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Oscar Wilde - Le Portrait de Dorian Gray, Le portrait de Dorian Gray Chapitre 9

Le portrait de Dorian Gray Chapitre 9

Chapitre IX

Le lendemain matin, tandis qu'il déjeunait, Basil Hallward entra. – Je suis bien heureux de vous trouver, Dorian, dit-il gravement. Je suis venu hier soir et on m'a dit que vous étiez à l'Opéra. Je savais que c'était impossible. Mais j'aurais voulu que vous m'eussiez laissé un mot, me disant où vous étiez allé. J'ai passé une bien triste soirée, craignant qu'une première tragédie soit suivie d'une autre. Vous auriez dû me télégraphier dès que vous en avez entendu parler. Je l'ai lu par hasard dans la dernière édition du Globe au club. Je vins aussitôt ici et je fus vraiment désolé de ne pas vous trouver. Je ne saurais vous dire combien j'ai eu le cœur brisé par tout cela. Je sais ce que vous devez souffrir. Mais où étiez-vous ? Êtes-vous allé voir la mère de la pauvre fille ? Un instant, J'avais songé à vous y chercher. On avait mis l'adresse dans le journal. Quelque part dans Euston Road, n'est-ce pas ? Mais j'eus peur d'importuner une douleur que je ne pouvais consoler. Pauvre femme ! Dans quel état elle devait être ! Son unique enfant !... Que disait-elle ?

– Mon cher Basil, que sais-je ? murmura Dorian Gray en buvant à petits coups d'un vin jaune pâle dans un verre de Venise, délicatement contourné et doré, en paraissant profondément ennuyé. J'étais à l'Opéra, vous auriez dû y venir. J'ai rencontré pour la première lois lady Gwendoline, la sœur d'Harry. Nous étions dans sa loge. Elle est tout à fait charmante et la Patti a chanté divinement. Ne parlez pas de choses horribles. Si l'on ne parlait jamais d'une chose, ce serait comme si elle n'était jamais arrivée. C'est seulement l'expression, comme dit Harry, qui donne une réalité aux choses. Je dois dire que ce n'était pas l'unique enfant de la pauvre femme. Il y a un fils, un charmant garçon je crois. Mais il n'est pas au théâtre. C'est un marin, ou quelque chose comme cela. Et maintenant parlez-moi de vous et de ce que vous êtes en train de peindre ?

– Vous avez été à l'Opéra ? dit lentement Hallward avec une vibration de tristesse dans la voix. Vous avez été à l'Opéra pendant que Sibyl Vane reposait dans la mort en un sordide logis ? Vous pouvez me parler d'autres femmes charmantes et de la Patti qui chantait divinement, avant que la jeune fille que vous aimiez ait même la quiétude d'un tombeau pour y dormir ?... Vous ne songez donc pas aux horreurs réservées à ce petit corps lilial !

– Arrêtez-vous, Basil, je ne veux pas les entendre ! s'écria Dorian en se levant. Ne me parlez pas de ces choses. Ce qui est fait est fait. Le passé est le passé.

– Vous appelez hier le passé ?

– Ce qui se passe dans l'instant actuel va lui appartenir. Il n'y a que les gens superficiels qui veulent des années pour s'affranchir d'une émotion. Un homme maître de lui-même, peut mettre fin à un chagrin aussi facilement qu'il peut inventer un plaisir. Je ne veux pas être à la merci de mes émotions. Je veux en user, les rendre agréable et les dominer.

– Dorian, ceci est horrible !... Quelque chose vous a changé complètement. Vous avez toujours les apparences de ce merveilleux jeune homme qui venait chaque jour à mon atelier poser pour son portrait. Mais alors vous étiez simple, naturel et tendre. Vous étiez la moins souillée des créatures. Maintenant je ne sais ce qui a passé sur vous. Vous parlez comme si vous n'aviez ni cœur ni pitié. C'est l'influence d'Harry qui a fait cela, je le vois bien... Le jeune homme rougit et allant à la fenêtre, resta quelques instants à considérer la pelouse fleurie et ensoleillée.

