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Guy de Maupassant - Fort Comme La Mort, Partie 2

Partie 2

Un après-midi, la petite fille vint se planter devant la toile, avec un grand sérieux d'enfant, et demanda : « C'est maman, dis ? Il la prit dans ses bras pour l'embrasser, flatté de cet hommage naïf à la ressemblance de son œuvre. Un autre jour, comme elle paraissait très tranquille on l'entendit tout à coup déclarer d'une petite voix triste : « Maman, je m'ennuie. Et le peintre fut tellement ému par cette première plainte, qu'il fit apporter, le lendemain, tout un magasin de jouets à l'atelier. La petite Annette étonnée, contente et toujours réfléchie, les mit en ordre avec grand soin, pour les prendre l'un après l'autre, suivant le désir du moment. À dater de ce cadeau, elle aima le peintre, comme aiment les enfants, de cette amitié animale et caressante qui les rend si gentils et si capteurs des âmes.

Mme de Guilleroy prenait goût aux séances. Elle était fort désœuvrée, cet hiver-là, se trouvant en deuil ; donc, le monde et les fêtes lui manquant, elle enferma dans cet atelier tout le souci de sa vie.

Fille d'un commerçant parisien fort riche et hospitalier, mort depuis plusieurs années, et d'une femme toujours malade que le soin de sa santé tenait au lit six mois sur douze, elle était devenue, toute jeune, une parfaite maîtresse de maison, sachant recevoir, sourire causer, discerner les gens, et distinguer ce qu'on devait dire à chacun, tout de suite à l'aise dans la vie, clairvoyante et souple. Quand on lui présenta comme fiancé le comte de Guilleroy, elle comprit aussitôt les avantages que ce mariage lui apporterait, et les admit sans aucune contrainte, en fille réfléchie, qui sait fort bien qu'on ne peut tout avoir, et qu'il faut faire le bilan du bon et du mauvais en chaque situation. Lancée dans le monde, recherchée surtout parce qu'elle était jolie et spirituelle, elle vit beaucoup d'hommes lui faire la cour sans perdre une seule fois le calme de son cœur, raisonnable comme son esprit. Elle était coquette, cependant, d'une coquetterie agressive et prudente qui ne s'avançait jamais trop loin. Les compliments lui plaisaient, les désirs éveillés la caressaient, pourvu qu'elle pût paraître les ignorer ; et quand elle s'était sentie tout un soir dans un salon encensée par les hommages, elle dormait bien, en femme qui a accompli sa mission sur terre. Cette existence, qui durait à présent depuis sept ans, sans la fatiguer, sans lui paraître monotone, car elle adorait cette agitation incessante du monde, lui laissait pourtant parfois désirer d'autres choses. Les hommes de son entourage, avocats politiques, financiers ou gens de cercle désœuvrés, l'amusaient un peu comme des acteurs ; et elle ne les prenait pas trop au sérieux, bien qu'elle estimât leurs fonctions, leurs places et leurs titres. Le peintre lui plut d'abord par tout ce qu'il avait en lui de nouveau pour elle. Elle s'amusait beaucoup dans l'atelier, riait de tout son cœur, se sentait spirituelle, et lui savait gré de l'agrément qu'elle prenait aux séances. Il lui plaisait aussi parce qu'il était beau, fort et célèbre, aucune femme, bien qu'elles prétendent, n'étant indifférente à la beauté physique et à la gloire. Flattée d'avoir été remarquée par cet expert, disposée à le juger fort bien à son tour, elle avait découvert chez lui une pensée alerte et cultivée, de la délicatesse, de la fantaisie, un vrai charme d'intelligence et une parole colorée, qui semblait éclairer ce qu'elle exprimait. Une intimité rapide naquit entre eux, et la poignée de main qu'ils se donnaient quand elle entrait semblait mêler quelque chose de leur cœur un peu plus chaque jour. Alors, sans aucun calcul, sans aucune détermination réfléchie, elle sentit croître en elle le désir naturel de le séduire, et y céda. Elle n'avait rien prévu, rien combiné ; elle fut seulement coquette, avec plus de grâce, comme on l'est par instinct envers un homme qui vous plaît davantage que les autres ; et elle mit dans toutes ses manières avec lui, dans ses regards et ses sourires, cette glu de séduction que répand autour d'elle la femme en qui s'éveille le besoin d'être aimée. Elle lui disait des choses flatteuses qui signifiaient : « Je vous trouve fort bien, Monsieur », et elle le faisait parler longtemps, pour lui montrer, en l'écoutant avec attention, combien il lui inspirait d'intérêt. Il cessait de peindre, s'asseyait près d'elle, et, dans cette surexcitation d'esprit que provoque l'ivresse de plaire, il avait des crises de poésie, de drôlerie ou de philosophie, suivant les jours. Elle s'amusait quand il était gai ; quand il était profond, elle tâchait de le suivre en ses développements, sans y parvenir toujours ; et lorsqu'elle pensait à autre chose, elle semblait l'écouter avec des airs d'avoir si bien compris, de tant jouir de cette initiation, qu'il s'exaltait à la regarder l'entendre, ému d'avoir découvert une âme fine, ouverte et docile, en qui la pensée tombait comme une graine. Le portrait avançait et s'annonçait fort bien, le peintre étant arrivé à l'état d'émotion nécessaire pour découvrir toutes les qualités de son modèle, et les exprimer avec l'ardeur convaincue qui est l'inspiration des vrais artistes. Penché vers elle, épiant tous les mouvements de sa figure, toutes les colorations de sa chair, toutes les ombres de la peau, toutes les expressions et les transparences des yeux, tous les secrets de sa physionomie, il s'était imprégné d'elle comme une éponge se gonfle d'eau ; et transportant sur sa toile cette émanation de charme troublant que son regard recueillait, et qui coulait, ainsi qu'une onde, de sa pensée à son pinceau, il en demeurait étourdi, grisé comme s'il avait bu de la grâce de femme. Elle le sentait s'éprendre d'elle, s'amusait à ce jeu, à cette victoire de plus en plus certaine, et s'y animait elle-même. Quelque chose de nouveau donnait à son existence une saveur nouvelle, éveillait en elle une joie mystérieuse. Quand elle entendait parler de lui, son cœur battait un peu plus vite, et elle avait envie de dire, – une de ces envies qui ne vont jamais jusqu'aux lèvres – : « Il est amoureux de moi. » Elle était contente quand on vantait son talent, et plus encore peut-être quand on le trouvait beau. Quand elle pensait à lui, toute seule, sans indiscrets pour la troubler, elle s'imaginait vraiment s'être fait là un bon ami, qui se contenterait toujours d'une cordiale poignée de main. Lui, souvent, au milieu de la séance, posait brusquement la palette sur son escabeau, allait prendre en ses bras la petite Annette, et tendrement l'embrassait sur les yeux ou dans les cheveux, en regardant la mère, comme pour dire : « C'est vous, ce n'est pas l'enfant que j'embrasse ainsi. De temps en temps, d'ailleurs, Mme de Guilleroy n'amenait plus sa fille, et venait seule. Ces jours-là on ne travaillait guère, on causait davantage.

