Candide: Chapitre 22 (1)
Ce qui arriva en France à Candide et à Martin.
[1] [1] Ce chapitre XXII a été beaucoup augmenté en 1761 ; voyez ma note, plus en bas.
Candide ne s'arrêta dans Bordeaux qu'autant de temps qu'il en fallait pour vendre quelques cailloux du Dorado, et pour s'accommoder d'une bonne chaise à deux places ; car il ne pouvait plus se passer de son philosophe Martin ; il fut seulement très fâché de se séparer de son mouton, qu'il laissa à l'académie des sciences de Bordeaux, laquelle proposa pour le sujet du prix de cette année de trouver pourquoi la laine de ce mouton était rouge ; et le prix fut adjugé à un savant du Nord, qui démontra par A, plus B, moins C divisé par Z, que le mouton devait être rouge, et mourir de la clavelée[2]. [2] Quelques progrès que les sciences aient faits, il est impossible que, sur dix mille hommes qui les cultivent en Europe, et sur trois cents académies qui y sont établies, il ne se trouve point quelque académie qui propose des prix ridicules, et quelques savants qui fassent d'étranges applications des sciences les plus utiles. Ce ridicule avait frappé M. de Voltaire dans son séjour à Berlin. Les savants du Nord conservaient encore à cette époque quelques restes de l'ancienne barbarie scolastique ; et la philosophie hardie, mais hypothétique et absurde de Leibnitz, n'avait pas contribué à les en dépouiller. Cependant tous les voyageurs que Candide rencontra dans les cabarets de la route lui disaient : Nous allons à Paris.
Cet empressement général lui donna enfin l'envie de voir cette capitale ; ce n'était pas beaucoup se détourner du chemin de Venise. Il entra par le faubourg Saint-Marceau, et crut être dans le plus vilain village de la Vestphalie.
A peine Candide fut-il dans son auberge, qu'il fut attaqué d'une maladie légère, causée par ses fatigues. Comme il avait au doigt un diamant énorme, et qu'on avait aperçu dans son équipage une cassette prodigieusement pesante, il eut aussitôt auprès de lui deux médecins qu'il n'avait pas mandés, quelques amis intimes qui ne le quittèrent pas, et deux dévotes qui faisaient chauffer ses bouillons. Martin disait : Je me souviens d'avoir été malade aussi à Paris dans mon premier voyage ; j'étais fort pauvre : aussi n'eus-je ni amis, ni dévotes, ni médecins, et je guéris. Cependant, à force de médecines et de saignées, la maladie de Candide devint sérieuse.
Un habitué du quartier vint avec douceur lui demander un billet payable au porteur pour l'autre monde : Candide n'en voulut rien faire ; les dévotes l'assurèrent que c'était une nouvelle mode : Candide répondit qu'il n'était point homme à la mode. Martin voulut jeter l'habitué par les fenêtres. Le clerc jura qu'on n'enterrerait point Candide. Martin jura qu'il enterrerait le clerc, s'il continuait à les importuner. La querelle s'échauffa : Martin le prit par les épaules, et le chassa rudement ; ce qui causa un grand scandale, dont on fit un procès-verbal. Candide guérit ; et pendant sa convalescence il eut très bonne compagnie à souper chez lui.
On jouait gros jeu. Candide était tout étonné que jamais les as ne lui vinssent ; et Martin ne s'en étonnait pas. Parmi ceux qui lui faisaient les honneurs de la ville, il y avait un petit abbé périgourdin, l'un de ces gens empressés, toujours alertes, toujours serviables, effrontés, caressants, accommodants, qui guettent les étrangers à leur passage, leur content l'histoire scandaleuse de la ville, et leur offrent des plaisirs à tout prix. Celui-ci mena d'abord Candide et Martin à la comédie. On y jouait une tragédie nouvelle. Candide se trouva placé auprès de quelques beaux esprits.
Cela ne l'empêcha pas de pleurer à des scènes jouées parfaitement. Un des raisonneurs qui étaient à ses côtés lui dit dans un entr'acte : Vous avez grand tort de pleurer, cette actrice est fort mauvaise ; l'acteur qui joue avec elle est plus mauvais acteur encore ; la pièce est encore plus mauvaise que les acteurs ; l'auteur ne sait pas un mot d'arabe, et cependant la scène est en Arabie[3] ; et, de plus, c'est un homme qui ne croit pas aux idées innées ; je vous apporterai demain vingt brochures contre lui[4]. Monsieur, combien avez-vous de pièces de théâtre en France ?
dit Candide à l'abbé ; lequel répondit : Cinq ou six mille. C'est beaucoup, dit Candide : combien y en a-t-il de bonnes ? Quinze ou seize, répliqua l'autre. C'est beaucoup, dit Martin. [3] La Grange Chancel adressa à Voltaire, en 1718, une Épitre à M.Arouet de Voltaire, dans laquelle on trouve ces vers : Que ton exactitude à dépeindre les mœurs S'étende jusqu'aux noms de tes moindres acteurs, Et qu'en les prononçant ils nous fassent connaître Les pays et les temps où tu les fais renaître. Je vois avec dépit, pour ne produire rien, Chez le Thébain Oedipe, Hidaspe l'Indien. Voltaire profita de la critique, et mit Araspe au lieu de Hidaspe.
