisant pour ainsi dire sentinelle devant l'auberge. Souvent il atteignait Andernach dans sa promenade précipitée ; souvent aussi ses pas le conduisaient au versant par lequel il était descendu pour arriver à l'auberge ; mais le silence de la nuit était si profond, il se fiait si bien sur les chiens de garde, que, parfois, il perdit de vue la fenêtre qu'il avait laissée ouverte. Son but était de se lasser et d'appeler le sommeil. Cependant, en marchant ainsi sous un ciel sans nuages, en en admirant les belles étoiles, frappé peut-être aussi par l'air pur de la nuit et par le bruissement mélancolique des flots, il tomba dans une rêverie qui le ramena par degrés à de saines idées de morale. La raison finit par dissiper complètement sa frénésie momentanée. Les enseignements de son éducation, les préceptes religieux, et surtout, m'a-t-il dit, les images de la vie modeste qu'il avait jusqu'alors menée sous le toit paternel, triomphèrent de ses mauvaises pensées. Quand il revint, après une longue méditation au charme de laquelle il s'était abandonné sur le bord du Rhin, en restant accoudé sur une grosse pierre, il aurait pu, m'a-t-il dit, non pas dormir, mais veiller près d'un milliard en or. Au moment où sa probité [2'] se releva fière et forte de ce combat, il se mit à genoux dans un sentiment d'extase et de bonheur, remercia Dieu, se trouva heureux, léger, content, comme au jour de sa première communion, où il s'était cru digne des anges, parce qu'il avait passé la journée sans pécher ni en paroles, ni en actions, ni en pensée. Il revint à l'auberge, ferma la fenêtre sans craindre de faire du bruit, et se mit au lit sur-le-champ.


04. Honoré de Balzac. L’Auberge rouge. Partie 4/9. 04\. Honoré de Balzac. The Red Inn. Part 4/9. 04. Honoré de Balzac. L'Auberge rouge. Parte 4/9. 04. Honoré de Balzac. L'Auberge rouge. Parte 4/9.

Les quatre convives, car l’hôte fut invité à boire, ne l’entendirent pas se coucher ; mais, plus tard, pendant les intervalles de silence qui séparèrent les causeries des buveurs, quelques ronflements très accentués, rendus encore plus sonores par les planches creuses de la soupente où elle s’était nichée, firent sourire les amis, et surtout l’hôte. The four guests, for the host was invited to drink, did not hear him go to bed; but, later, during the intervals of silence which separated the talks from the drinkers, a few very accentuated snores, made even more sonorous by the hollow planks of the loft where she was nestled, made the friends smile, and especially the host. . Los cuatro invitados, pues el anfitrión estaba invitado a beber, no la oyeron acostarse; pero más tarde, durante los intervalos de silencio que separaban las conversaciones de los bebedores, unos ronquidos muy acentuados, hechos aún más fuertes por las tablas huecas del suelo del desván donde había anidado, hicieron sonreír a los amigos, y especialmente al anfitrión. Vers minuit, lorsqu’il n’y eut plus sur la table que des biscuits, du fromage, des fruits secs et du bon vin, les convives, principalement les deux jeunes Français, devinrent communicatifs. Around midnight, when there were no more on the table than biscuits, cheese, dried fruit and good wine, the guests, mainly the two young Frenchmen, became communicative. Ils parlèrent de leur pays, de leurs études, de la guerre. Enfin, la conversation s’anima. Finally, the conversation came alive. Prosper Magnan fit venir quelques larmes dans les yeux du négociant fugitif, quand, avec cette franchise picarde et la naïveté d’une nature bonne et tendre, il supposa ce que devait faire sa mère au moment où il se trouvait, lui, sur les bords du Rhin. Prosper Magnan brought a few tears into the eyes of the fugitive merchant, when, with that Picardy frankness and the naivety of a kind and tender nature, he supposed what his mother should do when he was on the banks. of the Rhine. Prosper Magnan arrancó algunas lágrimas al fugitivo comerciante cuando, con su franqueza picarda y la ingenuidad de un carácter bueno y tierno, imaginó lo que debía de estar haciendo su madre en aquellos momentos en que él se encontraba a orillas del Rin.