Elle fut en retard un après-midi. Il faisait froid. C'était à la fin de février. Olivier était rentré de bonne heure, comme il faisait maintenant, chaque fois qu'elle devait venir, car il espérait toujours qu'elle arriverait en avance. En l'attendant, il marchait de long en large et il fumait, et il se demandait, surpris de se poser cette question pour la centième fois depuis huit jours, « Est-ce que je suis amoureux ? » Il n'en savait rien, ne l'ayant pas encore été vraiment. Il avait eu des caprices très vifs, même assez longs, sans les prendre jamais pour de l'amour. Aujourd'hui il s'étonnait de ce qu'il sentait en lui. L'aimait-il ? Certes, il la désirait à peine, n'ayant pas réfléchi à la possibilité d'une possession. Jusqu'ici, dès qu'une femme lui avait plu, le désir l'avait aussitôt envahi, lui faisant tendre les mains vers elle, comme pour cueillir un fruit, sans que sa pensée intime eût été jamais profondément troublée par son absence ou par sa présence. Le désir de celle-ci l'avait à peine effleuré, et semblait blotti, caché derrière un autre sentiment plus puissant, encore obscur et à peine éveillé. Olivier avait cru que l'amour commençait par des rêveries, par des exaltations poétiques. Ce qu'il éprouvait, au contraire, lui paraissait provenir d'une émotion indéfinissable, bien plus physique que morale. Il était nerveux, vibrant, inquiet comme lorsqu'une maladie germe en nous. Rien de douloureux cependant ne se mêlait à cette fièvre du sang qui agitait aussi sa pensée, par contagion. Il n'ignorait pas que ce trouble venait de Mme de Guilleroy, du souvenir qu'elle lui laissait et de l'attente de son retour. Il ne se sentait pas jeté vers elle, par un élan de tout son être, mais il la sentait toujours présente en lui, comme si elle ne l'eût pas quitté ; elle lui abandonnait quelque chose d'elle en s'en allant, quelque chose de subtil et d'inexprimable. Quoi ? Était-ce de l'amour ? Maintenant, il descendait en son propre cœur pour voir et pour comprendre. Il la trouvait charmante, mais elle ne répondait pas au type de la femme idéale, que son espoir aveugle avait créé. Quiconque appelle l'amour, a prévu les qualités morales et les dons physiques de celle qui le séduira ; et Mme de Guilleroy, bien qu'elle lui plût infiniment, ne lui paraissait pas être celle-là. Mais pourquoi l'occupait-elle ainsi, plus que les autres, d'une façon différente, incessante ? Était-il tombé simplement dans le piège tendu de sa coquetterie, qu'il avait flairé et compris depuis longtemps, et, circonvenu par ses manœuvres, subissait-il l'influence de cette fascination spéciale que donne aux femmes la volonté de plaire ? Il marchait, s'asseyait, repartait, allumait des cigarettes et les jetait aussitôt ; et il regardait à tout instant l'aiguille de sa pendule, allant vers l'heure ordinaire d'une façon lente et immuable. Plusieurs fois déjà, il avait hésité à soulever, d'un coup d'ongle, le verre bombé sur les deux flèches d'or qui tournaient, et à pousser la grande du bout du doigt jusqu'au chiffre qu'elle atteignait si paresseusement. Il lui semblait que cela suffirait pour que la porte s'ouvrît et que l'attendue apparût, trompée et appelée par cette ruse. Puis il s'était mis à sourire de cette envie enfantine obstinée et déraisonnable. Il se posa enfin cette question : « Pourrai-je devenir son amant ? » Cette idée lui parut singulière, peu réalisable, guère poursuivable aussi à cause des complications qu'elle pourrait amener dans sa vie. Pourtant cette femme lui plaisait beaucoup, et il conclut : « Décidément, je suis dans un drôle d'état. La pendule sonna, et le bruit de l'heure le fit tressaillir, ébranlant ses nerfs plus que son âme. Il l'attendit avec cette impatience que le retard accroît de seconde en seconde. Elle était toujours exacte ; donc, avant dix minutes, il la verrait entrer. Quand les dix minutes furent passées, il se sentit tourmenté comme à l'approche d'un chagrin, puis irrité qu'elle lui fît perdre du temps, puis il comprit brusquement que si elle ne venait pas, il allait beaucoup souffrir. Que ferait-il ? Il l'attendrait !-Non, -il sortirait, afin que si, par hasard, elle arrivait fort en retard, elle trouvât l'atelier vide. Il sortirait, mais quand ? Quelle latitude lui laisserait-il ? Ne vaudrait-il pas mieux rester et lui faire comprendre, par quelques mots polis et froids, qu'il n'était pas de ceux qu'on fait poser' ? Et si elle ne venait pas ? Alors il recevrait une dépêche, une carte, un domestique ou un commissionnaire ? Si elle ne venait pas, qu'allait-il faire ? C'était une journée perdue : il ne pourrait plus travailler. Alors ?… Alors, il irait prendre de ses nouvelles, car il avait besoin de la voir.

C'était vrai, il avait besoin de la voir, un besoin profond, oppressant, harcelant. Qu'était cela ? de l'amour ? Mais il ne se sentait ni exaltation dans la pensée, ni emportement dans les sens, ni rêverie dans l'âme, en constatant que, si elle ne venait pas ce jour-là, il souffrirait beaucoup. Le timbre de la rue retentit dans l'escalier du petit hôtel, et Olivier Bertin se sentit tout à coup un peu haletant, puis si joyeux, qu'il fit une pirouette en jetant sa cigarette en l'air. Elle entra ; elle était seule.

Il eut une grande audace, immédiatement.

« Savez-vous ce que je me demandais en vous attendant ?

– Mais non, je ne sais pas.

– Je me demandais si je n'étais pas amoureux de vous. – Amoureux de moi ! vous devenez fou ! Mais elle souriait, et son sourire disait : « C'est gentil, je suis très contente. Elle reprit :

« Voyons, vous n'êtes pas sérieux ; pourquoi faites-vous cette plaisanterie ? Il répondit :

« Je suis très sérieux, au contraire. Je ne vous affirme pas que je suis amoureux de vous, mais je me demande si je ne suis pas en train de le devenir.

– Qu'est-ce qui vous fait penser ainsi ? – Mon émotion quand vous n'êtes pas là, mon bonheur quand vous arrivez. Elle s'assit. « Oh ! ne vous inquiétez pas pour si peu. Tant que vous dormirez bien et que vous dînerez avec appétit il n'y aura pas de danger. Il se mit à rire.

« Et si je perds le sommeil et le manger !

– Prévenez-moi.

– Et alors ?

– Je vous laisserai vous guérir en paix.

– Merci bien. Et sur le thème de cet amour, ils marivaudèrent tout l'après-midi. Il en fut de même les jours suivants. Acceptant cela comme une drôlerie spirituelle et sans importance, elle le questionnait avec bonne humeur en entrant.