– Je dois beaucoup à Harry, Basil, dit-il enfin, plus que je ne vous dois. Vous ne m'avez appris qu'à être vain. – Parfait ?... aussi en suis-je puni, Dorian, ou le serai-je quelque jour.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, Basil, s'écria-t-il en se retournant. Je ne sais ce que vous voulez ! Que voulez-vous ?

– Je voudrais retrouver le Dorian Gray que j'ai peint, dit l'artiste, tristement. – Basil, fit l'adolescent, allant à lui et lui mettant la main sur l'épaule, vous êtes venu trop tard. Hier lorsque j'appris que Sibyl Vane s'était suicidée... – Suicidée, mon Dieu ! est-ce bien certain ? s'écria Hallward le regardant avec une expression d'horreur... – Mon cher Basil ! Vous ne pensiez sûrement pas que ce fut un vulgaire accident. Certainement, elle s'est suicidée. L'autre enfonça sa tête dans ses mains. – C'est effrayant, murmura-t-il, tandis qu'un frisson le parcourait. – Non, dit Dorian Gray, cela n'a rien d'effrayant. C'est une des plus grandes tragédies romantiques de notre temps. À l'ordinaire, les acteurs ont l'existence la plus banale. Ils sont bons maris, femmes fidèles, quelque chose d'ennuyeux ; vous comprenez, une vertu moyenne et tout ce qui s'en suit. Comme Sibyl était différente ! Elle a vécu sa plus belle tragédie. Elle fut constamment une héroïne. La dernière nuit qu'elle joua, la nuit où vous la vîtes, elle joua mal parce qu'elle avait compris la réalité de l'amour. Quand elle connut ses déceptions, elle mourut comme Juliette eût pu mourir. Elle appartint encore en cela au domaine d'art. Elle a quelque chose d'une martyre. Sa mort a toute l'inutilité pathétique du martyre, toute une beauté de désolation. Mais comme je vous le disais, ne croyez pas que je n'aie pas souffert. Si vous étiez venu hier, à un certain moment – vers cinq heures et demie peut-être ou six heures moins le quart – vous m'auriez trouvé en larmes... Même Harry qui était ici et qui, au fait, m'apporta la nouvelle, se demandait où j'allais en venir. Je souffris intensément. Puis cela passa. Je ne puis répéter une émotion. Personne d'ailleurs ne le peut, excepté les sentimentaux. Et vous êtes cruellement injuste, Basil : vous venez ici pour me consoler, ce qui est charmant de votre part ; vous me trouvez tout consolé et vous êtes furieux !... Tout comme une personne sympathique ! Vous me rappelez une histoire qu'Harry m'a racontée à propos d'un certain philanthrope qui dépensa vingt ans de sa vie à essayer de redresser quelque tort, ou de modifier une loi injuste, je ne sais plus exactement. Enfin il y réussit, et rien ne put surpasser son désespoir. Il n'avait absolument plus rien à faire, sinon à mourir d'ennui et il devint un misanthrope résolu. Maintenant, mon cher Basil, si vraiment vous voulez me consoler, apprenez-moi à oublier ce qui est arrivé ou à le considérer à un point de vue assez artistique. N'est-ce pas Gautier qui écrivait sur la « Consolation des arts » ? Je me rappelle avoir trouvé un jour dans votre atelier un petit volume relié en vélin, où je cueillis ce mot délicieux. Encore ne suis-je pas comme ce jeune homme dont vous me parliez lorsque nous fûmes ensemble à Marlow, ce jeune homme qui disait que le satin jaune pouvait nous consoler de toutes les misères de l'existence. J'aime les belles choses que l'on peut toucher et tenir : les vieux brocarts, les bronzes verts, les laques, les ivoires, exquisément travaillés, ornés, parés ; il y a beaucoup à tirer de ces choses. Mais le tempérament artistique qu'elles créent ou du moins révèlent est plus encore pour moi. Devenir le spectateur de sa propre vie, comme dit Harry, c'est échapper aux souffrances terrestres. Je sais bien que je vous étonne en vous parlant ainsi. Vous n'avez pas compris comment je me suis développé. J'étais un écolier lorsque vous me connûtes. Je suis un homme maintenant, j'ai de nouvelles passions, de nouvelles pensées, des idées nouvelles. Je suis différent, mais vous ne devez pas m'en aimer moins. Je suis changé, mais vous serez toujours mon ami. Certes, j'aime beaucoup Harry ; je sais bien que vous êtes meilleur que lui... Vous n'êtes pas plus fort, vous avez trop peur de la vie, mais vous êtes meilleur. Comme nous étions heureux ensemble ! Ne m'abandonnez pas, Basil, et ne me querellez pas, je suis ce que je suis. Il n'y a rien de plus à dire ! Le peintre semblait singulièrement ému. Le jeune homme lui était très cher, et sa personnalité avait marqué le tournant de son art. Il ne put supporter l'idée de lui faire plus longtemps des reproches. Après tout, son indifférence pouvait n'être qu'une humeur passagère ; il y avait en lui tant de bonté et tant de noblesse. – Bien, Dorian, dit-il enfin, avec un sourire attristé ; je ne vous parlerai plus de cette horrible affaire désormais. J'espère seulement que votre nom n'y sera pas mêlé. L'enquête doit avoir lieu cette après-midi. Vous a-t-on convoqué ?