C'est peut-être à ces vers de La Grange Chancel que Voltaire fait ici allusion. [4] Dans l'édition de 1759, on lit : « … contre lui. Monsieur, lui dit l'abbé périgourdin, avez-vous remarqué cette jeune personne qui a un visage si piquant et une taille si fine ? Il ne vous en coûtera que dix mille francs par mois, et pour cinquante mille écus de diamants.
Je n'ai qu'un jour ou deux à lui donner, répondit Candide, parceque j'ai un rendez-vous à Venise, qui presse. Le soir, après souper, l'insinuant Périgourdin redoubla de politesses et d'attentions. Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à Venise, etc. » (Voyez page 306.) Le texte actuel existe dès 1761. Candide fut très content d'une actrice qui fesait la reine Élizabeth, dans une assez plate tragédie[5], que l'on joue quelquefois. Cette actrice, dit-il à Martin, me plaît beaucoup ; elle a un faux air de mademoiselle Cunégonde ; je serais bien aise de la saluer. L'abbé périgourdin s'offrit à l'introduire chez elle. Candide, élevé en Allemagne, demanda quelle était l'étiquette, et comment on traitait en France les reines d'Angleterre. Il faut distinguer, dit l'abbé : en province, on les mène au cabaret ; à Paris, on les respecte quand elles sont belles, et on les jette à la voirie quand elles sont mortes. Des reines à la voirie ! dit Candide.
Oui vraiment, dit Martin ; monsieur l'abbé a raison ; j'étais à Paris quand mademoiselle Monime[6] passa, comme on dit, de cette vie à l'autre ; on lui refusa,ce que ces gens-ci appellent les honneurs de la sépulture, c'est-à-dire de pourrir avec tous les gueux du quartier dans un vilain cimetière ; elle fut enterrée toute seule de sa bande au coin de la rue de Bourgogne ; ce qui dut lui faire une peine extrême, car elle pensait très noblement. Cela est bien impoli, dit Candide. Que voulez-vous ? dit Martin ; ces gens-ci sont ainsi faits.
Imaginez toutes les contradictions, toutes les incompatibilités possibles, vous les verrez dans le gouvernement, dans les tribunaux, dans les églises, dans les spectacles de cette drôle de nation. Est-il vrai qu'on rit toujours à Paris ? dit Candide.
Oui, dit l'abbé, mais c'est en enrageant ; car on s'y plaint de tout avec de grands éclats de rire ; même[7] on y fait en riant les actions les plus détestables. [5] C'est probablement _le Comte d'Essex_, tragédie de Thomas Corneille. (Note de M. Decroix.)
[6] Mademoiselle Lecouvreur.--Sur le refus de sépulture à mademoiselle Lecouvreur, en 1730, voyez, tome XII, la pièce intitulée : _La Mort de mademoiselle Lecouvreur_. [7] Feu Decroix proposait, au lieu de _même_, de mettre ici _comme_. Je n'ai trouvé cette version dans aucune édition. Quel est, dit Candide, ce gros cochon qui me disait tant de mal de la pièce où j'ai tant pleuré, et des acteurs qui m'ont fait tant de plaisir ? C'est un mal-vivant, répondit l'abbé, qui gagne sa vie à dire du mal de toutes les pièces et de tous les livres ; il hait quiconque réussit, comme les eunuques haïssent les jouissants ; c'est un de ces serpents de la littérature qui se nourrissent de fange et de venin ; c'est un folliculaire. Qu'appelez-vous folliculaire ? dit Candide.
C'est, dit l'abbé, un feseur de feuilles, un Fréron. C'est ainsi que Candide, Martin, et le Périgourdin, raisonnaient sur l'escalier, en voyant défiler le monde au sortir de la pièce. Quoique je sois très empressé de revoir mademoiselle Cunégonde, dit Candide, je voudrais pourtant souper avec mademoiselle Clairon, car elle m'a paru admirable. L'abbé n'était pas homme à approcher de mademoiselle Clairon, qui ne voyait que bonne compagnie. Elle est engagée pour ce soir, dit-il ; mais j'aurai l'honneur de vous mener chez une dame de qualité, et là vous connaîtrez Paris comme si vous y aviez été quatre ans. Candide, qui était naturellement curieux, se laissa mener chez la dame, au fond du faubourg Saint-Honoré ; on y était occupé d'un pharaon ; douze tristes pontes tenaient chacun en main un petit livre de cartes, registre cornu de leurs infortunes. Un profond silence régnait, la pâleur était sur le front des pontes, l'inquiétude sur celui du banquier ; et la dame du logis, assise auprès de ce banquier impitoyable, remarquait avec des yeux de lynx tous les parolis, tous les sept-et-le-va de campagne, dont chaque joueur cornait ses cartes ; elle les faisait décorner avec une attention sévère, mais polie, et ne se fâchait point, de peur de perdre ses pratiques. La dame se faisait appeler la marquise de Parolignac.