– Je la vois, disait-il, lisant sa prière du soir avant de se coucher ! "I see it," he said, reading his evening prayer before going to bed! Elle ne m’oublie certes pas, et doit se demander : – Où est-il, mon pauvre Prosper ? She certainly does not forget me, and must ask herself: "Where is he, my poor Prosper? Mais si elle a gagné au jeu quelques sous à sa voisine, à ta mère, peut-être, ajouta-t-il en poussant le coude de Wilhem, elle va les mettre dans le grand pot de terre rouge où elle amasse la somme nécessaire à l’acquisition des trente arpents [1] enclavés dans son petit domaine de Lescheville. But if she has won a few pennies at play from her neighbour, perhaps your mother, he added, nudging Wilhem, she is going to put them in the big pot of red earth where she collects the necessary sum. to the acquisition of thirty arpents [1] landlocked in his small domain of Lescheville. Ces trente arpents valent bien environ soixante mille francs. These thirty arpents are well worth about sixty thousand francs. Voilà de bonnes prairies. These are good meadows. Ah ! si je les avais un jour, je vivrais toute ma vie à Lescheville, sans ambition ! if I had them one day, I would live all my life in Lescheville, without ambition! Combien de fois mon père a-t-il désiré ces trente arpents et le joli ruisseau qui serpente dans ces prés-là ! How many times has my father desired those thirty acres and the pretty stream that meanders through those meadows! Enfin, il est mort sans pouvoir les acheter. Finally, he died without being able to buy them. J’y ai bien souvent joué ! I have often played there!

– Monsieur Walhenfer, n’avez-vous pas aussi votre « hoc erat in votis » [2] ? - Mr Walhenfer, don't you also have your “hoc erat in votis” [2]? demanda Wilhem.

– Oui, monsieur, oui ! mais il était tout venu, et, maintenant... but it had all come, and now ...

Le bonhomme garda le silence, sans achever sa phrase. The man remained silent, without finishing his sentence.

– Moi, dit l’hôte dont le visage s’était légèrement empourpré, j’ai, l’année dernière, acheté un clos que je désirais avoir depuis dix ans. “Me,” said the host, whose face had flushed slightly, “last year I bought an enclosure that I had wanted to have for ten years. Ils causèrent ainsi en gens dont la langue était déliée par le vin, et prirent les uns pour les autres cette amitié passagère de laquelle nous sommes peu avares en voyage, en sorte qu’au moment où ils allèrent se coucher, Wilhem offrit son lit au négociant. They chatted thus like people whose tongues were loosened by wine, and took for each other that passing friendship with which we are not sparing when traveling, so that when they went to bed, Wilhem offered his bed to the trader.

– Vous pouvez d’autant mieux l’accepter, lui dit-il, que je puis coucher avec Prosper. “You can accept it all the better,” he told her, “because I can sleep with Prosper. Ce ne sera, certes, ni la première ni la dernière fois. It certainly won't be the first or the last time. Vous êtes notre doyen, nous devons honorer la vieillesse ! You are our dean, we must honor old age!

– Bah ! dit l’hôte, le lit de ma femme a plusieurs matelas, vous en mettrez un par terre. said the host, my wife's bed has several mattresses, you will put one on the floor.

Et il alla fermer la croisée, en faisant le bruit que comportait cette prudente opération. And he went to close the window, making the noise that this prudent operation entailed.

( – J’accepte, dit le négociant.) (- I accept, said the trader.) J’avoue, ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amis, que je le désirais. I admit, he added, lowering his voice and looking at the two friends, that I wanted it. Mes bateliers me semblent suspects. My boatmen seem suspicious to me. Pour cette nuit, je ne suis pas fâché d’être en compagnie de deux braves et bons jeunes gens, de deux militaires français ! For this night, I am not sorry to be in the company of two brave and good young people, two French soldiers! J’ai cent mille francs en or et en diamants dans ma valise ! I have a hundred thousand francs in gold and diamonds in my suitcase!

