×

We use cookies to help make LingQ better. By visiting the site, you agree to our cookie policy.


image

Guy de Maupassant - Fort Comme La Mort, Partie 10

Partie 10

– IV –

À petits pas, Olivier retournait chez lui, troublé comme s'il venait d'apprendre un honteux secret de famille. Il essayait de sonder son cœur, de voir clair en lui, de lire ces pages intimes du livre intérieur qui semblent collées l'une à l'autre, et que seul, parfois, un doigt étranger peut retourner en les séparant. Certes, il ne se croyait pas amoureux d'Annette ! La comtesse, dont la jalousie ombrageuse ne cessait d'être en alerte, avait prévu, de loin, le péril, et l'avait signalé avant qu'il existât. Mais ce péril pouvait-il exister, demain, après-demain, dans un mois ? C'est à cette question sincère qu'il essayait de répondre sincèrement. Certes, la petite remuait ses instincts de tendresse, mais ils sont si nombreux dans l'homme ces instincts-là, qu'il ne fallait pas confondre les redoutables avec les inoffensifs. Ainsi il adorait les bêtes, les chats surtout, et ne pouvait apercevoir leur fourrure soyeuse sans être saisi d'une envie irrésistible, sensuelle, de caresser leur dos onduleux et doux, de baiser leur poil électrique. L'attraction qui le poussait vers la jeune fille ressemblait un peu à ces désirs obscurs et innocents qui font partie de toutes les vibrations incessantes et inapaisables des nerfs humains. Ses yeux d'artiste et ses yeux d'homme étaient séduits par sa fraîcheur, par cette poussée de belle vie claire, par cette sève de jeunesse éclatant en elle ; et son cœur, plein des souvenirs de sa longue liaison avec la comtesse, trouvant, dans l'extraordinaire ressemblance d'Annette avec sa mère, un rappel d'émotions anciennes, des émotions endormies du début de son amour, avait peut-être un peu tressailli sous la sensation d'un réveil. Un réveil ? Oui ? C'était cela ? Cette idée l'illumina. Il se sentait réveillé après des années de sommeil. S'il avait aimé la petite sans s'en douter, il aurait éprouvé près d'elle ce rajeunissement de l'être entier, qui crée un homme différent dès que s'allume en lui la flamme d'un désir nouveau. Non, cette enfant n'avait fait que souffler sur l'ancien feu ! C'était bien toujours la mère qu'il aimait, mais un peu plus qu'auparavant sans doute, à cause de sa fille, de ce recommencement d'elle-même. Et il formula cette constatation par ce sophisme rassurant : « On n'aime qu'une fois ! Le cœur peut s'émouvoir souvent à la rencontre d'un autre être, car chacun exerce sur chacun des attractions et des répulsions. Toutes ces influences font naître l'amitié, les caprices, les envies de possession, des ardeurs vives et passagères, mais non pas de l'amour véritable. Pour qu'il existe, cet amour, il faut que les deux êtres soient tellement nés l'un pour l'autre, se trouvent accrochés l'un à l'autre par tant de points, par tant de goûts pareils, par tant d'affinités de la chair, de l'esprit, du caractère, se sentent liés par tant de choses de toute nature, que cela forme un faisceau d'attaches. Ce qu'on aime, en somme, ce n'est pas tant Mme X… ou M. Z…, c'est une femme ou un homme, une créature sans nom, sortie de la Nature, cette grande femelle, avec des organes, une forme, un cœur, un esprit, une manière d'être générale qui attirent comme un aimant nos organes, nos yeux, nos lèvres, notre cœur, notre pensée, tous nos appétits sensuels et intelligents. On aime un type, c'est-à-dire la réunion, dans une seule personne, de toutes les qualités humaines qui peuvent nous séduire isolément dans les autres. Pour lui, la comtesse de Guilleroy avait été ce type, et la durée de leur liaison, dont il ne se lassait pas, le lui prouvait d'une façon certaine. Or Annette ressemblait physiquement à ce qu'avait été sa mère, au point de tromper les yeux. Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que son cœur d'homme se laissât un peu surprendre, sans se laisser entraîner. Il avait adoré une femme ! Une autre femme naissait d'elle, presque pareille. Il ne pouvait vraiment se défendre de reporter sur la seconde un léger reste affectueux de l'attachement passionné qu'il avait eu pour la première. Il n'y avait là rien de mal ; il n'y avait là aucun danger. Son regard et son souvenir se laissaient seuls illusionner par cette apparence de résurrection ; mais son instinct ne s'égarait pas, car il n'avait jamais éprouvé pour la jeune fille le moindre trouble de désir. Cependant la comtesse lui reprochait d'être jaloux du marquis. Était-ce vrai ? Il fit de nouveau un examen de conscience sévère et constata qu'en réalité il en était un peu jaloux. Quoi d'étonnant à cela, après tout ? N'est-on pas jaloux à chaque instant d'hommes qui font la cour à n'importe quelle femme ? N'éprouve-t-on pas dans la rue, au restaurant, au théâtre, une petite inimitié contre le monsieur qui passe ou qui entre avec une belle fille au bras ? Tout possesseur de femme est un rival. C'est un mâle satisfait, un vainqueur que les autres mâles envient Et puis, sans entrer dans ces considérations de physiologie, s'il était normal qu'il eût pour Annette une sympathie un peu surexcitée par sa tendresse pour la mère, ne devenait-il pas naturel qu'il sentît en lui s'éveiller un peu de haine animale contre le mari futur ? Il dompterait sans peine ce vilain sentiment.

Au fond de lui, cependant, demeurait une aigreur de mécontentement contre lui-même et contre la comtesse. Leurs rapports de chaque jour n'allaient-ils pas être gênés par la suspicion qu'il sentirait en elle ? Ne devrait-il pas veiller, avec une attention scrupuleuse et fatigante, sur toutes ses paroles, sur tous ses actes, sur ses regards, sur ses moindres attitudes vis-à-vis de la jeune fille, car tout ce qu'il ferait, tout ce qu'il dirait, allait devenir suspect à la mère. Il rentra chez lui grincheux et se mit à fumer des cigarettes, avec une vivacité d'homme agacé qui use dix allumettes pour mettre le feu à son tabac. Il essaya en vain de travailler. Sa main, son œil et son esprit semblaient déshabitués de la peinture, comme s'ils l'eussent oubliée, comme si jamais ils n'avaient connu et pratiqué ce métier. Il avait pris, pour la finir, une petite toile commencée : – un coin de rue où chantait un aveugle, – et il la regardait avec une indifférence invincible, avec une telle impuissance à la continuer qu'il s'assit devant, sa palette à la main, et l'oublia, tout en continuant à la contempler avec une fixité attentive et distraite. Puis, soudain, l'impatience du temps qui ne marchait pas, des interminables minutes, commença à le ronger de sa fièvre intolérable. Jusqu'à son dîner, qu'il prendrait au Cercle, que ferait-il puisqu'il ne pouvait travailler ? L'idée de la rue le fatiguait d'avance, l'emplissait du dégoût des trottoirs, des passants, des voitures et des boutiques ; et la pensée de faire des visites ce jour-là, une visite, à n'importe qui, fit surgir en lui la haine instantanée de toutes les gens qu'il connaissait. Alors, que ferait-il ? Il circulerait dans son atelier de long en large, en regardant à chaque retour vers la pendule l'aiguille déplacée de quelques secondes ? Ah ! il les connaissait ces voyages de la porte au bahut chargé de bibelots ! Aux heures de verve, d'élan, d'entrain, d'exécution féconde et facile, c'étaient des récréations délicieuses, ces allées et venues à travers la grande pièce égayée, animée, échauffée par le travail ; mais, aux heures d'impuissance et de nausée, aux heures misérables où rien ne lui paraissait valoir la peine d'un effort et d'un mouvement, c'était la promenade abominable du prisonnier dans son cachot. Si seulement il avait pu dormir, rien qu'une heure, sur son divan. Mais non, il ne dormirait pas, il s'agiterait jusqu'à trembler d'exaspération. D'où lui venait donc cette subite attaque d'humeur noire ? Il pensa : Je deviens rudement nerveux pour me mettre dans un pareil état sur une cause insignifiante.