« Comment va votre amour aujourd'hui ? Et il lui disait, sur un ton sérieux et léger, tous les progrès de ce mal, tout le travail intime, continu, profond de la tendresse qui naît et grandit. Il s'analysait minutieusement devant elle, heure par heure, depuis la séparation de la veille, avec une façon badine de professeur qui fait un cours ; et elle l'écoutait intéressée, un peu émue, troublée aussi par cette histoire qui semblait celle d'un livre dont elle était l'héroïne. Quand il avait énuméré, avec des airs galants et dégagés, tous les soucis dont il devenait la proie, sa voix, par moments, se faisait tremblante en exprimant par un mot ou seulement par une intonation l'endolorissement de son cœur. Et toujours elle l'interrogeait, vibrante de curiosité, les yeux fixés sur lui, l'oreille avide de ces choses un peu inquiétantes à entendre, mais si charmantes à écouter. Quelquefois, en venant près d'elle pour rectifier la pose, il lui prenait la main et essayait de la baiser. D'un mouvement vif elle lui ôtait ses doigts des lèvres et fronçant un peu les sourcils : « Allons, travaillez », disait-elle.

Il se remettait au travail, mais cinq minutes ne s'étaient pas écoulées sans qu'elle lui posât une question pour le ramener adroitement au seul sujet qui les occupât. En son cœur maintenant elle sentait naître des craintes. Elle voulait bien être aimée, mais pas trop. Sûre de n'être pas entraînée, elle redoutait de le laisser s'aventurer trop loin, et de le perdre, forcée de le désespérer après avoir paru l'encourager. S'il avait fallu cependant renoncer à cette tendre et marivaudante amitié, à cette causerie qui coulait, roulant des parcelles d'amour comme un ruisseau dont le sable est plein d'or, elle aurait ressenti un gros chagrin, un chagrin pareil à un déchirement. Quand elle sortait de chez elle pour se rendre à l'atelier du peintre, une joie l'inondait, vive et chaude, la rendait légère et joyeuse. En posant sa main sur la sonnette de l'hôtel d'Olivier, son cœur battait d'impatience, et le tapis de l'escalier était le plus doux que ses pieds eussent jamais pressé. Cependant Bertin devenait sombre, un peu nerveux, souvent irritable.

Il avait des impatiences aussitôt comprimées, mais fréquentes.

Un jour, comme elle venait d'entrer, il s'assit à côté d'elle, au lieu de se mettre à peindre, et il lui dit : « Madame, vous ne pouvez ignorer maintenant que ce n'est pas une plaisanterie, et que je vous aime follement. Troublée par ce début, et voyant venir la crise redoutée, elle essaya de l'arrêter, mais il ne l'écoutait plus. L'émotion débordait de son cœur, et elle dut l'entendre, pâle, tremblante, anxieuse. Il parla longtemps, sans rien demander, avec tendresse, avec tristesse, avec une résignation désolée ; et elle se laissa prendre les mains qu'il conserva dans les siennes. Il s'était agenouillé sans qu'elle y prît garde, et avec un regard d'halluciné il la suppliait de ne pas lui faire de mal ! Quel mal ? Elle ne comprenait pas et n'essayait pas de comprendre, engourdie dans un chagrin cruel de le voir souffrir, et ce chagrin était presque du bonheur. Tout à coup, elle vit des larmes dans ses yeux et fut tellement émue, qu'elle fit : « Oh ! » prête à l'embrasser comme on embrasse les enfants qui pleurent. Il répétait d'une voix très douce : « Tenez, tenez, je souffre trop », et tout à coup, gagnée par cette douleur, par la contagion des larmes, elle sanglota, les nerfs affolés, les bras frémissants, prêts à s'ouvrir. Quand elle se sentit tout à coup enlacée par lui et baisée passionnément sur les lèvres, elle voulut crier, lutter, le repousser, mais elle se jugea perdue tout de suite, car elle consentait en résistant, elle se donnait en se débattant, elle l'étreignait en criant : « Non, non, je ne veux pas. Elle demeura ensuite bouleversée, la figure sous ses mains, puis tout à coup, elle se leva, ramassa son chapeau tombé sur le tapis, le posa sur sa tête et se sauva, malgré les supplications d'Olivier qui la retenait par sa robe. Dès qu'elle fut dans la rue, elle eut envie de s'asseoir au bord du trottoir, tant elle se sentait écrasée, les jambes rompues. Un fiacre passait, elle l'appela et dit au cocher : « Allez doucement, promenez-moi où vous voudrez. » Elle se jeta dans la voiture, referma la portière, se blottit au fond, se sentant seule derrière les glaces relevées, seule pour songer.

Pendant quelques minutes, elle n'eut dans la tête que le bruit des roues et les secousses des cahots. Elle regardait les maisons, les gens à pied, les autres en fiacre, les omnibus, avec des yeux vides qui ne voyaient rien ; elle ne pensait à rien non plus, comme si elle se fût donné du temps, accordé un répit avant d'oser réfléchir à ce qui s'était passé. Puis, comme elle avait l'esprit prompt et nullement lâche, elle se dit : « Voilà, je suis une femme perdue. » Et pendant quelques minutes encore, elle demeura sous l'émotion, sous la certitude du malheur irréparable, épouvantée comme un homme tombé d'un toit et qui ne remue point encore, devinant qu'il a les jambes brisées et ne le voulant point constater. Mais au lieu de s'affoler sous la douleur qu'elle attendait et dont elle redoutait l'atteinte, son cœur, au sortir de cette catastrophe, restait calme et paisible ; il battait lentement, doucement, après cette chute dont son âme était accablée, et ne semblait point prendre part à l'effarement de son esprit. Elle répéta, à voix haute, comme pour l'entendre et s'en convaincre : « Voilà, je suis une femme perdue. » Aucun écho de souffrance ne répondit dans sa chair à cette plainte de sa conscience.

Elle se laissa bercer quelque temps par le mouvement de fiacre, remettant à tout à l'heure les raisonnements qu'elle aurait à faire sur cette situation cruelle. Non, elle ne souffrait pas. Elle avait peur de penser, voilà tout, peur de savoir, de comprendre et de réfléchir ; mais, au contraire, il lui semblait sentir dans l'être obscur et impénétrable que crée en nous la lutte incessante de nos penchants et de nos volontés, une invraisemblable quiétude. Après une demi-heure, peut-être, de cet étrange repos, comprenant enfin que le désespoir appelé ne viendrait pas, elle secoua cette torpeur et murmura : « C'est drôle, je n'ai presque pas de chagrin. Alors elle commença à se faire des reproches. Une colère s'élevait en elle, contre son aveuglement et sa faiblesse. Comment n'avait-elle pas prévu cela ? compris que l'heure de cette lutte devait venir ? que cet homme lui plaisait assez pour la rendre lâche ? et que dans les cœurs les plus droits le désir souffle parfois comme un coup de vent qui emporte la volonté.

Mais quand elle se fut durement réprimandée et méprisée, elle se demanda avec terreur ce qui allait arriver.