L’affectueuse réserve avec laquelle cette imprudente confidence fut reçue par les deux jeunes gens rassura le bon Allemand. The affectionate reserve with which this imprudent confidence was received by the two young people reassured the good German. L’hôte aida ses voyageurs à défaire un des lits. The host helped his travelers to undo one of the beds. Puis, quand tout fut arrangé pour le mieux, il leur souhaita le bonsoir et alla se coucher. Then, when everything was arranged for the best, he bade them goodnight and went to bed. Le négociant et les deux sous-aides plaisantèrent sur la nature de leurs oreillers. The merchant and the two assistants joked about the nature of their pillows. Prosper mettait sa trousse d’instruments et celle de Wilhem sous son matelas, afin de l’exhausser et de remplacer le traversin qui lui manquait, au moment où, par un excès de prudence, Walhenfer plaçait sa valise sous son chevet. Prosper put his instrument kit and that of Wilhem under his mattress, in order to raise it and replace the bolster which he lacked, at the moment when, by an excess of prudence, Walhenfer placed his suitcase under his bedside.

– Nous dormirons tous deux sur notre fortune : vous, sur votre or ; moi sur ma trousse ! “We will both sleep on our fortune: you, on your gold; me on my pencil case! Reste à savoir si mes instruments me vaudront autant d’or que vous en avez acquis. It remains to be seen whether my instruments will be worth as much gold as you have acquired.

– Vous pouvez l’espérer, dit le négociant. "You may hope so," said the trader. Le travail et la probité [2'] viennent à bout de tout, mais ayez de la patience. Work and probity [2'] overcome everything, but have patience. Bientôt Walhenfer et Wilhem s’endormirent. Soon Walhenfer and Wilhem fell asleep. Soit que son lit fût trop dur, soit que son extrême fatigue fût une cause d’insomnie, soit par une fatale disposition d’âme, Prosper Magnan resta éveillé. Either his bed was too hard, or his extreme fatigue was a cause of insomnia, or a fatal disposition of soul, Prosper Magnan remained awake. Ses pensées prirent insensiblement une mauvaise pente. His thoughts imperceptibly took a wrong turn. Il songea très exclusivement aux cent mille francs sur lesquels dormait le négociant. He thought very exclusively of the hundred thousand francs on which the merchant slept. Pour lui, cent mille francs étaient une immense fortune tout venue. For him, a hundred thousand francs were an immense fortune all come. Il commença par les employer de mille manières différentes, en faisant des châteaux en Espagne [3], comme nous en faisons tous avec tant de bonheur pendant le moment qui précède notre sommeil, à cette heure où les images naissent confuses dans notre entendement, et où souvent, par le silence de la nuit, la pensée acquiert une puissance magique. He began by employing them in a thousand different ways, by making castles in Spain [3], as we all do so happily during the moment before our sleep, at that hour when images are born confused in our understanding, and where often, through the silence of the night, thought acquires a magical power. Empezó utilizándolos de mil maneras diferentes, haciendo castillos en España [3], como hacemos todos tan alegremente durante el tiempo que precede al sueño, a esa hora en que las imágenes nacen confusas en nuestra mente, y donde a menudo, en el silencio de la noche, el pensamiento adquiere un poder mágico. Il comblait les vœux de sa mère, il achetait les trente arpents de prairie, il épousait une demoiselle de Beauvais à laquelle la disproportion de leurs fortunes lui défendait d’aspirer en ce moment. He filled the wishes of his mother, he bought the thirty acres of meadow, he married a young lady from Beauvais, to whom the disproportion of their fortunes forbade her to aspire at that moment. Il s’arrangeait avec cette somme toute une vie de délices, et se voyait heureux, père de famille, riche, considéré dans sa province, et peut-être maire de Beauvais. He managed with this sum a whole life of delights, and saw himself happy, father of a family, rich, considered in his province, and perhaps mayor of Beauvais. Sa tête picarde s’enflammant, il chercha les moyens de changer ses fictions en réalités. His Picardy head igniting, he sought ways to change his fictions into realities. Con la cabeza de Picardía en llamas, buscó la manera de convertir sus ficciones en realidades. Il mit une chaleur extraordinaire à combiner un crime en théorie. He put an extraordinary heat to combine a crime in theory. Tout en rêvant la mort du négociant, il voyait distinctement l’or et les diamants. While dreaming of the merchant's death, he distinctly saw the gold and the diamonds. Il en avait les yeux éblouis. His eyes were dazzled. Son cœur palpitait. His heart was pounding. La délibération [4] était déjà sans doute un crime. Deliberation [4] was probably already a crime. Fasciné par cette masse d’or, il s’enivra moralement par des raisonnements assassins. Fascinated by this mass of gold, he became morally intoxicated by murderous reasoning. Il se demanda si ce pauvre Allemand avait bien besoin de vivre, et supposa qu’il n’avait jamais existé. He wondered if this poor German needed to live, and supposed that he had never existed. Bref, il conçut le crime de manière à en assurer l’impunité. In short, he conceived the crime in such a way as to ensure impunity. L’autre rive du Rhin était occupée par les Autrichiens ; il y avait au bas des fenêtres une barque et des bateliers ; il pouvait couper le cou de cet homme, le jeter dans le Rhin, se sauver par la croisée avec la valise, offrir de l’or aux mariniers, et passer en Autriche. The other bank of the Rhine was occupied by the Austrians; there was a boat and boatmen below the windows; he could cut off this man's neck, throw him into the Rhine, escape through the window with the suitcase, offer gold to the sailors, and cross into Austria. Il alla jusqu’à calculer le degré d’adresse qu’il avait su acquérir en se servant de ses instruments de chirurgie, afin de trancher la tête de sa victime de manière à ce qu’elle ne poussât pas un seul cri... He went so far as to calculate the degree of skill he had acquired by using his surgical instruments, in order to slice the head of his victim so that it did not utter a single cry ...