Alors, il songea à prendre un livre. Le volume de La Légende des siècles était demeuré sur la chaise de fer où Annette l'avait posé. Il l'ouvrit, lut deux pages de vers et ne les comprit pas. Il ne les comprit pas plus que s'ils avaient été écrits dans une langue étrangère. Il s'acharna et recommença pour constater toujours que vraiment il n'en pénétrait point le sens. « Allons, se dit-il, il paraît que je suis sorti. » Mais une inspiration soudaine le rassura sur les deux heures qu'il lui fallait émietter jusqu'au dîner. Il se fit chauffer un bain et y demeura étendu, amolli, soulagé par l'eau tiède, jusqu'au moment où son valet de chambre apportant le linge le réveilla d'un demi-sommeil. Il se rendit alors au Cercle, où étaient réunis ses compagnons ordinaires. Il fut reçu par des bras ouverts et des exclamations, car on ne l'avait point vu depuis quelques jours. « Je reviens de la campagne », dit-il.

Tous ces hommes, à l'exception du paysagiste Maldant, professaient pour les champs un mépris profond. Rocdiane et Landa y allaient chasser, il est vrai, mais ils ne goûtaient dans les plaines et dans les bois que le plaisir de regarder tomber sous leurs plombs, pareils à des loques de plumes, les faisans, cailles ou perdrix, ou de voir les petits lapins foudroyés culbuter comme des clowns, cinq ou six fois de suite sur la tête, en montrant à chaque cabriole la mèche de poils blancs de leur queue. Hors ces plaisirs d'automne et d'hiver, ils jugeaient la campagne assommante. Rocdiane disait : « Je préfère les petites femmes aux petits pois. Le dîner fut ce qu'il était toujours, bruyant et jovial, agité par des discussions où rien d'imprévu ne jaillit. Bertin, pour s'animer, parla beaucoup. On le trouva drôle ; mais, dès qu'il eut bu son café et joué soixante points au billard avec le banquier Liverdy, il sortit, déambula quelque peu de la Madeleine à la rue Taitbout, passa trois fois devant le Vaudeville en se demandant s'il entrerait, faillit prendre un fiacre pour aller à l'Hippodrome, changea d'avis et se dirigea vers le Nouveau-Cirque, puis fit brusquement demi-tour, sans motif, sans projet, sans prétexte, remonta le boulevard Malesherbes et ralentit le pas en approchant de la demeure de la comtesse de Guilleroy : « Elle trouvera peut-être singulier de me voir revenir ce soir ? » pensait-il. Mais il se rassura en songeant qu'il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il prît une seconde fois de ses nouvelles. Elle était seule avec Annette, dans le petit salon du fond, et travaillait toujours à la couverture pour les pauvres.

Elle dit simplement, en le voyant entrer :

« Tiens, c'est vous, mon ami ? – Oui, j'étais inquiet, j'ai voulu vous voir. Comment allez-vous ?

– Merci, assez bien… »

Elle attendit quelques instants, puis ajouta, avec une intention marquée :

« Et vous ? Il se mit à rire d'un air dégagé en répondant : « Oh ! moi, très bien, très bien. Vos craintes n'avaient pas la moindre raison d'être. Elle leva les yeux en cessant de tricoter et posa sur lui, lentement, un regard ardent de prière et de doute.

« Bien vrai, dit-il.

– Tant mieux », répondit-elle avec un sourire un peu forcé.

Il s'assit, et, pour la première fois en cette maison, un malaise irrésistible l'envahit, une sorte de paralysie des idées plus complète encore que celle qui l'avait saisi, dans le jour, devant sa toile. La comtesse dit à sa fille :

« Tu peux continuer, mon enfant ; ça ne le gêne pas. Il demanda :

« Que faisait-elle donc ?

– Elle étudiait une fantaisie. Annette se leva pour aller au piano. Il la suivait de l'œil, sans y songer, ainsi qu'il faisait toujours, en la trouvant jolie. Alors il sentit sur lui le regard de la mère, et brusquement il tourna la tête, comme s'il eût cherché quelque chose dans le coin sombre du salon. La comtesse prit sur sa table à ouvrage un petit étui d'or qu'elle avait reçu de lui, elle l'ouvrit, et lui tendant des cigarettes : « Fumez, mon ami, vous savez que j'aime ça, lorsque nous sommes seuls ici. Il obéit, et le piano se mit à chanter. C'était une musique d'un goût ancien, gracieuse et légère, une de ces musiques qui semblent avoir été inspirées à l'artiste par un soir très doux de clair de lune, au printemps. Olivier demanda :

« De qui est-ce donc ? La comtesse répondit :

« De Méhul. C'est fort peu connu et charmant. Un désir grandissait en lui de regarder Annette, et il n'osait pas. Il n'aurait eu qu'un petit mouvement à faire, un petit mouvement du cou, car il apercevait de côté les deux mèches de feu des bougies éclairant la partition, mais il devinait si bien, il lisait si clairement l'attention guetteuse de la comtesse, qu'il demeurait immobile, les yeux levés devant lui, intéressés, semblait-il, au fil de fumée grise du tabac. Mme de Guilleroy murmura :

« C'est tout ce que vous avez à me dire ? Il sourit :

« Il ne faut pas m'en vouloir. Vous savez que la musique m'hypnotise, elle boit mes pensées. Je parlerai dans un instant.

– Tiens, dit-elle, j'avais étudié quelque chose pour vous, avant la mort de maman. Je ne vous l'ai jamais fait entendre, et je vous le jouerai tout à l'heure, quand la petite aura fini ; vous verrez comme c'est bizarre ! Elle avait un talent réel, et une compréhension subtile de l'émotion qui court dans les sons. C'était même là une de ses plus sûres puissances sur la sensibilité du peintre. Dès qu'Annette eut achevé la symphonie champêtre de Méhul, la comtesse se leva, prit sa place, et une mélodie étrange s'éveilla sous ses doigts, une mélodie dont toutes les phrases semblaient des plaintes, plaintes diverses, changeantes, nombreuses, qu'interrompait une note unique, revenue sans cesse, tombant au milieu des chants, les coupant, les scandant, les brisant, comme un cri monotone incessant, persécuteur, l'appel inapaisable d'une obsession. Mais Olivier regardait Annette qui venait de s'asseoir en face de lui, et il n'entendait rien, il ne comprenait pas. Il la regardait, sans penser, se rassasiant de sa vue comme d'une chose habituelle et bonne dont il venait d'être privé, la buvant sainement comme on boit de l'eau, quand on a soif. « Eh bien ! dit la comtesse, est-ce beau ? Il s'écria réveillé : « Admirable, superbe, de qui ?

– Vous ne le savez pas ?

– Non.

– Comment, vous ne le savez pas, vous ?

– Mais non.

– De Schubert. C'est encore une chose retrouvée récemment. Il dit avec un air de conviction profonde :

« Cela ne m'étonne point. C'est superbe ! vous seriez exquise en recommençant. Elle recommença, et lui, tournant la tête, se remit à contempler Annette, mais en écoutant aussi la musique, afin de goûter en même temps deux plaisirs.