Dorian secoua la tête et une expression d'ennui passa sur ses traits à ce mot d' « enquête ». Il y avait dans ce mot quelque chose de si brutal et de si vulgaire !

– Ils ne connaissent pas son nom, répondit-il.

– Mais elle, le connaissait certainement ?

– Mon prénom seulement et je suis certain qu'elle ne l'a jamais dit à personne. Elle m'a dit une fois qu'ils étaient tous très curieux de savoir qui j'étais et qu'elle leur répondait invariablement que je m'appelais le « Prince Charmant. » C'était gentil de sa part. Il faudra que vous me fassiez un croquis de Sibyl, Basil. Je voudrais avoir d'elle quelque chose de plus que le souvenir de quelques baisers et de quelques lambeaux de phrases pathétiques. – J'essaierai de faire quelque chose, Dorian, si cela vous fait plaisir. Mais il faudra que vous veniez encore me poser. Je ne puis me passer de vous.

– Je ne peux plus poser pour vous, Basil. C'est tout à fait impossible ! s'écria-t-il en se reculant. Le peintre le regarda en face...

– Mon cher enfant, quelle bêtise ! Voudriez-vous dire que ce que j'ai fait de vous ne vous plaît pas ? Où est-ce, à propos ?... Pourquoi avez-vous poussé le paravent devant votre portrait ? Laissez-moi le regarder. C'est la meilleure chose que j'aie jamais faite. Ôtez ce paravent, Dorian. C'est vraiment désobligeant de la part de votre domestique de cacher ainsi mon œuvre. Il me semblait que quelque chose était changé ici quand je suis entré.

– Mon domestique n'y est pour rien, Basil. Vous n'imaginez pas que je lui laisse arranger mon appartement. Il dispose mes fleurs, quelquefois, et c'est tout. Non, j'ai fait cela moi-même. La lumière tombait trop crûment sur le portrait.

– Trop crûment, mais pas du tout, cher ami. L'exposition est admirable. Laissez-moi voir...

Et Hallward se dirigea vers le coin de la pièce. Un cri de terreur s'échappa des lèvres de Dorian Gray. Il s'élança entre le peintre et le paravent. – Basil, dit-il, en pâlissant vous ne regarderez pas cela, je ne le veux pas.

– Ne pas regarder ma propre œuvre ! Vous n'êtes pas sérieux. Pourquoi ne la regarderais-je pas ? s'exclama Hallward en riant. – Si vous essayez de la voir, Basil, je vous donne ma parole d'honneur que je ne vous parlerai plus de toute ma vie !... Je suis tout à fait sérieux, je ne vous offre aucune explication et il ne faut pas m'en demander. Mais, songez-y, si vous touchez au paravent, tout est fini entre nous !...

Hallward était comme foudroyé. Il regardait Dorian avec une profonde stupéfaction. Il ne l'avait jamais vu ainsi. Le jeune homme était blême de colère. Ses mains se crispaient et les pupilles de ses yeux semblaient deux flammes bleues. Un tremblement le parcourait...

