En quoi la première guerre de l'opium est-elle mercantile ? [QdH#11] (1)
Nous sommes le 1er juillet 1997.
Ce jour est historique.
Le Royaume-Uni, représenté par le Prince Charles, rétrocède Hong-Kong à la Chine.
Depuis 1841, cette province était occupée par les britanniques, occupation dont les
origines sont à chercher dans une guerre assez peu connue en occident, la 1ère guerre
de l'opium.
Ce conflit aux conséquences tragiques pour les chinois, a opposé l'Empire Qing au Royaume-Uni
sur des questions avant tout commerciales.
Mais il s'agit surtout d'un tournant dans les relations entre occident et orient, la
couronne anglaise imposant par la force le développement du libre-échange dans ces
contrées.
Revenons donc sur le déroulement de cette 1ère guerre de l'opium, et demandons-nous
comment elle constitue à la fois le point de départ du déclin de l'Empire chinois
mais également un tournant dans le développement du libéralisme dans le monde.
Au déclenchement de la guerre de l'opium en 1839, l'Empire chinois est sous l'autorité
de la dynastie Qing depuis 1644.
L'Empire repose sur une croyance en la supériorité culturelle de la Chine.
Sans être totalement fermé à ses voisins, des tributs sont demandés aux peuples les
entourant, reposant sur un système assez proche de la vassalité.
Durant le XVIIIème siècle, le pays va se fermer progressivement au monde extérieur.
Les missionnaires jésuites sont expulsés en 1724.
D'un point de vue commercial, le protectionnisme est de rigueur, mais dans le cadre des paiements
des tributs, des pays comme le Siam ou Java vont commencer à envoyer de l'opium à partir
du XVème siècle, surnommé alors "le parfum noir".
L'association de l'opium et de la chine est donc assez tardive.
L'opium est connu depuis l'antiquité, à la fois comme poison et remède, chez les
babyloniens, sumériens, égyptiens ou grecs.
Il provient de la culture du pavot, plante très répandue dans le monde.
Ses centres de développement, via les routes commerciales, comme la route de la soie, se
situent alors en Inde ou dans l'actuel Afghanistan.
A partir du milieu du XVIIème siècle, l'opium bascule d'un rôle médical à un rôle récréatif
en extrème-orient, suite à une innovation capitale : la consommation sous forme de fumée.
Au départ avec du tabac, puis pur.
Sa consommation développe un sentiment d'euphorie, de bien être, apaise les tensions et calme
les douleurs.
La morphine est d'ailleurs l'un des dérivés de l'opium.
Mais cette drogue est particulièrement nocive : risque de décès par crise cardiaque ou
insuffisance respiratoire, paranoïa, schizophrénie, visions hallucinatoires mais surtout terrible
addiction.
Le sevrage s'avère particulièrement difficile et douloureux pour l'opiomane.
Son développement en Chine est donc lié à son mode de consommation.
Fumer de l'opium est un moment convivial, réservé initialement à un public de connaisseurs.
Il faut noter que les Qing, conscient du danger que l'opium représente, l'interdise rapidement
en 1729.
Mais malgré cet interdit, il va se transformer en luxueux produit de contrebande, et va petit
à petit se diffuser à toutes le couches de la population.
Il faut dire que l'impuissance du pouvoir à empêcher le trafic va se coupler à un
réel assaut commercial des puissances européennes pour vendre ce produit dont les chinois étaient
si friands.
L'Europe à cette époque étend son emprise sur le monde.
Les appétits commerciaux des occidentaux sont en passe de bouleverser la géopolitique.
La Chine, très protectionniste, ne rentre pas dans le jeu du libre-échange.
Elle impose des taxes très lourdes aux commerçants étrangers, qui sont directement prélevés
par une guilde de marchands au service de l'empereur, nommée Co-Hong.
Il est interdit aux étrangers d'apprendre le chinois, afin de limiter un commerce parallèle
en évitant des contacts trop directs.
Le développement du commerce de l'opium est au départ modeste.
Les portugais ou les hollandais par des ports comme Macao ou Goa participent au trafic.
Mais ce sont les anglais qui vont véritablement augmenter la vente d'opium par le biais de
la compagnie des indes orientales, en contournant les interdits chinois évidemment.
Plusieurs raisons à cela : la couronne anglaise importe beaucoup de thé, de soie et de porcelaine.
La demande de thé chez sa majesté est d'ailleurs en perpétuelle progression.
Mais la balance commerciale n'est pas équilibrée.