Puis, quand Mme de Guilleroy fut revenue prendre sa place, il obéit simplement à la naturelle duplicité de l'homme et ne laissa plus se fixer ses yeux sur le blond profil de la jeune fille qui tricotait en face de sa mère, de l'autre côté de la lampe. Mais s'il ne la voyait pas, il goûtait la douceur de sa présence, comme on sent le voisinage d'un foyer chaud ; et l'envie de glisser sur elle des regards rapides, aussitôt ramenés sur la comtesse, le harcelait, une envie de collégien qui se hisse à la fenêtre de la rue dès que le maître tourne le dos. Il s'en alla tôt, car il avait la parole aussi paralysée que l'esprit, et son silence persistant pouvait être interprété. Dès qu'il fut dans la rue, un besoin d'errer le prit, car toute musique entendue continuait en lui longtemps, le jetait en des songeries qui semblaient la suite rêvée et plus précise des mélodies. Le chant des notes revenait, intermittent et fugitif, apportant des mesures isolées, affaiblies, lointaines comme un écho, puis se taisait, semblait laisser la pensée donner un sens aux motifs et voyager à la recherche d'une sorte d'idéal harmonieux et tendre. Il tourna sur la gauche au boulevard extérieur, en apercevant l'éclairage de féerie du parc Monceau, et il entra dans l'allée centrale arrondie sous les lunes électriques. Un gardien rôdait à pas lents ; parfois un fiacre attardé passait ; un homme lisait un journal assis sur un banc dans un bain bleuâtre de clarté vive, au pied du mât de bronze qui portait un globe éclatant. D'autres foyers sur les pelouses, au milieu des arbres, répandaient dans les feuillages et sur les gazons leur lumière froide et puissante, animaient d'une vie pâle ce grand jardin de ville. Bertin, les mains derrière le dos, allait le long du trottoir, et il se souvenait de sa promenade avec Annette, en ce même parc, quand il avait reconnu dans la bouche la voix de sa mère.

Il se laissa tomber sur un banc, et aspirant la sueur fraîche des pelouses arrosées, il se sentit assailli par toutes les attentes passionnées qui font de l'âme des adolescents le canevas incohérent d'un infini roman d'amour. Autrefois il avait connu ces soirs-là, ces soirs de fantaisie vagabonde où il laissait errer son caprice dans les aventures imaginaires, et il s'étonna de trouver en lui ce retour de sensations qui n'étaient plus de son âge. Mais, comme la note obstinée de la mélodie de Schubert, la pensée d'Annette, la vision de son visage penché sous la lampe, et le soupçon bizarre de la comtesse, le ressaisissaient à tout instant. Il continuait malgré lui à occuper son cœur de cette question, à sonder les fonds impénétrables où germent, avant de naître, les sentiments humains. Cette recherche obstinée l'agitait ; cette préoccupation constante de la jeune fille semblait ouvrir à son âme une route de rêveries tendres ; il ne pouvait plus la chasser de sa mémoire ; il portait en lui une sorte d'évocation d'elle, comme autrefois il gardait, quand la comtesse l'avait quitté, l'étrange sensation de sa présence dans les murs de son atelier. Tout à coup, impatienté de cette domination d'un souvenir, il murmura en se levant : « Any est stupide de m'avoir dit ça. Elle va me faire penser à la petite à présent. Il rentra chez lui, inquiet sur lui-même. Quand il se fut mis au lit, il sentit que le sommeil ne viendrait point, car une fièvre courait en ses veines, une sève de rêve fermentait en son cœur. Redoutant l'insomnie, une de ces insomnies énervantes que provoque l'agitation de l'âme, il voulut essayer de prendre un livre. Combien de fois une courte lecture lui avait servi de narcotique ! Il se leva donc et passa dans sa bibliothèque, afin de choisir un ouvrage bien fait et soporifique ; mais son esprit éveillé malgré lui, avide d'une émotion quelconque, cherchait sur les rayons un nom d'écrivain qui répondît à son état d'exaltation et d'attente. Balzac, qu'il adorait, ne lui dit rien ; il dédaigna Hugo, méprisa Lamartine qui pourtant le laissait toujours attendri et il tomba avidement sur Musset, le poète des tout jeunes gens. Il en prit un volume et l'emporta pour lire au hasard des feuilles. Quand il se fut recouché, il se mit à boire, avec une soif d'ivrogne, ces vers faciles d'inspiré qui chanta, comme un oiseau, l'aurore de l'existence et, n'ayant d'haleine que pour le matin, se tut devant le jour brutal, ces vers d'un poète qui fut surtout un homme enivré de la vie, lâchant son ivresse en fanfares d'amours éclatantes et naïves, écho de tous les jeunes cœurs éperdus de désirs. Jamais Bertin n'avait compris ainsi le charme physique de ces poèmes qui émeuvent les sens et remuent à peine l'intelligence. Les yeux sur ces vers vibrants, il se sentait une âme de vingt ans, soulevée d'espérances, et il lut le volume presque entier dans une griserie juvénile. Trois heures sonnèrent, jetant en lui l'étonnement de n'avoir pas encore sommeil. Il se leva pour fermer sa fenêtre restée ouverte et pour porter le livre sur la table, au milieu de la chambre ; mais au contact de l'air frais de la nuit, une douleur, mal assoupie par les saisons d'Aix, lui courut le long des reins comme un rappel, comme un avis, et il rejeta le poète avec un geste d'impatience en murmurant : « Vieux fou, va ! » Puis il se recoucha et souffla sa lumière.

Il n'alla pas le lendemain chez la comtesse, et il prit même la résolution énergique de n'y point retourner avant deux jours. Mais quoi qu'il fît, soit qu'il essayât de peindre, soit qu'il voulût se promener, soit qu'il traînât de maison en maison sa mélancolie, il était partout harcelé par la préoccupation inapaisable de ces deux femmes. S'étant interdit d'aller les voir, il se soulageait en pensant à elles, et il laissait sa pensée, il laissait son cœur se rassasier de leur souvenir. Il arrivait alors souvent que, dans cette sorte d'hallucination où il berçait son isolement, les deux figures se rapprochaient, différentes, telles qu'il les connaissait, puis passaient l'une devant l'autre, se mêlaient, fondues ensemble, ne faisaient plus qu'un visage, un peu confus, qui n'était plus celui de la mère, pas tout à fait celui de la fille, mais celui d'une femme aimée éperdument, autrefois, encore, toujours. Alors, il avait des remords de s'abandonner ainsi sur la pente de ces attendrissements qu'il sentait puissants et dangereux. Pour leur échapper, les rejeter, se délivrer de ce songe captivant et doux, il dirigeait son esprit vers toutes les idées imaginables, vers tous les sujets de réflexion et de méditation possibles. Vains efforts ! Toutes les routes de distraction qu'il prenait le ramenaient au même point, où il rencontrait une jeune figure blonde qui semblait embusquée pour l'attendre. C'était une vague et inévitable obsession flottant sur lui, tournant autour de lui et l'arrêtant, quel que fût le détour qu'il avait essayé pour fuir. La confusion de ces deux êtres, qui l'avait si fort troublé le soir de leur promenade dans le parc de Roncières, recommençait en sa mémoire dès que, cessant de réfléchir et de raisonner, il les évoquait et s'efforçait de comprendre quelle émotion bizarre remuait sa chair. Il se disait : « Voyons, ai-je pour Annette plus de tendresse qu'il ne convient ? » Alors, fouillant son cœur, il le sentait brûlant d'affection pour une femme toute jeune, qui avait tous les traits d'Annette, mais qui n'était pas elle. Et il se rassurait lâchement en songeant : « Non, je n'aime pas la petite, je suis la victime de sa ressemblance. Cependant, les deux jours passés à Roncières restaient en son âme comme une source de chaleur, de bonheur, d'enivrement ; et les moindres détails lui revenaient un à un, précis, plus savoureux qu'à l'heure même. Tout à coup, en suivant le cours de ses ressouvenirs, il revit le chemin qu'ils suivaient en sortant du cimetière, les cueillettes de fleurs de la jeune fille, et il se rappela brusquement lui avoir promis un bluet en saphirs dès leur retour à Paris. Toutes ses résolutions s'envolèrent, et, sans plus lutter, il prit son chapeau et sortit, tout ému par la pensée du plaisir qu'il lui ferait. Le valet de pied des Guilleroy lui répondit, quand il se présenta :

« Madame est sortie, mais Mademoiselle est ici. Il ressentit une joie vive.

« Prévenez-la que je voudrais lui parler. Puis il glissa dans le salon, à pas légers, comme s'il eût craint d'être entendu. Annette parut presque aussitôt.

« Bonjour, cher maître », dit-elle avec gravité.

