Part (9)
La fille blonde s'avança et se pencha sur moi, jusqu'à ce que je puisse sentir son souffle sur ma peau ; il était doux comme le miel, mais produisait sur mes nerfs la même sensation que sa voix ; avec une saveur amère qui se mêlait à sa douceur, quelque chose d'agressif, comme dans l'odeur du sang. J'avais peur de soulever mes paupières, mais je voyais tout parfaitement à travers mes cils. La fille se mit à genoux, et se pencha sur moi en exultant de plaisir. Elle était d'une sensualité à la fois excitante et repoussante, tandis qu'elle tendait le cou et se léchait réellement les lèvres comme un animal, à tel point que je pus voir à la lueur de la lune l'humidité sur ses lèvres écarlates et sur sa langue rouge qui caressait ses dents blanches et pointues. Sa tête descendait de plus en plus bas, ses lèvres au niveau de ma bouche, puis de mon menton, et enfin semblant sur le point de se refermer sur ma gorge. Alors elle s'arrêta, et je pus entendre le bruit que faisait sa langue en s'agitant sur ses dents et ses lèvres, et je pus sentir son souffle chaud sur mon cou. La peau de ma gorge commença à picoter comme le fait la peau lorsque la main qui s'apprête à la toucher s'approche toujours plus près. Je pus sentir le contact doux et frissonnant des lèvres sur la peau hypersensible de ma gorge, puis ce furent deux dents pointues qui se posèrent là. Je fermai les yeux, gagné par une extase langoureuse, et j'attendis – j'attendis, le cœur battant. Mais au même moment, une autre sensation s'insinua en moi aussi vite que l'éclair. Je pris conscience de la présence du Comte, comme surgi d'une tempête pleine de fureur. Tandis que mes yeux s'ouvraient involontairement, je le vis saisir de sa forte poigne le mince cou de la jeune fille blonde, et la repousser avec la force d'un géant ; tandis que les yeux bleus de celle- ci brillaient de colère, que ses dents se crispaient de rage, et que ses joues s'empourpraient d'émotion. Mais le Comte ! Jamais je n'aurais pu imaginer un tel courroux, une telle fureur, même parmi les démons des abîmes. Ses yeux étincelaient littéralement d'un éclat rouge qui évoquait les flammes de l'enfer. Son visage était d'une pâleur mortelle, ses traits étaient tirés, ses épais sourcils, qui se rejoignaient au-dessus de son nez, ressemblaient maintenant à une barre de métal mouvante et chauffée à blanc. D'un brutal mouvement du bras, il repoussa la femme loin de lui, puis fit un signe aux deux autres, comme pour les forcer à reculer : c'était le même geste impérieux que j'avais vu faire pour chasser les loups. D'une voix si basse qu'elle était presque un murmure, mais qui semblait couper l'air et résonner dans toute la pièce, il dit : « Comment l'une d'entre vous peut-elle seulement oser le toucher ? Comme osez-vous porter les yeux sur lui alors que je vous l'avais interdit ? Reculez, toutes autant que vous êtes ! Cet homme m'appartient ! Ne vous occupez pas de lui, ou vous aurez affaire à moi. » La fille blonde, avec un rire d'une sensualité provocante, se retourna et lui répondit : « Vous-même n'avez jamais aimé ! Vous n'avez jamais aimé ! » Et les autres femmes se joignirent à elle, et un rire sans joie et sans âme retentit dans la pièce, si dur que je faillis m'évanouir rien qu'à l'entendre ; c'était comme un rire de démons. Alors, le Comte se retourna, et après avoir attentivement observé mon visage, il murmura doucement : « Oui, moi aussi je peux aimer, vous vous souvenez, vous pouvez en témoigner. N'est-ce pas ? Bien. Maintenant, je vous promets que quand j'en aurai fini avec lui, vous pourrez l'embrasser autant que vous voudrez. Maintenant, partez ! Je dois l'éveiller, car il y a beaucoup à faire. » « N'aurons-nous rien ce soir ? » demanda l'une d'entre elles en riant doucement, montrant le sac qu'il avait jeté au sol, et qui remuait comme s'il contenant quelque être vivant. Il acquiesça d'un mouvement de la tête. L'une des femmes bondit en avant et ouvrit le sac. Si mes oreilles ne me trompèrent pas, je crus entendre un halètement et un faible gémissement, comme celui d'un enfant à demi-étouffé. Les femmes se rassemblèrent autour du sac tandis que je frémissais d'horreur, mais tandis que je les regardais, elles disparurent, et avec elles, le terrible sac. Il n'y avait aucune porte près d'elles, et elles ne pouvaient être passées devant moi sans que je les remarque. Elles semblaient s'être simplement dissoutes dans les rayons de la lune pour passer ensuite par la fenêtre, car je pus encore voir un instant leurs formes floues et indistinctes avant qu'elles ne s'évanouissent tout à fait. Puis l'horreur eut raison de moi, et je sombrai dans l'inconscience.