Les chinois n'importent pas de produits manufacturés anglais, ce qui oblige à sortir de l'argent.
Argent provenant de colonies espagnoles, les chinois ne l'acceptant que sous cette forme,
ce qui coute extrêmement cher aux anglais.
L'objectif est donc de rééquilibrer cette balance, voir de l'inverser, en vendant de
l'opium à grande échelle.
Outre l'interdit de l'opium facilement contourné, le problème majeur provient des restrictions
chinoises.
Dès 1793, Lord Macartney est envoyé en mission diplomatique en chine afin de demander
l'ouverture d'autres ports commerciaux.
L'Empereur refuse sèchement.
Le Royaume-Uni va donc contourner toutes les règles.
En utilisant l'immense capacité de production de l'Inde – qui est une colonie anglaise-
grâce à ses nombreux champs de pavot, les britanniques vont submerger le marché par
le biais de marchands-contrebandiers.
L'opium touchant toutes les couches de la population.
La corruption afin de faire entrer la marchandise en Chine devient courante.
Des commerçants sans scrupules font fortune.
Ironie fumante : les anglais ne considèrent l'opium que comme un produit d'exportation,
interdit à l'import' car juger trop dangereux pour sa propre population.
La fin des guerres napoléoniennes en 1815 marque un tournant.
Le Royaume-Uni va se concentrer sur son commerce international.
Plusieurs verrous vont sauter dans les années 1820.
Tout d'abord la production en Inde va augmenter, ce qui fait baisser les prix
Deuxièmement, le nouvel Empereur chinois Daoguang resserre la vis sur le trafic illégal
de Canton, ce qui pousse des contrebandiers anglais, comme William Jardine ou James Matheson
à trouver de nouveaux points d'ancrage, puis à acheminer la drogue avec des embarcations
légères, surnommées "crabes rapides".
Arrivée à bon port, la drogue est ensuite diffusée dans tous le pays.
Enfin, le monopole de la compagnie des Indes orientales à Canton se termine en 1833, voyant
un afflux de nouveaux trafiquants.
Les importations passent de 300 tonnes au début du siècle à près de 3000 tonnes
dans les années 30.
La balance commerciale s'inverse au détriment des chinois.
D'autant qu'une crise latente s'est installée dans l'Empire Qing.
Une crise économique tout d'abord, liée à des mauvaises récoltes et des épidémies,
mais également aux mouvements indépendantistes en Amérique du Sud dans les années 1810-1820,
qui vont faire chuter de près de 50% la production d'argent.
Chinois mais aussi Anglais en subissent les conséquences directes.
Une crise militaire ensuite, en 1832, les armées impériales se font étriller par
des aborigènes au Guangdong par exemple.
Surtout, une crise sociale majeure se développe.
Le système chinois repose sur un système de concours afin d'intégrer l'administration
puis d'évoluer, concours que certains peuvent tenter toutes leurs vies.
La frustration qui en découle pousse beaucoup de personnes à se réfugier dans l'opium.
Le nombre de fumeries explose, souvent crasseuses, bien loin de l'image du Lotus Bleu de Tintin.
Les conséquences sanitaires sont terribles.
Les fonctionnaires quant à eux, corrompus, agissent souvent par intérêt personnel.
Les membres du Co-Hong travaillent de pair avec les marchands étrangers.
L'Empereur Daoguang pense trouver le coupable idéal de tous ces malheurs : l'opium.
En 1838, il décide de s'y attaquer frontalement.
Un fonctionnaire connu pour son incorruptibilité va alors entrer en scène.
Son nom est Lin Zexu.
La solution qu'il propose est radicale.
Il accorde un an aux opiomanes pour se sevrer, sinon ils seront passibles de la peine de
mort.
Il souhaite s'attaquer au trafic à la source, en contrôlant les importations et en détruisant
les stocks existants.
Lin ne prend pas en compte l'effet de cette prohibition sur les trafiquants et leur réaction,
coeur des problèmes liés à la drogue de manière générale.
Mais surtout il n'imagine pas un instant la possibilité d'une guerre avec l'Angleterre.
Sauf que le surintendant anglais du commerce avec la Chine, Charles Elliot, va accélérer
la marche à la guerre par son action diplomatique suite à l'arrivée de Lin Zexu à Canton.
Le fonctionnaire chinois confisque tout l'opium de la ville et décide de sa destruction le
3 juin 1839.
20.000 caisses sont délayées dans des cuves avec de la chaux, puis jetées à la mer.
Le préjudice est estimé à 2 millions de livres.