Il se mit à rire, lui serra la main, et, s'asseyant auprès d'elle : « Devine pourquoi je suis venu ? Elle chercha quelques secondes.

« Je ne sais pas.

– Pour t'emmener avec ta mère chez le bijoutier choisir le bluet en saphirs que je t'ai promis à Roncières. La figure de la jeune fille fut illuminée de bonheur.

« Oh ! dit-elle, et maman qui est sortie. Mais elle va rentrer. Vous l'attendrez, n'est-ce pas ? – Oui, si ce n'est pas trop long. – Oh ! quel insolent, trop long, avec moi. Vous me traitez en gamine.

– Non, dit-il, pas tant que tu crois. Il se sentait au cœur une envie de plaire, d'être galant et spirituel, comme aux jours les plus fringants de sa jeunesse, une de ces envies instinctives qui surexcitent toutes les facultés de séduction, qui font faire la roue aux paons et des vers aux poètes. Les phrases lui venaient aux lèvres, pressées, alertes, et il parla comme il savait parler en ses bonnes heures. La petite, animée par cette verve, lui répondit avec toute la malice, avec toute la finesse espiègle qui germaient en elle.

Tout à coup, comme il discutait une opinion, il s'écria : « Mais vous m'avez déjà dit cela souvent, et je vous ai répondu… » Elle l'interrompit en éclatant de rire : « Tiens, vous ne me tutoyez plus ! Vous me prenez pour maman. Il rougit, se tut, puis balbutia :

« C'est que ta mère m'a déjà soutenu cent fois cette idée-là. Son éloquence s'était éteinte ; il ne savait plus que dire, et il avait peur maintenant, une peur incompréhensible de cette fillette. « Voici maman », dit-elle.

Elle avait entendu s'ouvrir la porte du premier salon, et Olivier, troublé comme si on l'eût pris en faute, expliqua comment il s'était souvenu tout à coup de la promesse faite, et comment il était venu les prendre l'une et l'autre pour aller chez le bijoutier. « J'ai un coupé, dit-il. Je me mettrai sur le strapontin. Ils partirent, et quelques minutes plus tard ils entraient chez Montara.

Ayant passé toute sa vie dans l'intimité, l'observation, l'étude et l'affection des femmes, s'étant toujours occupé d'elles, ayant dû sonder et découvrir leurs goûts, connaître comme elles la toilette, les questions de mode, tous les menus détails de leur existence privée, il était arrivé à partager souvent certaines de leurs sensations, et il éprouvait toujours, en entrant dans un de ces magasins où l'on vend les accessoires charmants et délicats de leur beauté, une émotion de plaisir presque égale à celle dont elles vibraient elles-mêmes. Il s'intéressait comme elles à tous les riens coquets dont elles se parent ; les étoffes plaisaient à ses yeux ; les dentelles attiraient ses mains ; les plus insignifiants bibelots élégants retenaient son attention. Dans les magasins de bijouterie, il ressentait pour les vitrines une nuance de respect religieux, comme devant les sanctuaires de la séduction opulente ; et le bureau de drap foncé, où les doigts souples de l'orfèvre font rouler les pierres aux reflets précieux, lui imposait une certaine estime. Quand il eut fait asseoir la comtesse et sa fille devant ce meuble sévère où l'une et l'autre posèrent une main par un mouvement naturel, il indiqua ce qu'il voulait ; et on lui fit voir des modèles de fleurettes. Puis on répandit devant eux des saphirs, dont il fallut choisir quatre. Ce fut long. Les deux femmes, du bout de l'ongle, les retournaient sur le drap, puis les prenaient avec précaution, regardaient le jour à travers, les étudiaient avec une attention savante et passionnée. Quand on eut mis de côté ceux qu'elles avaient distingués, il fallut trois émeraudes pour faire les feuilles, puis un tout petit brillant qui tremblerait au centre comme une goutte de rosée. Alors Olivier, que la joie de donner grisait, dit à la comtesse :

« Voulez-vous me faire le plaisir de choisir deux bagues ?

– Moi ?

– Oui. Une pour vous, une pour Annette ? Laissez-moi vous faire ces petits cadeaux en souvenir des deux jours passés à Roncières. Elle refusa. Il insista. Une longue discussion suivit, une lutte de paroles et d'arguments où il finit, non sans peine, par triompher. On apporta les bagues, les unes, les plus rares, seules en des écrins spéciaux, les autres enrégimentées par genres en de grandes boîtes carrées, où elles alignaient sur le velours toutes les fantaisies de leurs chatons. Le peintre s'était assis entre les deux femmes et il se mit, comme elles, avec la même ardeur curieuse, à cueillir un à un les anneaux d'or dans les fentes minces qui les retenaient. Il les déposait ensuite devant lui, sur le drap du bureau où ils s'amassaient en deux groupes, celui qu'on rejetait à première vue et celui dans lequel on choisirait. Le temps passait, insensible et doux, dans ce joli travail de sélection plus captivant que tous les plaisirs du monde, distrayant et varié comme un spectacle, émouvant aussi, presque sensuel, jouissance exquise pour un cœur de femme.

Puis on compara, on s'anima, et le choix des trois juges, après quelque hésitation, s'arrêta sur un petit serpent d'or qui tenait un beau rubis entre sa gueule mince et sa queue tordue. Olivier, radieux, se leva.

« Je vous laisse ma voiture, dit-il. J'ai des courses à faire ; je m'en vais. Mais Annette pria sa mère de rentrer à pied, par ce beau temps. La comtesse y consentit, et, ayant remercié Bertin, s'en alla par les rues, avec sa fille. Elles marchèrent quelque temps en silence, dans la joie savourée des cadeaux reçus ; puis elles se mirent à parler de tous les bijoux qu'elles avaient vus et maniés. Il leur en restait à l'esprit une sorte de miroitement, une sorte de cliquetis, une sorte de gaieté. Elles allaient vite, à travers la foule de cinq heures qui suit les trottoirs, un soir d'été. Des hommes se retournaient pour regarder Annette et murmuraient en passant de vagues paroles d'admiration. C'était la première fois, depuis son deuil, depuis que le noir donnait à sa fille ce vif éclat de beauté, que la comtesse sortait avec elle dans Paris ; et la sensation de ce succès de rue, de cette attention soulevée, de ces compliments chuchotés, de ce petit remous d'émotion flatteuse que laisse dans une foule d'hommes la traversée d'une jolie femme, lui serrait le cœur peu à peu, le comprimait sous la même oppression pénible que l'autre soir, dans son salon, quand on comparait la petite avec son propre portrait. Malgré elle, elle guettait ces regards attirés par Annette, elle les sentait venir de loin, frôler son visage sans s'y fixer, puis s'attacher soudain sur la figure blonde qui marchait à côté d'elle. Elle devinait, elle voyait dans les yeux les rapides et muets hommages à cette jeunesse épanouie, au charme attirant de cette fraîcheur, et elle pensa : « J'étais aussi bien qu'elle, sinon mieux. » Soudain le souvenir d'Olivier la traversa et elle fut saisie, comme à Roncières, par une impérieuse envie de fuir. Elle ne voulait plus se sentir dans cette clarté, dans ce courant de monde, vue par tous ces hommes qui ne la regardaient pas. Ils étaient loin les jours, proches pourtant, où elle cherchait, où elle provoquait un parallèle avec sa fille. Qui donc aujourd'hui, parmi ces passants, songeait à les comparer ? Un seul y avait pensé peut-être, tout à l'heure, dans cette boutique d'orfèvre ? Lui ? Oh ! quelle souffrance ! Se pouvait-il qu'il n'eût pas sans cesse à l'esprit l'obsession de cette comparaison ! Certes il ne pouvait les voir ensemble sans y songer et sans se souvenir du temps où si fraîche, si jolie, elle entrait chez lui, sûre d'être aimée ! « Je me sens mal, dit-elle, nous allons prendre un fiacre, mon enfant. Annette, inquiète, demanda :

« Qu'est-ce que tu as, maman ? – Ce n'est rien, tu sais que, depuis la mort de ta grand-mère, j'ai souvent de ces faiblesses-là !