Là monsieur Taillefer s’essuya le front et but encore un peu d’eau. There Monsieur Taillefer wiped his forehead and drank a little more water. El Sr. Taillefer se secó la frente y bebió un poco más de agua.

Prosper se leva lentement et sans faire aucun bruit. Prosper got up slowly and without making any noise. Certain de n’avoir réveillé personne, il s’habilla, se rendit dans la salle commune ; puis, avec cette fatale intelligence que l’homme trouve soudainement en lui, avec cette puissance de tact et de volonté qui ne manque jamais ni aux prisonniers ni aux criminels dans l’accomplissement de leurs projets, il dévissa les barres de fer, les sortit de leurs trous sans faire le plus léger bruit, les plaça près du mur, et ouvrit les volets en pesant sur les gonds afin d’en assourdir les grincements. Certain that he hadn't woken anyone, he got dressed, went to the common room; then, with that fatal intelligence which man suddenly finds in him, with that power of tact and will which never fails either prisoners or criminals in the accomplishment of their projects, he unscrewed the iron bars, took them out. from their holes without making the slightest noise, placed them close to the wall, and opened the shutters by pressing on the hinges in order to muffle their creaking. La lune ayant jeté sa pâle clarté sur cette scène, lui permit de voir faiblement les objets dans la chambre où dormaient Wilhem et Walhenfer. The moon having cast its pale light on this stage, allowed him to feebly see the objects in the room where Wilhem and Walhenfer slept. Là, il m’a dit s’être un moment arrêté. There, he told me he had stopped for a moment. Les palpitations de son cœur étaient si fortes, si profondes, si sonores, qu’il en avait été comme épouvanté. The palpitations of his heart were so strong, so deep, so sonorous, that he had been terrified. Puis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid ; ses mains tremblaient, et la plante de ses pieds lui paraissait appuyée sur des charbons ardents. Then he was afraid of not being able to act with coolness; his hands were shaking, and the soles of his feet seemed to him to be resting on hot coals. Mais l’exécution de son dessein était accompagnée de tant de bonheur, qu’il vit une espèce de prédestination dans cette faveur du sort. But the execution of his plan was accompanied by so much happiness that he saw a kind of predestination in this favor of fate. Il ouvrit la fenêtre, revint dans la chambre, prit sa trousse, y chercha l’instrument le plus convenable pour achever son crime. He opened the window, went back into the room, took his case, looked for the most suitable instrument to complete his crime.

