Leçon 21 - Attention: Ecoles III
(Il est 11 heures 45 à l'horloge de l'Observatoire. Robert et Mireille sont encore à la terrasse de la Closerie des Lilas. Ils sont en train de boire leur troisième kir.)
Mireille: Alors, comme ça, vous trouvez qu'on enseigne beaucoup de choses inutiles? Quoi, par exemple?
Robert: Ben, je ne sais pas, moi, presque tout! Prenez les mathématiques, par exemple. La géométrie, la trigonométrie, le calcul intégral, le calcul différentiel, à quoi ça sert, tout ça? Une fois qu'on sait faire une addition, une soustraction, une multiplication, et une division, c'est tout ce qu'il faut! Et d'ailleurs, maintenant, avec les petites calculatrices électroniques et les ordinateurs, ce n'est même plus la peine d'apprendre à compter!
Mireille: Oui, mais enfin, les ordinateurs, il faut quand même les programmer!
Robert: C'est la même chose pour la chimie: toutes ces formules, à quoi ça sert? Je vous le demande! C'est peut-être bon si on veut être distillateur ou pharmacien, ou pour raffiner de l'héroïne, mais à part ça . . .
Mireille: Ça peut aussi servir si on veut fabriquer des explosifs. Malheureusement, moi, j'ai toujours eu de mauvaises notes en chimie. J'ai toujours eu horreur de la chimie. Tous ces acides, ça fume, ça sent mauvais; la chimie, c'est la cuisine du diable!
Robert: Et toutes les lois de la physique, c'est la même chose! À quoi ça vous sert de connaître la loi de la chute des corps quand vous tombez d'un balcon?
(Il faut savoir que Robert est tombé d'un balcon, à la Nouvelle-Orléans, quand il avait dix ans. Il est resté trois semaines à l'hôpital.)
Robert: Et le latin? Vous avez fait du latin, n'est-ce pas?
Mireille: Oui, six ans, de la sixième jusqu'à la première.
Robert: Eh bien, est-ce que vous parlez latin? Non, bien sûr! Vous avez fait six ans de latin et vous ne parlez pas latin! D'ailleurs, même si vous parliez latin, avec qui est-ce qu'on peut parler latin? Je vous le demande! Même au Home Latin, en plein Quartier latin, on ne parle pas latin!
Mireille: D'accord, oui, personne ne parle plus latin. Même les curés disent la messe en français, maintenant. Mais on apprend le latin pour d'autres raisons!
Robert: Ah, oui? Et pourquoi, dites-moi?
Mireille: Eh bien, pour mieux savoir le français et puis pour la discipline intellectuelle.
Robert: Discipline intellectuelle! Vous me faites rire avec votre discipline intellectuelle! Si vous voulez mon avis, faire des mots croisés ou jouer au bridge est plus utile comme exercice mental!
Mireille: Oui, mais enfin, il y a quand même une belle littérature latine!
Robert: Ah, là, là! La littérature! C'est de la fiction, des mensonges! Rien que des choses qui n'existent pas! Toute cette mythologie, est-ce que ça existe? Vous en avez vu, vous, des sirènes et des centaures? Et puis, qui est-ce qui a jamais parlé en vers, comme dans vos tragédies classiques: ta ta ta, ta ta ta, ta ta ta, ta ta ta? Allons, voyons, c'est ridicule! C'est artificiel; il n'y a rien de plus artificiel qu'une tragédie classique! Même les romans, ce n'est pas la vie; c'est de la fiction!
Mireille: Alors, pourquoi est-ce que vous n'aimez pas l'histoire? Au moins, ça, ça parle de gens réels, de gens qui ont vécu, de gens qui ont influencé les événements!
Robert: Ah! Si vous croyez que l'histoire vous dit la vérité, vous vous trompez. L'histoire, c'est arrangé pour vous faire adopter les préjugés de votre nation: votre pays a toujours raison, et les autres ont toujours tort.
Mireille: Mais alors, les langues modernes, ça, au moins, c'est utile, non?
Robert: Pouh! Pas comme on les enseigne! Avec toutes ces conjugaisons, ces déclinaisons, ces listes de vocabulaire; c'est ridicule, ça ne sert à rien! On apprend des règles de grammaire pendant quatre ans, et on n'est pas capable de dire deux phrases compréhensibles! Enfin, j'exagère. J'ai eu de très bons professeurs d'allemand, mais je ne sais pas demander à quelle heure le train arrive!
Mireille: C'est vrai que vous exagérez. Vous êtes amusant, mais vous exagérez. D'ailleurs, tout le monde a toujours été contre l'éducation qu'il a reçue. Heureusement que la culture, c'est ce qui reste quand on a tout oublié.
Robert: Oh, ce que vous êtes sentencieuse, quand vous vous y mettez! Est-ce que je peux vous inviter à déjeuner?
Mireille: C'est parce que je suis sentencieuse que vous voulez m'inviter à déjeuner?
Robert: Non, c'est parce que j'ai faim, parce qu'il va être midi, parce que je crois que vous devez avoir faim, vous aussi, que la conversation m'intéresse et que je veux la continuer.
Mireille: Ça fait beaucoup de bonnes raisons, mais je ne peux pas accepter. Je rentre tous les jours déjeuner à la maison.
Robert: C'est dommage.
Mireille: Quelle heure est-il? Vous avez l'heure?
Robert: Il est midi moins cinq.
Mireille: Oh, là, là, je vais être en retard! Excusez-moi, je file. Non, non, surtout, ne vous dérangez pas. À bientôt! Au revoir!