Elliott se montre conciliant avec Lin.
Parallèlement, il promet aux marchands lésés un remboursement venant de la couronne anglaise,
tout en demandant au gouvernement une prompte intervention afin de défendre les intérêts
commerciaux britanniques.
Le Parlement britannique envoi suite aux demandes d'Elliot une 1ère expédition.
Une bataille navale se déroule le 4 septembre dans la rade de Hong-Kong.
La supériorité militaire des britanniques est écrasante.
En réaction, le port de Canton est interdit pour toujours aux anglais.
Cette fois-ci, les intérêts anglais sont trop menacés.
Le Premier Ministre Lord Palmerston, avec l'accord du Parlement, envoi une escadre : 16
vaisseaux de lignes, 4 canonnières, 28 navires de transports, 540 canons et 4000 hommes.
Les objectifs sont clairs : remboursement du stock détruit, ouverture de plusieurs
ports, affranchissement du système du Co-Hong, possibilité de juger ses ressortissants selon
la loi anglaise… Ce n'est donc pas une guerre de conquête mais une guerre mercantile.
Le commerce et le libre-échange sont au coeur de l'intervention.
Un autre trait est à souligner : le Royaume-Uni envisage les échanges dans un rapport multilatéral,
d'égal à égal.
Il est impossible pour la reine d'Angleterre de se considérer comme la vassale de l'Empereur.
En juin 1840, l'escadre partie d'Inde bombarde Canton, mais Lin Zexu a fortifié la ville,
empêchant tout débarquement.
Une milice y est également installée.
Ce bombardement fait d'ailleurs naitre le terme de diplomatie de la canonnière.
Les britanniques décident d'occuper alors Hong-Kong, idéalement situé.
Ils mènent ensuite campagne vers le nord.
Ils s'imposent à Zhoustan puis s'approchent de Pekin afin de remettre une lettre de Lord
Palmerston.
Lin Zexu, limogé, est remplacé par un proche de l'Empereur, Qishan qui négocie avec les
anglais à Canton.
Ils tombent d'accord sur la cession de Hong-Kong et le versement de 6 millions de dollars aux
britanniques.
C'est à partir de cette convention que Hong-Kong passe définitivement à la couronne.
En apprenant la nouvelle, l'Empereur est furieux.
Qishan est ramené à Pekin enchainé, puis exilé.
La couronne anglaise refuse également la ratification de ce traité.
En mars 1841, les combats reprennent suite à cette négociation ratée.
Les manufactures de Canton sont prises suite à des combats de rue avec la milice installée
par Lin Zexu.
Le nouveau commissaire impérial, Yishan, tente une riposte, en vain.
La supériorité technologique anglaise, combinée à l'expérience des guerres européennes,
permet un écrasement des chinois malgré un nombre de soldat inférieur.
L'avancée anglaise vers Nankin est alors irrésistible.
L'objectif est de faire peur à l'Empereur, afin d'obtenir une capitulation totale et
donc un traité plus qu'avantageux.
Durant l'été 1842, Nankin est atteint.
L'Empereur signe le traité de Nankin le 29 août.
Les clauses sont considérées comme humiliantes pour les chinois.
Il comporte 13 articles brefs.
Hong-Kong est cédé ; 5 ports sont ouverts mais le commerce n'est toujours pas autorisé
dans les terres ; les indemnités de guerre sont fixées à 21 millions de yuans, ce qui
représente 1/3 des recettes du pays.
Le montant des droits de douanes est fixé à la fois par les chinois et les britanniques.
Les Co-Hong disparaissent.
Les ressortissants britanniques échappent à la justice chinoise.
Concrètement, ce traité donne des gages aux anglais concernant la liberté du commerce.
Paradoxalement, il n'y a aucune allusion à l'opium, qui reste donc un produit de contrebande.
Autant dire que le traité est carrément bancal.
Dans l'esprit des chinois, il s'agit de calmer le jeu en accordant des concessions.
Mais pour les britanniques, il éveille l'espoir de conquérir un immense marché.
A partir de 1842, le trafic d'opium reprend de plus bel, contournant une nouvelle fois
tous les interdits.
Le coup est rude pour la dynastie Qing ouvrant la voie à des rebellions.
L'appétit des occidentaux devient dévorant.
En 1856, suite à l'arrestation d'un bateau de contrebande anglais par les chinois, la
2nd guerre de l'opium débute, continuité de la première.
Cette fois-ci la France entre en scène avec le Royaume-Uni, soutenu par les Etats-Unis
et la Russie.