Chapitre 4 Journal de Jonathan Harker - suite Je m'éveillai dans mon propre lit. Si je n'avais pas rêvé, alors le Comte m'avait ramené ici. J'essayai de m'en assurer, mais je ne pus arriver à aucune conclusion incontestable. Bien sûr, il y avait un certain nombre de preuves : par exemple, mes vêtements étaient pliés et posés d'une façon qui n'était pas dans mes habitudes. Ma montre était arrêtée, alors que selon un rituel très stricte, je la remonte toujours avant d'aller me coucher. Et aussi, beaucoup d'autres détails analogues. Mais il ne s'agit pas là de preuves ; peut-être cela révèle-t-il simplement que je n'étais pas dans mon état d'esprit normal, et pour une raison ou une autre, j'étais certainement très perturbé. Je dois chercher une véritable preuve. Je ne suis heureux que d'une chose : si c'est le Comte qui m'a transporté ici et qui m'a déshabillé, il devait être pour le moins pressé, car mes poches n'ont pas été fouillées. Je suis certain que ce journal aurait été pour lui un mystère qu'il n'aurait pas pu tolérer. Il s'en serait emparé, ou l'aurait détruit. Quand je regarde cette pièce où je me trouve, bien qu'elle soit pour moi pleine de terreurs, je la vois maintenant comme une sorte de sanctuaire, car il n'y a rien de plus épouvantable que ces terribles femmes, qui attendaient – qui attendent encore – de sucer mon sang. 18 mai Je suis descendu à nouveau pour voir cette pièce à la lumière du jour, car je dois connaître la vérité. Quand j'arrivai à la porte en haut de l'escalier, je la trouvai fermée. Elle avait été repoussée contre le montant avec une telle violence, qu'une partie de l'huisserie était abîmée. Je pus voir que le verrou n'était pas tiré, mais la porte était fermée de l'intérieur. Je crains de ne pas avoir rêvé, et il me faudra agir en partant de ce principe. 19 mai Sans aucun doute, je suis pris au piège. La nuit dernière, le Comte me demanda de sa voix la plus suave d'écrire trois lettres, l'une disant que mon travail ici était presque terminé, et que je prendrais le chemin du retour dans quelques jours, la deuxième, que je partais le lendemain même, et la troisième, que j'avais quitté le château et étais arrivé à Bistritz. J'avais envie de me rebeller, mais je sentais que dans la situation présente, c'eût été folie que de se quereller ouvertement avec le Comte, alors que je suis absolument en son pouvoir. Un refus aurait éveillé ses soupçons et l'aurait mis en colère. Il sait que j'en sais trop et que je ne puis continuer à vivre ; je représenterais un danger pour lui. Ma seule chance est de tirer profit de toutes les opportunités : quelque chose pourrait se produire qui me donnerait une chance de m'évader. Je vis dans ses yeux quelque chose de cette fureur qu'il avait manifestée lorsqu'il avait repoussé cette femme blonde loin de lui. Il m'expliqua que la poste était rare et irrégulière, et qu'écrire maintenant rassurerait mes amis ; et il me dit qu'il contremanderait les dernières lettres, qui seraient conservées à Bistritz autant que nécessaire si d'aventure mon séjour devait se prolonger. Il me l'affirma avec une telle assurance que je ne pouvais m'y opposer dans éveiller ses soupçons. Je prétendis donc me rendre à ses raisons, et lui demandai quelles dates inscrire sur les lettres. Il réfléchit une minute, puis me dit : « La première sera datée du 12 juin, la seconde du 19 juin, et la troisième, du 29 juin. » Je sais maintenant le temps qu'il me reste à vivre. Dieu me vienne en aide ! 28 mai J'ai une chance de m'échapper ; ou, tout au moins, d'être en mesure d'envoyer un message chez moi. Une bande de tziganes est arrivée au château, et ils campent dans la cour. Ces tziganes sont des bohémiens ; j'ai des notes les concernant dans mon carnet. Ils sont spécifiques à cette partie du monde, même s'ils sont liés aux bohémiens qu'on trouve usuellement sur toute la planète. Il y en a des milliers en Hongrie et en Transylvanie, qui vivent pratiquement en dehors de toute loi. Par tradition ils sont liés à un grand noble, ou Boyar, et ils portent le nom de celui-ci. Ils n'ont peur de rien, et n'ont aucune religion, si ce n'est la superstition, et ils parlent seulement leur propre dialecte de la langue roumaine.