Son premier projet fut de rompre avec le peintre et de ne le plus jamais revoir.

À peine eut-elle pris cette résolution que mille raisons vinrent aussitôt la combattre.

Comment expliquerait-elle cette brouille ? Que dirait-elle à son mari ? La vérité soupçonnée ne serait-elle pas chuchotée, puis répandue partout ?

Ne valait-il pas mieux, pour sauver les apparences, jouer vis-à-vis d'Olivier Bertin lui-même l'hypocrite comédie de l'indifférence et de l'oubli, et lui montrer qu'elle avait effacé cette minute de sa mémoire et de sa vie ? Mais le pourrait-elle ? aurait-elle l'audace de paraître ne se rappeler de rien, de regarder avec un étonnement indigné en lui disant : « Que me voulez-vous ? » l'homme dont vraiment elle avait partagé la rapide et brutale émotion ? Elle réfléchit longtemps et s'y décida néanmoins, aucune autre solution ne lui paraissant possible. Elle irait chez lui le lendemain, avec courage, et lui ferait comprendre aussitôt ce qu'elle voulait, ce qu'elle exigeait de lui. Il fallait que jamais un mot, une allusion, un regard, ne pût lui rappeler cette honte.

Après avoir souffert, car il souffrirait aussi, il en prendrait assurément son parti, en homme loyal et bien élevé, et demeurerait dans l'avenir ce qu'il avait été jusque-là. Dès que cette nouvelle résolution fut arrêtée, elle donna au cocher son adresse, et rentra chez elle, en proie à un abattement profond, à un désir de se coucher, de ne voir personne, de dormir, d'oublier. S'étant enfermée dans sa chambre, elle demeura jusqu'au dîner étendue sur sa chaise longue, engourdie, ne voulant plus occuper son âme de cette pensée pleine de dangers. Elle descendit à l'heure précise, étonnée d'être si calme et d'attendre son mari avec sa figure ordinaire. Il parut, portant dans ses bras leur fille ; elle lui serra la main et embrassa l'enfant, sans qu'aucune angoisse l'agitât. M. de Guilleroy s'informa de ce qu'elle avait fait. Elle répondit avec indifférence, qu'elle avait posé comme tous les jours. « Et le portrait, est-il beau ? dit-il.

– Il vient fort bien. À son tour, il parla de ses affaires qu'il aimait raconter en mangeant, de la séance de la Chambre et de la discussion du projet de loi sur la falsification des denrées. Ce bavardage, qu'elle supportait bien d'ordinaire, l'irrita, lui fit regarder avec plus d'attention l'homme vulgaire et phraseur qui s'intéressait à ces choses ; mais elle souriait en l'écoutant, et répondait aimablement, plus gracieuse même que de coutume, plus complaisante pour ces banalités. Elle pensait en le regardant : « Je l'ai trompé. C'est mon mari, et je l'ai trompé. Est-ce bizarre ? Rien ne peut plus empêcher cela, rien ne peut plus effacer cela ! J'ai fermé les yeux. J'ai consenti pendant quelques secondes, pendant quelques secondes seulement, au baiser d'un homme, et je ne suis plus une honnête femme. Quelques secondes dans ma vie, quelques secondes qu'on ne peut supprimer, ont amené pour moi ce petit fait irréparable, si grave, si court, un crime, le plus honteux pour une femme… et je n'éprouve point de désespoir. Si on me l'eût dit hier, je ne l'aurais pas cru. Si on me l'eût affirmé, j'aurais aussitôt songé aux affreux remords dont je devrais être aujourd'hui déchirée. Et je n'en ai pas, presque pas. M. de Guilleroy sortit après dîner, comme il faisait presque tous les jours.

Alors elle prit sur ses genoux sa petite fille et pleura en l'embrassant ; elle pleura des larmes sincères, larmes de la conscience, non point larmes du cœur. Mais elle ne dormit guère.

Dans les ténèbres de sa chambre, elle se tourmenta davantage des dangers que pouvait lui créer l'attitude du peintre ; et la peur lui vint de l'entrevue du lendemain et des choses qu'il lui faudrait dire, en le regardant en face. Levée tôt, elle demeura sur sa chaise longue durant toute la matinée, s'efforçant de prévoir ce qu'elle avait à craindre, ce qu'elle aurait à répondre, d'être prête pour toutes les surprises. Elle partit de bonne heure, afin de réfléchir encore en marchant.

Il ne l'attendait guère et se demandait, depuis la veille, ce qu'il devait faire vis-à-vis d'elle. Après son départ, après cette fuite, à laquelle il n'avait pas osé s'opposer, il était demeuré seul, écoutant encore, bien qu'elle fût loin déjà, le bruit de ses pas, de sa robe, et de la porte retombant, poussée par une main éperdue. Il restait debout, plein d'une joie ardente, profonde, bouillante. Il l'avait prise, elle ! Cela s'était passé entre eux ! Était-ce possible ? Après la surprise de ce triomphe, il le savourait, et pour le mieux goûter, il s'assit, se coucha presque sur le divan où il l'avait possédée. Il y resta longtemps, plein de cette pensée qu'elle était sa maîtresse, et qu'entre eux, entre cette femme qu'il avait tant désirée et lui, s'était noué en quelques moments le lien mystérieux qui attache secrètement deux êtres l'un à l'autre. Il gardait en toute sa chair encore frémissante le souvenir aigu de l'instant rapide où leurs lèvres s'étaient rencontrées, où leurs corps s'étaient unis et mêlés pour tressaillir ensemble du grand frisson de la vie. Il ne sortit point ce soir-là, pour se repaître de cette pensée ; il se coucha tôt, tout vibrant de bonheur.

À peine éveillé, le lendemain, il se posa cette question : « Que dois-je faire ? » À une cocotte, à une actrice, il eût envoyé des fleurs ou même un bijou ; mais il demeurait torturé de perplexité devant cette situation nouvelle.

Assurément, il fallait écrire. Quoi ?… Il griffonna, ratura, déchira, recommença vingt lettres, qui toutes lui semblaient blessantes, odieuses, ridicules.

Il aurait voulu exprimer en termes délicats et charmeurs la reconnaissance de son âme, ses élans de tendresse folle, ses offres de dévouement sans fin ; mais il ne découvrait, pour dire ces choses passionnées et pleines de nuances, que des phrases connues, des expressions banales, grossières ou puériles.

Il renonça donc à l'idée d'écrire, et se décida à l'aller voir, dès que l'heure de la séance serait passée, car il pensait bien qu'elle ne viendrait pas. S'enfermant alors dans l'atelier, il s'exalta devant le portrait, les lèvres chatouillées de l'envie de se poser sur la peinture où quelque chose d'elle était fixé ; et de moment en moment, il regardait dans la rue par la fenêtre. Toutes les robes apparues au loin lui donnaient un battement de cœur. Vingt fois il crut la reconnaître, puis, quand la femme aperçue était passée, il s'asseyait un moment, accablé comme après une déception.