Partie 10 Teil 10 Part 10 Parte 10

– IV –

À petits pas, Olivier retournait chez lui, troublé comme s'il venait d'apprendre un honteux secret de famille. Il essayait de sonder son cœur, de voir clair en lui, de lire ces pages intimes du livre intérieur qui semblent collées l'une à l'autre, et que seul, parfois, un doigt étranger peut retourner en les séparant. Certes, il ne se croyait pas amoureux d'Annette ! La comtesse, dont la jalousie ombrageuse ne cessait d'être en alerte, avait prévu, de loin, le péril, et l'avait signalé avant qu'il existât. Mais ce péril pouvait-il exister, demain, après-demain, dans un mois ? C'est à cette question sincère qu'il essayait de répondre sincèrement. Certes, la petite remuait ses instincts de tendresse, mais ils sont si nombreux dans l'homme ces instincts-là, qu'il ne fallait pas confondre les redoutables avec les inoffensifs. Ainsi il adorait les bêtes, les chats surtout, et ne pouvait apercevoir leur fourrure soyeuse sans être saisi d'une envie irrésistible, sensuelle, de caresser leur dos onduleux et doux, de baiser leur poil électrique. L'attraction qui le poussait vers la jeune fille ressemblait un peu à ces désirs obscurs et innocents qui font partie de toutes les vibrations incessantes et inapaisables des nerfs humains. Ses yeux d'artiste et ses yeux d'homme étaient séduits par sa fraîcheur, par cette poussée de belle vie claire, par cette sève de jeunesse éclatant en elle ; et son cœur, plein des souvenirs de sa longue liaison avec la comtesse, trouvant, dans l'extraordinaire ressemblance d'Annette avec sa mère, un rappel d'émotions anciennes, des émotions endormies du début de son amour, avait peut-être un peu tressailli sous la sensation d'un réveil. Un réveil ? Oui ? C'était cela ? Cette idée l'illumina. Il se sentait réveillé après des années de sommeil. S'il avait aimé la petite sans s'en douter, il aurait éprouvé près d'elle ce rajeunissement de l'être entier, qui crée un homme différent dès que s'allume en lui la flamme d'un désir nouveau. Non, cette enfant n'avait fait que souffler sur l'ancien feu ! C'était bien toujours la mère qu'il aimait, mais un peu plus qu'auparavant sans doute, à cause de sa fille, de ce recommencement d'elle-même. Et il formula cette constatation par ce sophisme rassurant : « On n'aime qu'une fois ! Le cœur peut s'émouvoir souvent à la rencontre d'un autre être, car chacun exerce sur chacun des attractions et des répulsions. Toutes ces influences font naître l'amitié, les caprices, les envies de possession, des ardeurs vives et passagères, mais non pas de l'amour véritable. Pour qu'il existe, cet amour, il faut que les deux êtres soient tellement nés l'un pour l'autre, se trouvent accrochés l'un à l'autre par tant de points, par tant de goûts pareils, par tant d'affinités de la chair, de l'esprit, du caractère, se sentent liés par tant de choses de toute nature, que cela forme un faisceau d'attaches. Ce qu'on aime, en somme, ce n'est pas tant Mme X… ou M. Z…, c'est une femme ou un homme, une créature sans nom, sortie de la Nature, cette grande femelle, avec des organes, une forme, un cœur, un esprit, une manière d'être générale qui attirent comme un aimant nos organes, nos yeux, nos lèvres, notre cœur, notre pensée, tous nos appétits sensuels et intelligents. On aime un type, c'est-à-dire la réunion, dans une seule personne, de toutes les qualités humaines qui peuvent nous séduire isolément dans les autres. Pour lui, la comtesse de Guilleroy avait été ce type, et la durée de leur liaison, dont il ne se lassait pas, le lui prouvait d'une façon certaine. Or Annette ressemblait physiquement à ce qu'avait été sa mère, au point de tromper les yeux. Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que son cœur d'homme se laissât un peu surprendre, sans se laisser entraîner. Il avait adoré une femme ! Une autre femme naissait d'elle, presque pareille. Il ne pouvait vraiment se défendre de reporter sur la seconde un léger reste affectueux de l'attachement passionné qu'il avait eu pour la première. Il n'y avait là rien de mal ; il n'y avait là aucun danger. Son regard et son souvenir se laissaient seuls illusionner par cette apparence de résurrection ; mais son instinct ne s'égarait pas, car il n'avait jamais éprouvé pour la jeune fille le moindre trouble de désir. Cependant la comtesse lui reprochait d'être jaloux du marquis. Était-ce vrai ? Il fit de nouveau un examen de conscience sévère et constata qu'en réalité il en était un peu jaloux. Quoi d'étonnant à cela, après tout ? N'est-on pas jaloux à chaque instant d'hommes qui font la cour à n'importe quelle femme ? N'éprouve-t-on pas dans la rue, au restaurant, au théâtre, une petite inimitié contre le monsieur qui passe ou qui entre avec une belle fille au bras ? Tout possesseur de femme est un rival. C'est un mâle satisfait, un vainqueur que les autres mâles envient Et puis, sans entrer dans ces considérations de physiologie, s'il était normal qu'il eût pour Annette une sympathie un peu surexcitée par sa tendresse pour la mère, ne devenait-il pas naturel qu'il sentît en lui s'éveiller un peu de haine animale contre le mari futur ? Il dompterait sans peine ce vilain sentiment.

Au fond de lui, cependant, demeurait une aigreur de mécontentement contre lui-même et contre la comtesse. Leurs rapports de chaque jour n'allaient-ils pas être gênés par la suspicion qu'il sentirait en elle ? Ne devrait-il pas veiller, avec une attention scrupuleuse et fatigante, sur toutes ses paroles, sur tous ses actes, sur ses regards, sur ses moindres attitudes vis-à-vis de la jeune fille, car tout ce qu'il ferait, tout ce qu'il dirait, allait devenir suspect à la mère. Il rentra chez lui grincheux et se mit à fumer des cigarettes, avec une vivacité d'homme agacé qui use dix allumettes pour mettre le feu à son tabac. Il essaya en vain de travailler. Sa main, son œil et son esprit semblaient déshabitués de la peinture, comme s'ils l'eussent oubliée, comme si jamais ils n'avaient connu et pratiqué ce métier. Il avait pris, pour la finir, une petite toile commencée : – un coin de rue où chantait un aveugle, – et il la regardait avec une indifférence invincible, avec une telle impuissance à la continuer qu'il s'assit devant, sa palette à la main, et l'oublia, tout en continuant à la contempler avec une fixité attentive et distraite. Puis, soudain, l'impatience du temps qui ne marchait pas, des interminables minutes, commença à le ronger de sa fièvre intolérable. Jusqu'à son dîner, qu'il prendrait au Cercle, que ferait-il puisqu'il ne pouvait travailler ? L'idée de la rue le fatiguait d'avance, l'emplissait du dégoût des trottoirs, des passants, des voitures et des boutiques ; et la pensée de faire des visites ce jour-là, une visite, à n'importe qui, fit surgir en lui la haine instantanée de toutes les gens qu'il connaissait. Alors, que ferait-il ? Il circulerait dans son atelier de long en large, en regardant à chaque retour vers la pendule l'aiguille déplacée de quelques secondes ? Ah ! il les connaissait ces voyages de la porte au bahut chargé de bibelots ! Aux heures de verve, d'élan, d'entrain, d'exécution féconde et facile, c'étaient des récréations délicieuses, ces allées et venues à travers la grande pièce égayée, animée, échauffée par le travail ; mais, aux heures d'impuissance et de nausée, aux heures misérables où rien ne lui paraissait valoir la peine d'un effort et d'un mouvement, c'était la promenade abominable du prisonnier dans son cachot. Si seulement il avait pu dormir, rien qu'une heure, sur son divan. Mais non, il ne dormirait pas, il s'agiterait jusqu'à trembler d'exaspération. D'où lui venait donc cette subite attaque d'humeur noire ? Il pensa : Je deviens rudement nerveux pour me mettre dans un pareil état sur une cause insignifiante.