Sa fille, âgée de quinze ans, était au nombre des pontes, et avertissait d'un clin d'œil des friponneries de ces pauvres gens qui tâchaient de réparer les cruautés du sort. L'abbé périgourdin, Candide, et Martin, entrèrent ; personne ne se leva, ni les salua, ni les regarda ; tous étaient profondément occupés de leurs cartes. Madame la baronne de Thunder-ten-tronckh était plus civile, dit Candide.
Cependant l'abbé s'approcha de l'oreille de la marquise, qui se leva à moitié, honora Candide d'un sourire gracieux, et Martin d'un air de tête tout-à-fait noble ; elle fit donner un siège et un jeu de cartes à Candide, qui perdit cinquante mille francs en deux tailles : après quoi on soupa très gaiement ; et tout le monde était étonné que Candide ne fût pas ému de sa perte ; les laquais disaient entre eux, dans leur langage de laquais : Il faut que ce soit quelque milord anglais. Le souper fut comme la plupart des soupers de Paris, d'abord du silence, ensuite un bruit de paroles qu'on ne distingue point, puis des plaisanteries dont la plupart sont insipides, de fausses nouvelles, de mauvais raisonnements, un peu de politique, et beaucoup de médisance ; on parla même de livres nouveaux. Avez-vous vu, dit l'abbé périgourdin, le roman du sieur Gauchat, docteur en théologie ? Oui, répondit un des convives, mais je n'ai pu l'achever. Nous avons une foule d'écrits impertinents ; mais tous ensemble n'approchent pas de l'impertinence de Gauchat, docteur en théologie[8] ; je suis si rassasié de cette immensité de détestables livres qui nous inondent, que je me suis mis à ponter au pharaon. Et les Mélanges de l'archidiacre Trublet, qu'en dites-vous ? dit l'abbé. Ah ! dit madame de Parolignac, l'ennuyeux mortel ! comme il vous dit curieusement ce que tout le monde sait ! comme il discute pesamment ce qui ne vaut pas la peine d'être remarqué légèrement ! comme il s'approprie, sans esprit, l'esprit des autres ! comme il gâte ce qu'il pille ! comme il me dégoûte ! mais il ne me dégoûtera plus ; c'est assez d'avoir lu quelques pages de l'archidiacre. [8] II faisait un mauvais ouvrage intitulé : Lettres sur quelques écrits de ce temps.
On lui donna une abbaye, et il fut plus richement récompensé que s'il avait fait L'Esprit des Lois, et résolu le problème de la précession des équinoxes. K.--C'est D'Alembert qui a résolu le problème de la précession des équinoxes : voyez, tome XXI, la note des éditeurs sur le chapitre XLIII du Précis du Siècle de Louis XV. Il y avait à table un homme savant et de goût qui appuya ce que disait la marquise.
On parla ensuite de tragédies ; la dame demanda pourquoi il y avait des tragédies qu'on jouait quelquefois, et qu'on ne pouvait lire. L'homme de goût expliqua très bien comment une pièce pouvait avoir quelque intérêt, et n'avoir presque aucun mérite ; il prouva en peu de mots que ce n'était pas assez d'amener une ou deux de ces situations qu'on trouve dans tous les romans, et qui séduisent toujours les spectateurs ; mais qu'il faut être neuf sans être bizarre, souvent sublime et toujours naturel, connaître le cœur humain et le faire parler ; être grand poëte, sans que jamais aucun personnage de la pièce paraisse poëte ; savoir parfaitement sa langue, la parler avec pureté, avec une harmonie continue, sans que jamais la rime coûte rien au sens. Quiconque, ajouta-t-il, n'observe pas toutes ces règles, peut faire une ou deux tragédies applaudies au théâtre, mais il ne sera jamais compté au rang des bons écrivains ; il y a très peu de bonnes tragédies : les unes sont des idylles en dialogues bien écrits et bien rimés ; les autres, des raisonnements politiques qui endorment, ou des amplifications qui rebutent ; les autres, des rêves d'énergumène, en style barbare, des propos interrompus, de longues apostrophes aux dieux, parcequ'on ne sait point parler aux hommes, des maximes fausses, des lieux communs ampoulés. Candide écouta ce propos avec attention, et conçut une grande idée du discoureur ; et, comme la marquise avait eu soin de le placer à côté d'elle, il s'approcha de son oreille, et prit la liberté de lui demander qui était cet homme qui parlait si bien. C'est un savant, dit la dame, qui ne ponte point, et que l'abbé m'amène quelquefois à souper ; il se connaît parfaitement en tragédies et en livres, et il a fait une tragédie sifflée, et un livre dont on n'a jamais vu hors de la boutique de son libraire qu'un exemplaire qu'il m'a dédié. Le grand homme !