– Dorian !

– Ne parlez pas !

– Mais qu'y-a-t-il ? Certainement je ne le regarderai pas si vous ne le voulez pas, dit-il un peu froidement, tournant sur ses talons et allant vers la fenêtre, mais il me semble plutôt absurde que je ne puisse voir mon œuvre, surtout lorsque je vais l'exposer à Paris cet automne. Il faudra sans doute que je lui donne une nouvelle couche de vernis d'ici-là ; ainsi, devrai-je l'avoir quelque jour ; pourquoi pas maintenant ? – L'exposer !... Vous voulez l'exposer ? s'exclama Dorian Gray envahi d'un étrange effroi. Le monde verrait donc son secret ? On viendrait bâiller devant le mystère de sa vie ? Cela était impossible ! Quelque chose – il ne savait quoi – se passerait avant...

– Oui, je ne suppose pas que vous ayez quelque chose à objecter. Georges Petit va réunir mes meilleures toiles pour une exposition spéciale qui ouvrira rue de Sèze dans la première semaine d'octobre. Le portrait ne sera hors d'ici que pour un mois ; je pense que vous pouvez facilement vous en séparer ce laps de temps. D'ailleurs vous serez sûrement absent de la ville. Et si vous le laissez toujours derrière un paravent, vous n'avez guère à vous en soucier. Dorian passa sa main sur son front emperlé de sueur. Il lui semblait qu'il courait un horrible danger. – Vous m'avez dit, il y a un mois, que vous ne l'exposeriez jamais, s'écria-t-il. Pourquoi avez-vous changé d'avis. Vous autres qui passez pour constants vous avez autant de caprices que les autres. La seule différence, c'est que vos caprices sont sans aucune signification. Vous ne pouvez avoir oublié que vous m'avez solennellement assuré que rien au monde ne pourrait vous amener à l'exposer. Vous avez dit exactement la même chose à Harry.

Il s'arrêta soudain ; un éclair passa dans ses yeux. Il se souvint que lord Henry lui avait dit un jour à moitié sérieusement, à moitié en riant : « Si vous voulez passer un curieux quart d'heure, demandez à Basil pourquoi il ne veut pas exposer votre portrait. Il me l'a dit, et cela a été pour moi une révélation ». Oui, Basil aussi, peut-être, avait son secret. Il essaierait de le connaître...

– Basil, dit-il en se rapprochant tout contre lui et le regardant droit dans les yeux, nous avons chacun un secret. Faites-moi connaître le vôtre, je vous dirai le mien. Pour quelle raison refusiez-vous d'exposer mon portrait ? Le peintre frissonna malgré lui.

– Dorian, si je vous le disais, vous pourriez m'en aimer moins et vous ririez sûrement de moi ; je ne pourrai supporter ni l'une ni l'autre de ces choses. Si vous voulez que je ne regarde plus votre portrait, c'est bien... Je pourrai, du moins, toujours vous regarder, vous... Si vous voulez que la meilleure de mes œuvres soit à jamais cachée au monde, j'accepte... Votre amitié m'est plus chère que toute gloire ou toute renommée. – Non, Basil, il faut me le dire, insista Dorian Gray, je crois avoir le droit de le savoir.

Son impression de terreur avait disparu et la curiosité l'avait remplacée. Il était résolu à connaître le secret de Basil Hallward.

– Asseyons-nous. Dorian, dit le peintre troublé, asseyons-nous ; et répondez à ma question. Avez-vous remarqué dans le portrait une chose curieuse ? Une chose qui probablement ne vous a pas frappé tout d'abord, mais qui s'est révélée à vous soudainement ? – Basil ! s'écria le jeune homme étreignant les bras de son fauteuil de ses mains tremblantes et le regardant avec des yeux ardents et effrayés. – Je vois que vous l'avez remarqué... Ne parlez pas ! Attendez d'avoir entendu ce que j'ai à dire. Dorian, du jour où je vous rencontrai, votre personnalité eut sur moi une influence extraordinaire. Je fus dominé, âme, cerveau et talent, par vous. Vous deveniez pour moi la visible incarnation de cet idéal jamais vu, dont la pensée nous hante, nous autres artistes, comme un rêve exquis. Je vous aimai ; je devins jaloux de tous ceux à qui vous parliez, je voulais vous avoir à moi seul, je n'étais heureux que lorsque j'étais avec vous. Quant vous étiez loin de moi, vous étiez encore présent dans mon art...