Alors, il songea à prendre un livre. Le volume de La Légende des siècles était demeuré sur la chaise de fer où Annette l'avait posé. Il l'ouvrit, lut deux pages de vers et ne les comprit pas. Il ne les comprit pas plus que s'ils avaient été écrits dans une langue étrangère. Il s'acharna et recommença pour constater toujours que vraiment il n'en pénétrait point le sens. « Allons, se dit-il, il paraît que je suis sorti. » Mais une inspiration soudaine le rassura sur les deux heures qu'il lui fallait émietter jusqu'au dîner. Il se fit chauffer un bain et y demeura étendu, amolli, soulagé par l'eau tiède, jusqu'au moment où son valet de chambre apportant le linge le réveilla d'un demi-sommeil. Il se rendit alors au Cercle, où étaient réunis ses compagnons ordinaires. Il fut reçu par des bras ouverts et des exclamations, car on ne l'avait point vu depuis quelques jours. « Je reviens de la campagne », dit-il.

Tous ces hommes, à l'exception du paysagiste Maldant, professaient pour les champs un mépris profond. Rocdiane et Landa y allaient chasser, il est vrai, mais ils ne goûtaient dans les plaines et dans les bois que le plaisir de regarder tomber sous leurs plombs, pareils à des loques de plumes, les faisans, cailles ou perdrix, ou de voir les petits lapins foudroyés culbuter comme des clowns, cinq ou six fois de suite sur la tête, en montrant à chaque cabriole la mèche de poils blancs de leur queue. Hors ces plaisirs d'automne et d'hiver, ils jugeaient la campagne assommante. Rocdiane disait : « Je préfère les petites femmes aux petits pois. Le dîner fut ce qu'il était toujours, bruyant et jovial, agité par des discussions où rien d'imprévu ne jaillit. Bertin, pour s'animer, parla beaucoup. On le trouva drôle ; mais, dès qu'il eut bu son café et joué soixante points au billard avec le banquier Liverdy, il sortit, déambula quelque peu de la Madeleine à la rue Taitbout, passa trois fois devant le Vaudeville en se demandant s'il entrerait, faillit prendre un fiacre pour aller à l'Hippodrome, changea d'avis et se dirigea vers le Nouveau-Cirque, puis fit brusquement demi-tour, sans motif, sans projet, sans prétexte, remonta le boulevard Malesherbes et ralentit le pas en approchant de la demeure de la comtesse de Guilleroy : « Elle trouvera peut-être singulier de me voir revenir ce soir ? » pensait-il. Mais il se rassura en songeant qu'il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il prît une seconde fois de ses nouvelles. Elle était seule avec Annette, dans le petit salon du fond, et travaillait toujours à la couverture pour les pauvres.

Elle dit simplement, en le voyant entrer :

« Tiens, c'est vous, mon ami ? – Oui, j'étais inquiet, j'ai voulu vous voir. Comment allez-vous ?

– Merci, assez bien… »

Elle attendit quelques instants, puis ajouta, avec une intention marquée :

« Et vous ? Il se mit à rire d'un air dégagé en répondant : « Oh ! moi, très bien, très bien. Vos craintes n'avaient pas la moindre raison d'être. Elle leva les yeux en cessant de tricoter et posa sur lui, lentement, un regard ardent de prière et de doute.

« Bien vrai, dit-il.

– Tant mieux », répondit-elle avec un sourire un peu forcé.

Il s'assit, et, pour la première fois en cette maison, un malaise irrésistible l'envahit, une sorte de paralysie des idées plus complète encore que celle qui l'avait saisi, dans le jour, devant sa toile. La comtesse dit à sa fille :

« Tu peux continuer, mon enfant ; ça ne le gêne pas. Il demanda :

« Que faisait-elle donc ?

– Elle étudiait une fantaisie. Annette se leva pour aller au piano. Il la suivait de l'œil, sans y songer, ainsi qu'il faisait toujours, en la trouvant jolie. Alors il sentit sur lui le regard de la mère, et brusquement il tourna la tête, comme s'il eût cherché quelque chose dans le coin sombre du salon. La comtesse prit sur sa table à ouvrage un petit étui d'or qu'elle avait reçu de lui, elle l'ouvrit, et lui tendant des cigarettes : « Fumez, mon ami, vous savez que j'aime ça, lorsque nous sommes seuls ici. Il obéit, et le piano se mit à chanter. C'était une musique d'un goût ancien, gracieuse et légère, une de ces musiques qui semblent avoir été inspirées à l'artiste par un soir très doux de clair de lune, au printemps. Olivier demanda :

« De qui est-ce donc ? La comtesse répondit :

« De Méhul. C'est fort peu connu et charmant. Un désir grandissait en lui de regarder Annette, et il n'osait pas. Il n'aurait eu qu'un petit mouvement à faire, un petit mouvement du cou, car il apercevait de côté les deux mèches de feu des bougies éclairant la partition, mais il devinait si bien, il lisait si clairement l'attention guetteuse de la comtesse, qu'il demeurait immobile, les yeux levés devant lui, intéressés, semblait-il, au fil de fumée grise du tabac. Mme de Guilleroy murmura :

« C'est tout ce que vous avez à me dire ? Il sourit :

« Il ne faut pas m'en vouloir. Vous savez que la musique m'hypnotise, elle boit mes pensées. Je parlerai dans un instant.

– Tiens, dit-elle, j'avais étudié quelque chose pour vous, avant la mort de maman. Je ne vous l'ai jamais fait entendre, et je vous le jouerai tout à l'heure, quand la petite aura fini ; vous verrez comme c'est bizarre ! Elle avait un talent réel, et une compréhension subtile de l'émotion qui court dans les sons. C'était même là une de ses plus sûres puissances sur la sensibilité du peintre. Dès qu'Annette eut achevé la symphonie champêtre de Méhul, la comtesse se leva, prit sa place, et une mélodie étrange s'éveilla sous ses doigts, une mélodie dont toutes les phrases semblaient des plaintes, plaintes diverses, changeantes, nombreuses, qu'interrompait une note unique, revenue sans cesse, tombant au milieu des chants, les coupant, les scandant, les brisant, comme un cri monotone incessant, persécuteur, l'appel inapaisable d'une obsession. Mais Olivier regardait Annette qui venait de s'asseoir en face de lui, et il n'entendait rien, il ne comprenait pas. Il la regardait, sans penser, se rassasiant de sa vue comme d'une chose habituelle et bonne dont il venait d'être privé, la buvant sainement comme on boit de l'eau, quand on a soif. « Eh bien ! dit la comtesse, est-ce beau ? Il s'écria réveillé : « Admirable, superbe, de qui ?

– Vous ne le savez pas ?

– Non.

– Comment, vous ne le savez pas, vous ?

– Mais non.

– De Schubert. C'est encore une chose retrouvée récemment. Il dit avec un air de conviction profonde :

« Cela ne m'étonne point. C'est superbe ! vous seriez exquise en recommençant. Elle recommença, et lui, tournant la tête, se remit à contempler Annette, mais en écoutant aussi la musique, afin de goûter en même temps deux plaisirs.