– Quand j’arrivai près du lit, me dit-il, je me recommandai machinalement à Dieu. “When I got to the bed,” he said to me, “I mechanically commended myself to God.

Au moment où il levait le bras en rassemblant toute sa force, il entendit en lui comme une voix, et crut apercevoir une lumière. As he raised his arm, gathering all his strength, he heard something like a voice within him, and thought he saw a light. Il jeta l’instrument sur son lit, se sauva dans l’autre pièce, et vint se placer à la fenêtre. He threw the instrument on his bed, fled into the other room, and came to stand at the window. Là, il conçut la plus profonde horreur pour lui-même ; et sentant néanmoins sa vertu faible, craignant encore de succomber à la fascination à laquelle il était en proie, il sauta vivement sur le chemin et se promena le long du Rhin, en faisant pour ainsi dire sentinelle devant l’auberge. There he conceived the deepest horror for himself; and nevertheless feeling his feeble virtue, still fearing to succumb to the fascination to which he was a prey, he leapt hastily onto the road and walked along the Rhine, as it were, as it were, sentry in front of the inn. Souvent il atteignait Andernach dans sa promenade précipitée ; souvent aussi ses pas le conduisaient au versant par lequel il était descendu pour arriver à l’auberge ; mais le silence de la nuit était si profond, il se fiait si bien sur les chiens de garde, que, parfois, il perdit de vue la fenêtre qu’il avait laissée ouverte. Often he reached Andernach in his hasty walk; often also his steps led him to the slope by which he had descended to reach the inn; but the silence of the night was so deep, he relied so well on the guard dogs, that sometimes he lost sight of the window he had left open. Son but était de se lasser et d’appeler le sommeil. His goal was to get tired and call for sleep. Cependant, en marchant ainsi sous un ciel sans nuages, en en admirant les belles étoiles, frappé peut-être aussi par l’air pur de la nuit et par le bruissement mélancolique des flots, il tomba dans une rêverie qui le ramena par degrés à de saines idées de morale. However, while walking thus under a cloudless sky, admiring the beautiful stars, struck perhaps also by the pure air of the night and by the melancholy rustling of the waves, he fell into a reverie which gradually brought him back to sound ideas of morality. Sin embargo, caminando así bajo un cielo despejado, admirando las hermosas estrellas, quizá también impresionado por el aire puro de la noche y el melancólico susurro de las olas, cayó en un ensueño que poco a poco le devolvió a las sanas ideas morales. La raison finit par dissiper complètement sa frénésie momentanée. Reason eventually dissipates its momentary frenzy completely. Les enseignements de son éducation, les préceptes religieux, et surtout, m’a-t-il dit, les images de la vie modeste qu’il avait jusqu’alors menée sous le toit paternel, triomphèrent de ses mauvaises pensées. The teachings of his education, the religious precepts, and above all, he told me, the images of the modest life he had until then led under the paternal roof, triumphed over his bad thoughts. Quand il revint, après une longue méditation au charme de laquelle il s’était abandonné sur le bord du Rhin, en restant accoudé sur une grosse pierre, il aurait pu, m’a-t-il dit, non pas dormir, mais veiller près d’un milliard en or. When he returned, after a long meditation to the charm of which he had abandoned himself on the banks of the Rhine, remaining leaning on a large stone, he could have, he told me, not sleep, but watch. nearly a billion in gold. Au moment où sa probité [2'] se releva fière et forte de ce combat, il se mit à genoux dans un sentiment d’extase et de bonheur, remercia Dieu, se trouva heureux, léger, content, comme au jour de sa première communion, où il s’était cru digne des anges, parce qu’il avait passé la journée sans pécher ni en paroles, ni en actions, ni en pensée. At the moment when his probity [2'] got up proud and strong from this fight, he knelt in a feeling of ecstasy and happiness, thanked God, found himself happy, light, content, as on the day of his first communion, where he had believed himself worthy of the angels, because he had passed the day without sinning either in word, or in deed, or in thought. Il revint à l’auberge, ferma la fenêtre sans craindre de faire du bruit, et se mit au lit sur-le-champ. He returned to the inn, closed the window without fear of making any noise, and went to bed on the spot.