« Certes, je ne vous laissai jamais rien connaître de tout cela. C'eût été impossible. Vous n'auriez pas compris ; Je le comprends à peine moi-même. Je connus seulement que j'avais vu la perfection face à face et le monde devint merveilleux à mes yeux, trop merveilleux peut-être, car il y a un péril dans de telles adorations, le péril de les perdre, non moindre que celui de les conserver... Les semaines passaient et je m'absorbais en vous de plus en plus. Alors commença une phase nouvelle. Je vous avais dessiné en berger Paris, revêtu d'une délicate armure, en Adonis armé d'un épieu poli et en costume de chasseur. Couronné de lourdes fleurs de lotus, vous aviez posé sur la proue de la trirème d'Adrien, regardant au-delà du Nil vert et bourbeux. Vous vous étiez penché sur l'étang limpide d'un paysage grec, mirant dans l'argent des eaux silencieuses, la merveille de votre propre visage. Et tout cela avait été ce que l'art pouvait être, de l'inconscience, de l'idéal, de l'à-peu-près. Un jour, jour fatal, auquel je pense quelquefois, je résolus de peindre un splendide portrait de vous tel que vous êtes maintenant, non dans les costumes des temps révolus, mais dans vos propres vêtements et dans votre époque. Fût-ce le réalisme du sujet ou la simple idée de votre propre personnalité, se présentant ainsi à moi sans entours et sans voile, je ne puis le dire. Mais je sais que pendant que j'y travaillais, chaque coup de pinceau, chaque touche de couleur me semblaient révéler mon secret. Je m'effrayais que chacun pût connaître mon idolâtrie. Je sentis, Dorian, que j'avais trop dit, mis trop de moi-même dans cette œuvre. C'est alors que je résolus de ne jamais permettre que ce portrait fût exposé. Vous en fûtes un peu ennuyé. Mais alors vous ne vous rendiez pas compte de ce que tout cela signifiait pour moi. Harry, à qui j'en parlai, se moqua de moi, je ne m'en souciais pas. Quand le tableau fut terminé et que je m'assis tout seul en face de lui, je sentis que j'avais raison... Mais quelques jours après qu'il eût quitté mon atelier, dès que je fus débarrassé de l'intolérable fascination de sa présence, il me sembla que j'avais été fou en imaginant y avoir vu autre chose que votre beauté et plus de choses que je n'en pouvais peindre. Et même maintenant je ne puis m'empêcher de sentir l'erreur qu'il y a à croire que la passion éprouvée dans la création puisse jamais se montrer dans l'œuvre créée. L'art est toujours plus abstrait que nous ne l'imaginons. La forme et la couleur nous parlent de forme et de couleur, voilà tout. Il me semble souvent que l'œuvre cache l'artiste bien plus qu'il ne le révèle. Aussi lorsque je reçus cette offre de Paris, je résolus de faire de votre portrait le clou de mon exposition. Je ne soupçonnais jamais que vous pourriez me le refuser. Je vois maintenant que vous aviez raison. Ce portrait ne peut être montré. Il ne faut pas m'en vouloir, Dorian, de tout ce que je viens de vous dire. Comme je le disais une fois à Harry, vous êtes fait pour être aimé...

Dorian Gray poussa un long soupir. Ses joues se colorèrent de nouveau et un sourire se joua sur ses lèvres. Le péril était passé. Il était sauvé pour l'instant. Il ne pouvait toutefois se défendre d'une infinie pitié pour le peintre qui venait de lui faire une si étrange confession, et il se demandait si lui-même pourrait jamais être ainsi dominé par la personnalité d'un ami. Lord Henry avait ce charme d'être très dangereux, mais c'était tout. Il était trop habile et trop cynique pour qu'on pût vraiment l'aimer. Pourrait-il jamais exister quelqu'un qui le remplirait d'une aussi étrange idolâtrie ? Était-ce là une de ces choses que la vie lui réservait ?...