Puis, quand Mme de Guilleroy fut revenue prendre sa place, il obéit simplement à la naturelle duplicité de l'homme et ne laissa plus se fixer ses yeux sur le blond profil de la jeune fille qui tricotait en face de sa mère, de l'autre côté de la lampe. Mais s'il ne la voyait pas, il goûtait la douceur de sa présence, comme on sent le voisinage d'un foyer chaud ; et l'envie de glisser sur elle des regards rapides, aussitôt ramenés sur la comtesse, le harcelait, une envie de collégien qui se hisse à la fenêtre de la rue dès que le maître tourne le dos. Il s'en alla tôt, car il avait la parole aussi paralysée que l'esprit, et son silence persistant pouvait être interprété. Dès qu'il fut dans la rue, un besoin d'errer le prit, car toute musique entendue continuait en lui longtemps, le jetait en des songeries qui semblaient la suite rêvée et plus précise des mélodies. Le chant des notes revenait, intermittent et fugitif, apportant des mesures isolées, affaiblies, lointaines comme un écho, puis se taisait, semblait laisser la pensée donner un sens aux motifs et voyager à la recherche d'une sorte d'idéal harmonieux et tendre. Il tourna sur la gauche au boulevard extérieur, en apercevant l'éclairage de féerie du parc Monceau, et il entra dans l'allée centrale arrondie sous les lunes électriques. Un gardien rôdait à pas lents ; parfois un fiacre attardé passait ; un homme lisait un journal assis sur un banc dans un bain bleuâtre de clarté vive, au pied du mât de bronze qui portait un globe éclatant. D'autres foyers sur les pelouses, au milieu des arbres, répandaient dans les feuillages et sur les gazons leur lumière froide et puissante, animaient d'une vie pâle ce grand jardin de ville. Bertin, les mains derrière le dos, allait le long du trottoir, et il se souvenait de sa promenade avec Annette, en ce même parc, quand il avait reconnu dans la bouche la voix de sa mère.

Il se laissa tomber sur un banc, et aspirant la sueur fraîche des pelouses arrosées, il se sentit assailli par toutes les attentes passionnées qui font de l'âme des adolescents le canevas incohérent d'un infini roman d'amour. Autrefois il avait connu ces soirs-là, ces soirs de fantaisie vagabonde où il laissait errer son caprice dans les aventures imaginaires, et il s'étonna de trouver en lui ce retour de sensations qui n'étaient plus de son âge. Mais, comme la note obstinée de la mélodie de Schubert, la pensée d'Annette, la vision de son visage penché sous la lampe, et le soupçon bizarre de la comtesse, le ressaisissaient à tout instant. Il continuait malgré lui à occuper son cœur de cette question, à sonder les fonds impénétrables où germent, avant de naître, les sentiments humains. Cette recherche obstinée l'agitait ; cette préoccupation constante de la jeune fille semblait ouvrir à son âme une route de rêveries tendres ; il ne pouvait plus la chasser de sa mémoire ; il portait en lui une sorte d'évocation d'elle, comme autrefois il gardait, quand la comtesse l'avait quitté, l'étrange sensation de sa présence dans les murs de son atelier. Tout à coup, impatienté de cette domination d'un souvenir, il murmura en se levant : « Any est stupide de m'avoir dit ça. Elle va me faire penser à la petite à présent. Il rentra chez lui, inquiet sur lui-même. Quand il se fut mis au lit, il sentit que le sommeil ne viendrait point, car une fièvre courait en ses veines, une sève de rêve fermentait en son cœur. Redoutant l'insomnie, une de ces insomnies énervantes que provoque l'agitation de l'âme, il voulut essayer de prendre un livre. Combien de fois une courte lecture lui avait servi de narcotique ! Il se leva donc et passa dans sa bibliothèque, afin de choisir un ouvrage bien fait et soporifique ; mais son esprit éveillé malgré lui, avide d'une émotion quelconque, cherchait sur les rayons un nom d'écrivain qui répondît à son état d'exaltation et d'attente. Balzac, qu'il adorait, ne lui dit rien ; il dédaigna Hugo, méprisa Lamartine qui pourtant le laissait toujours attendri et il tomba avidement sur Musset, le poète des tout jeunes gens. Il en prit un volume et l'emporta pour lire au hasard des feuilles. Quand il se fut recouché, il se mit à boire, avec une soif d'ivrogne, ces vers faciles d'inspiré qui chanta, comme un oiseau, l'aurore de l'existence et, n'ayant d'haleine que pour le matin, se tut devant le jour brutal, ces vers d'un poète qui fut surtout un homme enivré de la vie, lâchant son ivresse en fanfares d'amours éclatantes et naïves, écho de tous les jeunes cœurs éperdus de désirs. Jamais Bertin n'avait compris ainsi le charme physique de ces poèmes qui émeuvent les sens et remuent à peine l'intelligence. Les yeux sur ces vers vibrants, il se sentait une âme de vingt ans, soulevée d'espérances, et il lut le volume presque entier dans une griserie juvénile. Trois heures sonnèrent, jetant en lui l'étonnement de n'avoir pas encore sommeil. Il se leva pour fermer sa fenêtre restée ouverte et pour porter le livre sur la table, au milieu de la chambre ; mais au contact de l'air frais de la nuit, une douleur, mal assoupie par les saisons d'Aix, lui courut le long des reins comme un rappel, comme un avis, et il rejeta le poète avec un geste d'impatience en murmurant : « Vieux fou, va ! » Puis il se recoucha et souffla sa lumière.

Il n'alla pas le lendemain chez la comtesse, et il prit même la résolution énergique de n'y point retourner avant deux jours. Mais quoi qu'il fît, soit qu'il essayât de peindre, soit qu'il voulût se promener, soit qu'il traînât de maison en maison sa mélancolie, il était partout harcelé par la préoccupation inapaisable de ces deux femmes. S'étant interdit d'aller les voir, il se soulageait en pensant à elles, et il laissait sa pensée, il laissait son cœur se rassasier de leur souvenir. Il arrivait alors souvent que, dans cette sorte d'hallucination où il berçait son isolement, les deux figures se rapprochaient, différentes, telles qu'il les connaissait, puis passaient l'une devant l'autre, se mêlaient, fondues ensemble, ne faisaient plus qu'un visage, un peu confus, qui n'était plus celui de la mère, pas tout à fait celui de la fille, mais celui d'une femme aimée éperdument, autrefois, encore, toujours. Alors, il avait des remords de s'abandonner ainsi sur la pente de ces attendrissements qu'il sentait puissants et dangereux. Pour leur échapper, les rejeter, se délivrer de ce songe captivant et doux, il dirigeait son esprit vers toutes les idées imaginables, vers tous les sujets de réflexion et de méditation possibles. Vains efforts ! Toutes les routes de distraction qu'il prenait le ramenaient au même point, où il rencontrait une jeune figure blonde qui semblait embusquée pour l'attendre. C'était une vague et inévitable obsession flottant sur lui, tournant autour de lui et l'arrêtant, quel que fût le détour qu'il avait essayé pour fuir. La confusion de ces deux êtres, qui l'avait si fort troublé le soir de leur promenade dans le parc de Roncières, recommençait en sa mémoire dès que, cessant de réfléchir et de raisonner, il les évoquait et s'efforçait de comprendre quelle émotion bizarre remuait sa chair. Il se disait : « Voyons, ai-je pour Annette plus de tendresse qu'il ne convient ? » Alors, fouillant son cœur, il le sentait brûlant d'affection pour une femme toute jeune, qui avait tous les traits d'Annette, mais qui n'était pas elle. Et il se rassurait lâchement en songeant : « Non, je n'aime pas la petite, je suis la victime de sa ressemblance. Cependant, les deux jours passés à Roncières restaient en son âme comme une source de chaleur, de bonheur, d'enivrement ; et les moindres détails lui revenaient un à un, précis, plus savoureux qu'à l'heure même. Tout à coup, en suivant le cours de ses ressouvenirs, il revit le chemin qu'ils suivaient en sortant du cimetière, les cueillettes de fleurs de la jeune fille, et il se rappela brusquement lui avoir promis un bluet en saphirs dès leur retour à Paris. Toutes ses résolutions s'envolèrent, et, sans plus lutter, il prit son chapeau et sortit, tout ému par la pensée du plaisir qu'il lui ferait. Le valet de pied des Guilleroy lui répondit, quand il se présenta :

« Madame est sortie, mais Mademoiselle est ici. Il ressentit une joie vive.

« Prévenez-la que je voudrais lui parler. Puis il glissa dans le salon, à pas légers, comme s'il eût craint d'être entendu. Annette parut presque aussitôt.

« Bonjour, cher maître », dit-elle avec gravité.

Il se mit à rire, lui serra la main, et, s'asseyant auprès d'elle : « Devine pourquoi je suis venu ? Elle chercha quelques secondes.