Partie 2 Teil 2 Part 2 Parte 2 Bölüm 2 第2部分

Un après-midi, la petite fille vint se planter devant la toile, avec un grand sérieux d'enfant, et demanda : One afternoon, the little girl came to stand in front of the canvas, with the seriousness of a child, and asked: « C'est maman, dis ? Il la prit dans ses bras pour l'embrasser, flatté de cet hommage naïf à la ressemblance de son œuvre. Un autre jour, comme elle paraissait très tranquille on l'entendit tout à coup déclarer d'une petite voix triste : « Maman, je m'ennuie. Et le peintre fut tellement ému par cette première plainte, qu'il fit apporter, le lendemain, tout un magasin de jouets à l'atelier. And the painter was so moved by this first complaint, that he had the following day brought a whole store of toys to the workshop. La petite Annette étonnée, contente et toujours réfléchie, les mit en ordre avec grand soin, pour les prendre l'un après l'autre, suivant le désir du moment. À dater de ce cadeau, elle aima le peintre, comme aiment les enfants, de cette amitié animale et caressante qui les rend si gentils et si capteurs des âmes.

Mme de Guilleroy prenait goût aux séances. Elle était fort désœuvrée, cet hiver-là, se trouvant en deuil ; donc, le monde et les fêtes lui manquant, elle enferma dans cet atelier tout le souci de sa vie.

Fille d'un commerçant parisien fort riche et hospitalier, mort depuis plusieurs années, et d'une femme toujours malade que le soin de sa santé tenait au lit six mois sur douze, elle était devenue, toute jeune, une parfaite maîtresse de maison, sachant recevoir, sourire causer, discerner les gens, et distinguer ce qu'on devait dire à chacun, tout de suite à l'aise dans la vie, clairvoyante et souple. Quand on lui présenta comme fiancé le comte de Guilleroy, elle comprit aussitôt les avantages que ce mariage lui apporterait, et les admit sans aucune contrainte, en fille réfléchie, qui sait fort bien qu'on ne peut tout avoir, et qu'il faut faire le bilan du bon et du mauvais en chaque situation. Lancée dans le monde, recherchée surtout parce qu'elle était jolie et spirituelle, elle vit beaucoup d'hommes lui faire la cour sans perdre une seule fois le calme de son cœur, raisonnable comme son esprit. Elle était coquette, cependant, d'une coquetterie agressive et prudente qui ne s'avançait jamais trop loin. Les compliments lui plaisaient, les désirs éveillés la caressaient, pourvu qu'elle pût paraître les ignorer ; et quand elle s'était sentie tout un soir dans un salon encensée par les hommages, elle dormait bien, en femme qui a accompli sa mission sur terre. Cette existence, qui durait à présent depuis sept ans, sans la fatiguer, sans lui paraître monotone, car elle adorait cette agitation incessante du monde, lui laissait pourtant parfois désirer d'autres choses. Les hommes de son entourage, avocats politiques, financiers ou gens de cercle désœuvrés, l'amusaient un peu comme des acteurs ; et elle ne les prenait pas trop au sérieux, bien qu'elle estimât leurs fonctions, leurs places et leurs titres. Le peintre lui plut d'abord par tout ce qu'il avait en lui de nouveau pour elle. Elle s'amusait beaucoup dans l'atelier, riait de tout son cœur, se sentait spirituelle, et lui savait gré de l'agrément qu'elle prenait aux séances. Il lui plaisait aussi parce qu'il était beau, fort et célèbre, aucune femme, bien qu'elles prétendent, n'étant indifférente à la beauté physique et à la gloire. Flattée d'avoir été remarquée par cet expert, disposée à le juger fort bien à son tour, elle avait découvert chez lui une pensée alerte et cultivée, de la délicatesse, de la fantaisie, un vrai charme d'intelligence et une parole colorée, qui semblait éclairer ce qu'elle exprimait. Une intimité rapide naquit entre eux, et la poignée de main qu'ils se donnaient quand elle entrait semblait mêler quelque chose de leur cœur un peu plus chaque jour. Alors, sans aucun calcul, sans aucune détermination réfléchie, elle sentit croître en elle le désir naturel de le séduire, et y céda. Elle n'avait rien prévu, rien combiné ; elle fut seulement coquette, avec plus de grâce, comme on l'est par instinct envers un homme qui vous plaît davantage que les autres ; et elle mit dans toutes ses manières avec lui, dans ses regards et ses sourires, cette glu de séduction que répand autour d'elle la femme en qui s'éveille le besoin d'être aimée. Elle lui disait des choses flatteuses qui signifiaient : « Je vous trouve fort bien, Monsieur », et elle le faisait parler longtemps, pour lui montrer, en l'écoutant avec attention, combien il lui inspirait d'intérêt. Il cessait de peindre, s'asseyait près d'elle, et, dans cette surexcitation d'esprit que provoque l'ivresse de plaire, il avait des crises de poésie, de drôlerie ou de philosophie, suivant les jours. Elle s'amusait quand il était gai ; quand il était profond, elle tâchait de le suivre en ses développements, sans y parvenir toujours ; et lorsqu'elle pensait à autre chose, elle semblait l'écouter avec des airs d'avoir si bien compris, de tant jouir de cette initiation, qu'il s'exaltait à la regarder l'entendre, ému d'avoir découvert une âme fine, ouverte et docile, en qui la pensée tombait comme une graine. Le portrait avançait et s'annonçait fort bien, le peintre étant arrivé à l'état d'émotion nécessaire pour découvrir toutes les qualités de son modèle, et les exprimer avec l'ardeur convaincue qui est l'inspiration des vrais artistes. Penché vers elle, épiant tous les mouvements de sa figure, toutes les colorations de sa chair, toutes les ombres de la peau, toutes les expressions et les transparences des yeux, tous les secrets de sa physionomie, il s'était imprégné d'elle comme une éponge se gonfle d'eau ; et transportant sur sa toile cette émanation de charme troublant que son regard recueillait, et qui coulait, ainsi qu'une onde, de sa pensée à son pinceau, il en demeurait étourdi, grisé comme s'il avait bu de la grâce de femme. Elle le sentait s'éprendre d'elle, s'amusait à ce jeu, à cette victoire de plus en plus certaine, et s'y animait elle-même. Quelque chose de nouveau donnait à son existence une saveur nouvelle, éveillait en elle une joie mystérieuse. Quand elle entendait parler de lui, son cœur battait un peu plus vite, et elle avait envie de dire, – une de ces envies qui ne vont jamais jusqu'aux lèvres – : « Il est amoureux de moi. » Elle était contente quand on vantait son talent, et plus encore peut-être quand on le trouvait beau. Quand elle pensait à lui, toute seule, sans indiscrets pour la troubler, elle s'imaginait vraiment s'être fait là un bon ami, qui se contenterait toujours d'une cordiale poignée de main. Lui, souvent, au milieu de la séance, posait brusquement la palette sur son escabeau, allait prendre en ses bras la petite Annette, et tendrement l'embrassait sur les yeux ou dans les cheveux, en regardant la mère, comme pour dire : « C'est vous, ce n'est pas l'enfant que j'embrasse ainsi. De temps en temps, d'ailleurs, Mme de Guilleroy n'amenait plus sa fille, et venait seule. Ces jours-là on ne travaillait guère, on causait davantage.