– Cela me paraît extraordinaire, Dorian, dit Hallward que vous ayez réellement vu cela dans le portrait. L'avez-vous réellement vu ? – J'y voyais quelque chose, répondit-il, quelque chose qui me semblait très curieux. – Bien, admettez-vous maintenant que je le regarde ?

Dorian secoua la tête.

– Il ne faut pas me demander cela, Basil, je ne puis vraiment vous laisser face à face avec ce tableau.

– Vous y arriverez un jour ?

– Jamais !

– Peut-être avez-vous raison. Et maintenant, au revoir, Dorian. Vous avez été la seule personne dans ma vie qui ait vraiment influencé mon talent. Tout ce que j'ai fait de bon, je vous le dois. Ah ! vous ne savez pas ce qu'il m'en coûte de vous dire tout cela !... – Mon cher Basil, dit Dorian, que m'avez-vous dit ? Simplement que vous sentiez m'admirer trop... Ce n'est pas même un compliment. – Ce ne pouvait être un compliment. C'était une confession ; maintenant que je l'ai faite, il me semble que quelque chose de moi s'en est allé. Peut-être ne doit-on pas exprimer son adoration par des mots.

– C'était une confession très désappointante. – Qu'attendiez-vous donc, Dorian ? Vous n'aviez rien vu d'autre dans le tableau ? Il n'y avait pas autre chose à voir... – Non, il n'y avait rien de plus à y voir. Pourquoi le demander ? Mais il ne faut pas parler d'adoration. C'est une folie. Vous et moi sommes deux amis ; nous devons nous en tenir là...

– Il vous reste Harry ! dit le peintre tristement.

– Oh ! Harry ! s'écria l'adolescent avec un éclat de rire ; Harry passe ses journées à dire des choses incroyables et ses soirées à faire des choses invraisemblables. Tout à fait le genre de vie que j'aimerais. Mais je ne crois pas que j'irai vers Harry dans un moment d'embarras ; je viendrai à vous aussitôt, Basil. – Vous poserez encore pour moi ?

– Impossible !

– Vous gâtez ma vie d'artiste en refusant, Dorian. Aucun homme ne rencontre deux fois son idéal ; très peu ont une seule fois cette chance.

– Je ne puis vous donner d'explications, Basil ; je ne dois plus poser pour vous. Il y a quelque chose de fatal dans un portrait. Il a sa vie propre... Je viendrai prendre le thé avec vous. Ce sera tout aussi agréable.

– Plus agréable pour vous, je le crains, murmura Hallward avec tristesse. Et maintenant au revoir. Je suis fâché que vous ne vouliez pas me laisser regarder encore une fois le tableau. Mais nous n'y pouvons rien. Je comprends parfaitement ce que vous éprouvez.

Lorsqu'il fut parti, Dorian se sourit à lui-même. Pauvre Basil ! Comme il connaissait peu la véritable raison ! Et comme cela était étrange qu'au lieu d'avoir été forcé de révéler son propre secret, il avait réussi presque par hasard, à arracher le secret de son ami ! Comme cette étonnante confession l'expliquait à ses yeux ! Les absurdes accès de jalousie du peintre, sa dévotion farouche, ses panégyriques extravagants, ses curieuses réticences, il comprenait tout maintenant et il en éprouva une contrariété. Il lui semblait qu'il pouvait y avoir quelque chose de tragique dans une amitié aussi empreinte de romanesque. Il soupira, puis il sonna. Le portrait devait être caché à tout prix. Il ne pouvait courir plus longtemps le risque de le découvrir aux regards. Ç'avait été de sa part une vraie folie que de le laisser, même une heure, dans une chambre où tous ses amis avaient libre accès.