Je vais écrire quelques lettres pour l'Angleterre, et je vais essayer de faire en sorte qu'ils les postent. J'ai déjà commencé à leur parler depuis ma fenêtre pour faire connaissance. Ils ont retiré leur chapeau en signe de respect, et m'ont fait des signes, que, malheureusement, je ne pus pas plus comprendre que je ne comprends leur langue… J'ai écrit les lettres. Celle de Mina est sténographiée, et dans celle adressée à Mr. Hawkins, je lui demande simplement de prendre contact avec elle. A Mina, j'ai exposé ma situation, mais sans parler des horreurs que je ne fais que soupçonner. Si je lui ouvrais mon cœur, elle en mourrait de terreur. Ainsi, même si les lettres ne partaient pas, le Comte ne saurait toujours pas mes secrets, ni jusqu'à quel point j'ai compris la situation. Je leur ai donné les lettres ; je les ai lancées à travers les barreaux de ma fenêtre avec une pièce d'or, et je leur ai expliqué par signe que je leur demandais de les poster. L'homme qui les ramassa les pressa sur son cœur et s'inclina, puis les mit sous son couvre-chef. Je ne pouvais faire plus. Je retournai dans le bureau, et me mis à lire. Puis, comme le Comte ne venait pas, j'ai écrit ceci. Le Comte vint enfin. Il s'assit à côté de moi, et me dit de sa voix la plus douce, tandis qu'il ouvrait deux lettres : « Les Tziganes m'ont remis ceci, et, bien que je n'en connaisse pas la provenance, je vais en prendre naturellement grand soin. Regardez ! » Il avait donc dû déjà les lire, « Celle-ci est de vous, et adressée à mon ami Peter Hawkins, et l'autre » - et là, il prit connaissance des étranges symboles tandis qu'il ouvrait l'enveloppe, et son regard s'assombrit, ses yeux brillèrent méchamment – « l'autre est une chose très vile, un outrage à l'amitié et à l'hospitalité ! Elle n'est pas signée. En bien ! Elle ne sous intéresse pas. » Et, calmement, il appliqua la lettre et l'enveloppe à la flamme de la lampe, jusqu'à ce qu'elles fussent entièrement consumées. Puis il poursuivit : « La lettre destinée à Hawkins, je vais bien sûr l'envoyer, puisqu'elle est de vous. Vos lettres sont sacrées pour moi. Vous voudrez bien m'excuser, mon ami, si par mégarde j'en ai rompu le sceau. Voulez-vous la remettre sous enveloppe ? » Il me tendit la lettre, et, s'inclinant avec courtoisie, me tendit une enveloppe neuve. Je ne pus que renseigner à nouveau l'adresse, et la lui rendre en silence. Puis, quand il quitta la pièce, je pus entendre la clé tourner doucement. Une minute après je me levai et essayai d'ouvrir : elle était fermée à clé. Quand, une ou deux heures plus tard, le Comte entra discrètement dans la pièce, il me réveilla, car je m'étais endormi sur le sofa. Il était très courtois et très gai, et, voyant que je m'étais endormi, il me dit : « Allons, mon ami, êtes-vous fatigué ? Allez au lit. C'est le meilleur moyen de vous reposer.