Elle fut en retard un après-midi. Il faisait froid. C'était à la fin de février. Olivier était rentré de bonne heure, comme il faisait maintenant, chaque fois qu'elle devait venir, car il espérait toujours qu'elle arriverait en avance. En l'attendant, il marchait de long en large et il fumait, et il se demandait, surpris de se poser cette question pour la centième fois depuis huit jours, « Est-ce que je suis amoureux ? » Il n'en savait rien, ne l'ayant pas encore été vraiment. Il avait eu des caprices très vifs, même assez longs, sans les prendre jamais pour de l'amour. Aujourd'hui il s'étonnait de ce qu'il sentait en lui. L'aimait-il ? Certes, il la désirait à peine, n'ayant pas réfléchi à la possibilité d'une possession. Jusqu'ici, dès qu'une femme lui avait plu, le désir l'avait aussitôt envahi, lui faisant tendre les mains vers elle, comme pour cueillir un fruit, sans que sa pensée intime eût été jamais profondément troublée par son absence ou par sa présence. Le désir de celle-ci l'avait à peine effleuré, et semblait blotti, caché derrière un autre sentiment plus puissant, encore obscur et à peine éveillé. Olivier avait cru que l'amour commençait par des rêveries, par des exaltations poétiques. Ce qu'il éprouvait, au contraire, lui paraissait provenir d'une émotion indéfinissable, bien plus physique que morale. Il était nerveux, vibrant, inquiet comme lorsqu'une maladie germe en nous. Rien de douloureux cependant ne se mêlait à cette fièvre du sang qui agitait aussi sa pensée, par contagion. Il n'ignorait pas que ce trouble venait de Mme de Guilleroy, du souvenir qu'elle lui laissait et de l'attente de son retour. Il ne se sentait pas jeté vers elle, par un élan de tout son être, mais il la sentait toujours présente en lui, comme si elle ne l'eût pas quitté ; elle lui abandonnait quelque chose d'elle en s'en allant, quelque chose de subtil et d'inexprimable. Quoi ? Était-ce de l'amour ? Maintenant, il descendait en son propre cœur pour voir et pour comprendre. Il la trouvait charmante, mais elle ne répondait pas au type de la femme idéale, que son espoir aveugle avait créé. Quiconque appelle l'amour, a prévu les qualités morales et les dons physiques de celle qui le séduira ; et Mme de Guilleroy, bien qu'elle lui plût infiniment, ne lui paraissait pas être celle-là. Mais pourquoi l'occupait-elle ainsi, plus que les autres, d'une façon différente, incessante ? Était-il tombé simplement dans le piège tendu de sa coquetterie, qu'il avait flairé et compris depuis longtemps, et, circonvenu par ses manœuvres, subissait-il l'influence de cette fascination spéciale que donne aux femmes la volonté de plaire ? Il marchait, s'asseyait, repartait, allumait des cigarettes et les jetait aussitôt ; et il regardait à tout instant l'aiguille de sa pendule, allant vers l'heure ordinaire d'une façon lente et immuable. Plusieurs fois déjà, il avait hésité à soulever, d'un coup d'ongle, le verre bombé sur les deux flèches d'or qui tournaient, et à pousser la grande du bout du doigt jusqu'au chiffre qu'elle atteignait si paresseusement. Il lui semblait que cela suffirait pour que la porte s'ouvrît et que l'attendue apparût, trompée et appelée par cette ruse. Puis il s'était mis à sourire de cette envie enfantine obstinée et déraisonnable. Il se posa enfin cette question : « Pourrai-je devenir son amant ? » Cette idée lui parut singulière, peu réalisable, guère poursuivable aussi à cause des complications qu'elle pourrait amener dans sa vie. Pourtant cette femme lui plaisait beaucoup, et il conclut : « Décidément, je suis dans un drôle d'état. La pendule sonna, et le bruit de l'heure le fit tressaillir, ébranlant ses nerfs plus que son âme. Il l'attendit avec cette impatience que le retard accroît de seconde en seconde. Elle était toujours exacte ; donc, avant dix minutes, il la verrait entrer. Quand les dix minutes furent passées, il se sentit tourmenté comme à l'approche d'un chagrin, puis irrité qu'elle lui fît perdre du temps, puis il comprit brusquement que si elle ne venait pas, il allait beaucoup souffrir. Que ferait-il ? Il l'attendrait !-Non, -il sortirait, afin que si, par hasard, elle arrivait fort en retard, elle trouvât l'atelier vide. Il sortirait, mais quand ? Quelle latitude lui laisserait-il ? Ne vaudrait-il pas mieux rester et lui faire comprendre, par quelques mots polis et froids, qu'il n'était pas de ceux qu'on fait poser' ? Et si elle ne venait pas ? Alors il recevrait une dépêche, une carte, un domestique ou un commissionnaire ? Si elle ne venait pas, qu'allait-il faire ? C'était une journée perdue : il ne pourrait plus travailler. Alors ?… Alors, il irait prendre de ses nouvelles, car il avait besoin de la voir.

C'était vrai, il avait besoin de la voir, un besoin profond, oppressant, harcelant. Qu'était cela ? de l'amour ? Mais il ne se sentait ni exaltation dans la pensée, ni emportement dans les sens, ni rêverie dans l'âme, en constatant que, si elle ne venait pas ce jour-là, il souffrirait beaucoup. Le timbre de la rue retentit dans l'escalier du petit hôtel, et Olivier Bertin se sentit tout à coup un peu haletant, puis si joyeux, qu'il fit une pirouette en jetant sa cigarette en l'air. Elle entra ; elle était seule.

Il eut une grande audace, immédiatement.

« Savez-vous ce que je me demandais en vous attendant ?

– Mais non, je ne sais pas.

– Je me demandais si je n'étais pas amoureux de vous. – Amoureux de moi ! vous devenez fou ! Mais elle souriait, et son sourire disait : « C'est gentil, je suis très contente. Elle reprit :

« Voyons, vous n'êtes pas sérieux ; pourquoi faites-vous cette plaisanterie ? Il répondit :

« Je suis très sérieux, au contraire. Je ne vous affirme pas que je suis amoureux de vous, mais je me demande si je ne suis pas en train de le devenir.

– Qu'est-ce qui vous fait penser ainsi ? – Mon émotion quand vous n'êtes pas là, mon bonheur quand vous arrivez. Elle s'assit. « Oh ! ne vous inquiétez pas pour si peu. Tant que vous dormirez bien et que vous dînerez avec appétit il n'y aura pas de danger. Il se mit à rire.

« Et si je perds le sommeil et le manger !

– Prévenez-moi.

– Et alors ?

– Je vous laisserai vous guérir en paix.

– Merci bien. Et sur le thème de cet amour, ils marivaudèrent tout l'après-midi. Il en fut de même les jours suivants. Acceptant cela comme une drôlerie spirituelle et sans importance, elle le questionnait avec bonne humeur en entrant.