« Je ne sais pas.

– Pour t'emmener avec ta mère chez le bijoutier choisir le bluet en saphirs que je t'ai promis à Roncières. La figure de la jeune fille fut illuminée de bonheur.

« Oh ! dit-elle, et maman qui est sortie. Mais elle va rentrer. Vous l'attendrez, n'est-ce pas ? – Oui, si ce n'est pas trop long. – Oh ! quel insolent, trop long, avec moi. Vous me traitez en gamine.

– Non, dit-il, pas tant que tu crois. Il se sentait au cœur une envie de plaire, d'être galant et spirituel, comme aux jours les plus fringants de sa jeunesse, une de ces envies instinctives qui surexcitent toutes les facultés de séduction, qui font faire la roue aux paons et des vers aux poètes. Les phrases lui venaient aux lèvres, pressées, alertes, et il parla comme il savait parler en ses bonnes heures. La petite, animée par cette verve, lui répondit avec toute la malice, avec toute la finesse espiègle qui germaient en elle.

Tout à coup, comme il discutait une opinion, il s'écria : « Mais vous m'avez déjà dit cela souvent, et je vous ai répondu… » Elle l'interrompit en éclatant de rire : « Tiens, vous ne me tutoyez plus ! Vous me prenez pour maman. Il rougit, se tut, puis balbutia :

« C'est que ta mère m'a déjà soutenu cent fois cette idée-là. Son éloquence s'était éteinte ; il ne savait plus que dire, et il avait peur maintenant, une peur incompréhensible de cette fillette. « Voici maman », dit-elle.

Elle avait entendu s'ouvrir la porte du premier salon, et Olivier, troublé comme si on l'eût pris en faute, expliqua comment il s'était souvenu tout à coup de la promesse faite, et comment il était venu les prendre l'une et l'autre pour aller chez le bijoutier. « J'ai un coupé, dit-il. Je me mettrai sur le strapontin. Ils partirent, et quelques minutes plus tard ils entraient chez Montara.

Ayant passé toute sa vie dans l'intimité, l'observation, l'étude et l'affection des femmes, s'étant toujours occupé d'elles, ayant dû sonder et découvrir leurs goûts, connaître comme elles la toilette, les questions de mode, tous les menus détails de leur existence privée, il était arrivé à partager souvent certaines de leurs sensations, et il éprouvait toujours, en entrant dans un de ces magasins où l'on vend les accessoires charmants et délicats de leur beauté, une émotion de plaisir presque égale à celle dont elles vibraient elles-mêmes. Il s'intéressait comme elles à tous les riens coquets dont elles se parent ; les étoffes plaisaient à ses yeux ; les dentelles attiraient ses mains ; les plus insignifiants bibelots élégants retenaient son attention. Dans les magasins de bijouterie, il ressentait pour les vitrines une nuance de respect religieux, comme devant les sanctuaires de la séduction opulente ; et le bureau de drap foncé, où les doigts souples de l'orfèvre font rouler les pierres aux reflets précieux, lui imposait une certaine estime. Quand il eut fait asseoir la comtesse et sa fille devant ce meuble sévère où l'une et l'autre posèrent une main par un mouvement naturel, il indiqua ce qu'il voulait ; et on lui fit voir des modèles de fleurettes. Puis on répandit devant eux des saphirs, dont il fallut choisir quatre. Ce fut long. Les deux femmes, du bout de l'ongle, les retournaient sur le drap, puis les prenaient avec précaution, regardaient le jour à travers, les étudiaient avec une attention savante et passionnée. Quand on eut mis de côté ceux qu'elles avaient distingués, il fallut trois émeraudes pour faire les feuilles, puis un tout petit brillant qui tremblerait au centre comme une goutte de rosée. Alors Olivier, que la joie de donner grisait, dit à la comtesse :

« Voulez-vous me faire le plaisir de choisir deux bagues ?

– Moi ?

– Oui. Une pour vous, une pour Annette ? Laissez-moi vous faire ces petits cadeaux en souvenir des deux jours passés à Roncières. Elle refusa. Il insista. Une longue discussion suivit, une lutte de paroles et d'arguments où il finit, non sans peine, par triompher. On apporta les bagues, les unes, les plus rares, seules en des écrins spéciaux, les autres enrégimentées par genres en de grandes boîtes carrées, où elles alignaient sur le velours toutes les fantaisies de leurs chatons. Le peintre s'était assis entre les deux femmes et il se mit, comme elles, avec la même ardeur curieuse, à cueillir un à un les anneaux d'or dans les fentes minces qui les retenaient. Il les déposait ensuite devant lui, sur le drap du bureau où ils s'amassaient en deux groupes, celui qu'on rejetait à première vue et celui dans lequel on choisirait. Le temps passait, insensible et doux, dans ce joli travail de sélection plus captivant que tous les plaisirs du monde, distrayant et varié comme un spectacle, émouvant aussi, presque sensuel, jouissance exquise pour un cœur de femme.

Puis on compara, on s'anima, et le choix des trois juges, après quelque hésitation, s'arrêta sur un petit serpent d'or qui tenait un beau rubis entre sa gueule mince et sa queue tordue. Olivier, radieux, se leva.

« Je vous laisse ma voiture, dit-il. J'ai des courses à faire ; je m'en vais. Mais Annette pria sa mère de rentrer à pied, par ce beau temps. La comtesse y consentit, et, ayant remercié Bertin, s'en alla par les rues, avec sa fille. Elles marchèrent quelque temps en silence, dans la joie savourée des cadeaux reçus ; puis elles se mirent à parler de tous les bijoux qu'elles avaient vus et maniés. Il leur en restait à l'esprit une sorte de miroitement, une sorte de cliquetis, une sorte de gaieté. Elles allaient vite, à travers la foule de cinq heures qui suit les trottoirs, un soir d'été. Des hommes se retournaient pour regarder Annette et murmuraient en passant de vagues paroles d'admiration. C'était la première fois, depuis son deuil, depuis que le noir donnait à sa fille ce vif éclat de beauté, que la comtesse sortait avec elle dans Paris ; et la sensation de ce succès de rue, de cette attention soulevée, de ces compliments chuchotés, de ce petit remous d'émotion flatteuse que laisse dans une foule d'hommes la traversée d'une jolie femme, lui serrait le cœur peu à peu, le comprimait sous la même oppression pénible que l'autre soir, dans son salon, quand on comparait la petite avec son propre portrait. Malgré elle, elle guettait ces regards attirés par Annette, elle les sentait venir de loin, frôler son visage sans s'y fixer, puis s'attacher soudain sur la figure blonde qui marchait à côté d'elle. Elle devinait, elle voyait dans les yeux les rapides et muets hommages à cette jeunesse épanouie, au charme attirant de cette fraîcheur, et elle pensa : « J'étais aussi bien qu'elle, sinon mieux. » Soudain le souvenir d'Olivier la traversa et elle fut saisie, comme à Roncières, par une impérieuse envie de fuir. Elle ne voulait plus se sentir dans cette clarté, dans ce courant de monde, vue par tous ces hommes qui ne la regardaient pas. Ils étaient loin les jours, proches pourtant, où elle cherchait, où elle provoquait un parallèle avec sa fille. Qui donc aujourd'hui, parmi ces passants, songeait à les comparer ? Un seul y avait pensé peut-être, tout à l'heure, dans cette boutique d'orfèvre ? Lui ? Oh ! quelle souffrance ! Se pouvait-il qu'il n'eût pas sans cesse à l'esprit l'obsession de cette comparaison ! Certes il ne pouvait les voir ensemble sans y songer et sans se souvenir du temps où si fraîche, si jolie, elle entrait chez lui, sûre d'être aimée ! « Je me sens mal, dit-elle, nous allons prendre un fiacre, mon enfant. Annette, inquiète, demanda :

« Qu'est-ce que tu as, maman ? – Ce n'est rien, tu sais que, depuis la mort de ta grand-mère, j'ai souvent de ces faiblesses-là !