« Comment va votre amour aujourd'hui ? Et il lui disait, sur un ton sérieux et léger, tous les progrès de ce mal, tout le travail intime, continu, profond de la tendresse qui naît et grandit. Il s'analysait minutieusement devant elle, heure par heure, depuis la séparation de la veille, avec une façon badine de professeur qui fait un cours ; et elle l'écoutait intéressée, un peu émue, troublée aussi par cette histoire qui semblait celle d'un livre dont elle était l'héroïne. Quand il avait énuméré, avec des airs galants et dégagés, tous les soucis dont il devenait la proie, sa voix, par moments, se faisait tremblante en exprimant par un mot ou seulement par une intonation l'endolorissement de son cœur. Et toujours elle l'interrogeait, vibrante de curiosité, les yeux fixés sur lui, l'oreille avide de ces choses un peu inquiétantes à entendre, mais si charmantes à écouter. Quelquefois, en venant près d'elle pour rectifier la pose, il lui prenait la main et essayait de la baiser. D'un mouvement vif elle lui ôtait ses doigts des lèvres et fronçant un peu les sourcils : « Allons, travaillez », disait-elle.

Il se remettait au travail, mais cinq minutes ne s'étaient pas écoulées sans qu'elle lui posât une question pour le ramener adroitement au seul sujet qui les occupât. En son cœur maintenant elle sentait naître des craintes. Elle voulait bien être aimée, mais pas trop. Sûre de n'être pas entraînée, elle redoutait de le laisser s'aventurer trop loin, et de le perdre, forcée de le désespérer après avoir paru l'encourager. S'il avait fallu cependant renoncer à cette tendre et marivaudante amitié, à cette causerie qui coulait, roulant des parcelles d'amour comme un ruisseau dont le sable est plein d'or, elle aurait ressenti un gros chagrin, un chagrin pareil à un déchirement. Quand elle sortait de chez elle pour se rendre à l'atelier du peintre, une joie l'inondait, vive et chaude, la rendait légère et joyeuse. En posant sa main sur la sonnette de l'hôtel d'Olivier, son cœur battait d'impatience, et le tapis de l'escalier était le plus doux que ses pieds eussent jamais pressé. Cependant Bertin devenait sombre, un peu nerveux, souvent irritable.

Il avait des impatiences aussitôt comprimées, mais fréquentes.

Un jour, comme elle venait d'entrer, il s'assit à côté d'elle, au lieu de se mettre à peindre, et il lui dit : « Madame, vous ne pouvez ignorer maintenant que ce n'est pas une plaisanterie, et que je vous aime follement. Troublée par ce début, et voyant venir la crise redoutée, elle essaya de l'arrêter, mais il ne l'écoutait plus. L'émotion débordait de son cœur, et elle dut l'entendre, pâle, tremblante, anxieuse. Il parla longtemps, sans rien demander, avec tendresse, avec tristesse, avec une résignation désolée ; et elle se laissa prendre les mains qu'il conserva dans les siennes. Il s'était agenouillé sans qu'elle y prît garde, et avec un regard d'halluciné il la suppliait de ne pas lui faire de mal ! Quel mal ? Elle ne comprenait pas et n'essayait pas de comprendre, engourdie dans un chagrin cruel de le voir souffrir, et ce chagrin était presque du bonheur. Tout à coup, elle vit des larmes dans ses yeux et fut tellement émue, qu'elle fit : « Oh ! » prête à l'embrasser comme on embrasse les enfants qui pleurent. Il répétait d'une voix très douce : « Tenez, tenez, je souffre trop », et tout à coup, gagnée par cette douleur, par la contagion des larmes, elle sanglota, les nerfs affolés, les bras frémissants, prêts à s'ouvrir. Quand elle se sentit tout à coup enlacée par lui et baisée passionnément sur les lèvres, elle voulut crier, lutter, le repousser, mais elle se jugea perdue tout de suite, car elle consentait en résistant, elle se donnait en se débattant, elle l'étreignait en criant : « Non, non, je ne veux pas. Elle demeura ensuite bouleversée, la figure sous ses mains, puis tout à coup, elle se leva, ramassa son chapeau tombé sur le tapis, le posa sur sa tête et se sauva, malgré les supplications d'Olivier qui la retenait par sa robe. Dès qu'elle fut dans la rue, elle eut envie de s'asseoir au bord du trottoir, tant elle se sentait écrasée, les jambes rompues. Un fiacre passait, elle l'appela et dit au cocher : « Allez doucement, promenez-moi où vous voudrez. » Elle se jeta dans la voiture, referma la portière, se blottit au fond, se sentant seule derrière les glaces relevées, seule pour songer.

Pendant quelques minutes, elle n'eut dans la tête que le bruit des roues et les secousses des cahots. Elle regardait les maisons, les gens à pied, les autres en fiacre, les omnibus, avec des yeux vides qui ne voyaient rien ; elle ne pensait à rien non plus, comme si elle se fût donné du temps, accordé un répit avant d'oser réfléchir à ce qui s'était passé. Puis, comme elle avait l'esprit prompt et nullement lâche, elle se dit : « Voilà, je suis une femme perdue. » Et pendant quelques minutes encore, elle demeura sous l'émotion, sous la certitude du malheur irréparable, épouvantée comme un homme tombé d'un toit et qui ne remue point encore, devinant qu'il a les jambes brisées et ne le voulant point constater. Mais au lieu de s'affoler sous la douleur qu'elle attendait et dont elle redoutait l'atteinte, son cœur, au sortir de cette catastrophe, restait calme et paisible ; il battait lentement, doucement, après cette chute dont son âme était accablée, et ne semblait point prendre part à l'effarement de son esprit. Elle répéta, à voix haute, comme pour l'entendre et s'en convaincre : « Voilà, je suis une femme perdue. » Aucun écho de souffrance ne répondit dans sa chair à cette plainte de sa conscience.

Elle se laissa bercer quelque temps par le mouvement de fiacre, remettant à tout à l'heure les raisonnements qu'elle aurait à faire sur cette situation cruelle. Non, elle ne souffrait pas. Elle avait peur de penser, voilà tout, peur de savoir, de comprendre et de réfléchir ; mais, au contraire, il lui semblait sentir dans l'être obscur et impénétrable que crée en nous la lutte incessante de nos penchants et de nos volontés, une invraisemblable quiétude. Après une demi-heure, peut-être, de cet étrange repos, comprenant enfin que le désespoir appelé ne viendrait pas, elle secoua cette torpeur et murmura : « C'est drôle, je n'ai presque pas de chagrin. Alors elle commença à se faire des reproches. Une colère s'élevait en elle, contre son aveuglement et sa faiblesse. Comment n'avait-elle pas prévu cela ? compris que l'heure de cette lutte devait venir ? que cet homme lui plaisait assez pour la rendre lâche ? et que dans les cœurs les plus droits le désir souffle parfois comme un coup de vent qui emporte la volonté.

Mais quand elle se fut durement réprimandée et méprisée, elle se demanda avec terreur ce qui allait arriver.

Son premier projet fut de rompre avec le peintre et de ne le plus jamais revoir.

À peine eut-elle pris cette résolution que mille raisons vinrent aussitôt la combattre.

Comment expliquerait-elle cette brouille ? Que dirait-elle à son mari ? La vérité soupçonnée ne serait-elle pas chuchotée, puis répandue partout ?

Ne valait-il pas mieux, pour sauver les apparences, jouer vis-à-vis d'Olivier Bertin lui-même l'hypocrite comédie de l'indifférence et de l'oubli, et lui montrer qu'elle avait effacé cette minute de sa mémoire et de sa vie ? Mais le pourrait-elle ? aurait-elle l'audace de paraître ne se rappeler de rien, de regarder avec un étonnement indigné en lui disant : « Que me voulez-vous ? » l'homme dont vraiment elle avait partagé la rapide et brutale émotion ? Elle réfléchit longtemps et s'y décida néanmoins, aucune autre solution ne lui paraissant possible. Elle irait chez lui le lendemain, avec courage, et lui ferait comprendre aussitôt ce qu'elle voulait, ce qu'elle exigeait de lui. Il fallait que jamais un mot, une allusion, un regard, ne pût lui rappeler cette honte.

Après avoir souffert, car il souffrirait aussi, il en prendrait assurément son parti, en homme loyal et bien élevé, et demeurerait dans l'avenir ce qu'il avait été jusque-là. Dès que cette nouvelle résolution fut arrêtée, elle donna au cocher son adresse, et rentra chez elle, en proie à un abattement profond, à un désir de se coucher, de ne voir personne, de dormir, d'oublier. S'étant enfermée dans sa chambre, elle demeura jusqu'au dîner étendue sur sa chaise longue, engourdie, ne voulant plus occuper son âme de cette pensée pleine de dangers. Elle descendit à l'heure précise, étonnée d'être si calme et d'attendre son mari avec sa figure ordinaire. Il parut, portant dans ses bras leur fille ; elle lui serra la main et embrassa l'enfant, sans qu'aucune angoisse l'agitât. M. de Guilleroy s'informa de ce qu'elle avait fait. Elle répondit avec indifférence, qu'elle avait posé comme tous les jours. « Et le portrait, est-il beau ? dit-il.

– Il vient fort bien. À son tour, il parla de ses affaires qu'il aimait raconter en mangeant, de la séance de la Chambre et de la discussion du projet de loi sur la falsification des denrées. Ce bavardage, qu'elle supportait bien d'ordinaire, l'irrita, lui fit regarder avec plus d'attention l'homme vulgaire et phraseur qui s'intéressait à ces choses ; mais elle souriait en l'écoutant, et répondait aimablement, plus gracieuse même que de coutume, plus complaisante pour ces banalités. Elle pensait en le regardant : « Je l'ai trompé. C'est mon mari, et je l'ai trompé. Est-ce bizarre ? Rien ne peut plus empêcher cela, rien ne peut plus effacer cela ! J'ai fermé les yeux. J'ai consenti pendant quelques secondes, pendant quelques secondes seulement, au baiser d'un homme, et je ne suis plus une honnête femme. Quelques secondes dans ma vie, quelques secondes qu'on ne peut supprimer, ont amené pour moi ce petit fait irréparable, si grave, si court, un crime, le plus honteux pour une femme… et je n'éprouve point de désespoir. Si on me l'eût dit hier, je ne l'aurais pas cru. Si on me l'eût affirmé, j'aurais aussitôt songé aux affreux remords dont je devrais être aujourd'hui déchirée. Et je n'en ai pas, presque pas. M. de Guilleroy sortit après dîner, comme il faisait presque tous les jours.

Alors elle prit sur ses genoux sa petite fille et pleura en l'embrassant ; elle pleura des larmes sincères, larmes de la conscience, non point larmes du cœur. Mais elle ne dormit guère.

Dans les ténèbres de sa chambre, elle se tourmenta davantage des dangers que pouvait lui créer l'attitude du peintre ; et la peur lui vint de l'entrevue du lendemain et des choses qu'il lui faudrait dire, en le regardant en face. Levée tôt, elle demeura sur sa chaise longue durant toute la matinée, s'efforçant de prévoir ce qu'elle avait à craindre, ce qu'elle aurait à répondre, d'être prête pour toutes les surprises. Elle partit de bonne heure, afin de réfléchir encore en marchant.

Il ne l'attendait guère et se demandait, depuis la veille, ce qu'il devait faire vis-à-vis d'elle. Après son départ, après cette fuite, à laquelle il n'avait pas osé s'opposer, il était demeuré seul, écoutant encore, bien qu'elle fût loin déjà, le bruit de ses pas, de sa robe, et de la porte retombant, poussée par une main éperdue. Il restait debout, plein d'une joie ardente, profonde, bouillante. Il l'avait prise, elle ! Cela s'était passé entre eux ! Était-ce possible ? Après la surprise de ce triomphe, il le savourait, et pour le mieux goûter, il s'assit, se coucha presque sur le divan où il l'avait possédée. Il y resta longtemps, plein de cette pensée qu'elle était sa maîtresse, et qu'entre eux, entre cette femme qu'il avait tant désirée et lui, s'était noué en quelques moments le lien mystérieux qui attache secrètement deux êtres l'un à l'autre. Il gardait en toute sa chair encore frémissante le souvenir aigu de l'instant rapide où leurs lèvres s'étaient rencontrées, où leurs corps s'étaient unis et mêlés pour tressaillir ensemble du grand frisson de la vie. Il ne sortit point ce soir-là, pour se repaître de cette pensée ; il se coucha tôt, tout vibrant de bonheur.

À peine éveillé, le lendemain, il se posa cette question : « Que dois-je faire ? » À une cocotte, à une actrice, il eût envoyé des fleurs ou même un bijou ; mais il demeurait torturé de perplexité devant cette situation nouvelle.

Assurément, il fallait écrire. Quoi ?… Il griffonna, ratura, déchira, recommença vingt lettres, qui toutes lui semblaient blessantes, odieuses, ridicules.

Il aurait voulu exprimer en termes délicats et charmeurs la reconnaissance de son âme, ses élans de tendresse folle, ses offres de dévouement sans fin ; mais il ne découvrait, pour dire ces choses passionnées et pleines de nuances, que des phrases connues, des expressions banales, grossières ou puériles.

Il renonça donc à l'idée d'écrire, et se décida à l'aller voir, dès que l'heure de la séance serait passée, car il pensait bien qu'elle ne viendrait pas. S'enfermant alors dans l'atelier, il s'exalta devant le portrait, les lèvres chatouillées de l'envie de se poser sur la peinture où quelque chose d'elle était fixé ; et de moment en moment, il regardait dans la rue par la fenêtre. Toutes les robes apparues au loin lui donnaient un battement de cœur. Vingt fois il crut la reconnaître, puis, quand la femme aperçue était passée, il s'asseyait un moment, accablé comme après une déception.