Le portrait de Dorian Gray Chapitre 9 Das Bildnis des Dorian Gray Kapitel 9 The Picture of Dorian Gray Chapter 9 Obraz Doriana Graya Rozdział 9

Chapitre IX

Le lendemain matin, tandis qu'il déjeunait, Basil Hallward entra. – Je suis bien heureux de vous trouver, Dorian, dit-il gravement. Je suis venu hier soir et on m'a dit que vous étiez à l'Opéra. I came last night and they told me you were at the Opera. Je savais que c'était impossible. I knew it was impossible. Mais j'aurais voulu que vous m'eussiez laissé un mot, me disant où vous étiez allé. But I would have liked you to have left me a note, telling me where you had been. J'ai passé une bien triste soirée, craignant qu'une première tragédie soit suivie d'une autre. I spent a very sad evening, fearing that a first tragedy would be followed by another. Vous auriez dû me télégraphier dès que vous en avez entendu parler. You should have telegraphed me as soon as you heard about it. Je l'ai lu par hasard dans la dernière édition du Globe au club. I read it by chance in the last edition of the Globe at the club. Je vins aussitôt ici et je fus vraiment désolé de ne pas vous trouver. I immediately came here and I was really sorry not to find you. Je ne saurais vous dire combien j'ai eu le cœur brisé par tout cela. I can't tell you how my heart was broken by all of this. Je sais ce que vous devez souffrir. I know what you must be suffering. Mais où étiez-vous ? Êtes-vous allé voir la mère de la pauvre fille ? Did you go to the poor girl's mother? Un instant, J'avais songé à vous y chercher. For a moment, I had thought of looking for you there. On avait mis l'adresse dans le journal. Quelque part dans Euston Road, n'est-ce pas ? Somewhere in Euston Road, isn't it? Mais j'eus peur d'importuner une douleur que je ne pouvais consoler. But I was afraid to annoy a pain that I could not console. Pauvre femme ! Dans quel état elle devait être ! What a state she must have been in! Son unique enfant !... Que disait-elle ?

– Mon cher Basil, que sais-je ? “My dear Basil, what do I know? murmura Dorian Gray en buvant à petits coups d'un vin jaune pâle dans un verre de Venise, délicatement contourné et doré, en paraissant profondément ennuyé. muttered Dorian Gray, sipping a pale yellow wine from a delicately rimmed and golden Venetian glass, looking deeply annoyed. J'étais à l'Opéra, vous auriez dû y venir. I was at the Opera, you should have come there. J'ai rencontré pour la première lois lady Gwendoline, la sœur d'Harry. I first met Lady Gwendoline, Harry's sister. Nous étions dans sa loge. We were in his dressing room. Elle est tout à fait charmante et la Patti a chanté divinement. She is quite charming and the Patti sang divinely. Ne parlez pas de choses horribles. Don't talk about horrible things. Si l'on ne parlait jamais d'une chose, ce serait comme si elle n'était jamais arrivée. If we never talked about something, it would be as if it never happened. C'est seulement l'expression, comme dit Harry, qui donne une réalité aux choses. It is only expression, as Harry says, that gives reality to things. Je dois dire que ce n'était pas l'unique enfant de la pauvre femme. I must say that it was not the only child of the poor woman. Il y a un fils, un charmant garçon je crois. There is a son, a charming boy I believe. Mais il n'est pas au théâtre. C'est un marin, ou quelque chose comme cela. He's a sailor or something. Et maintenant parlez-moi de vous et de ce que vous êtes en train de peindre ? And now tell me about yourself and what you are painting?

– Vous avez été à l'Opéra ? dit lentement Hallward avec une vibration de tristesse dans la voix. Hallward said slowly with a hint of sadness in his voice. Vous avez été à l'Opéra pendant que Sibyl Vane reposait dans la mort en un sordide logis ? You were at the Opera while Sibyl Vane lay in death in a sordid dwelling? Vous pouvez me parler d'autres femmes charmantes et de la Patti qui chantait divinement, avant que la jeune fille que vous aimiez ait même la quiétude d'un tombeau pour y dormir ?... Can you tell me about other charming women and about the Patti who sang divinely, before the young girl you loved even had the tranquility of a tomb to sleep in?... Vous ne songez donc pas aux horreurs réservées à ce petit corps lilial ! So you don't think of the horrors reserved for this lilial little body!

– Arrêtez-vous, Basil, je ne veux pas les entendre ! “Stop, Basil, I don't want to hear them! s'écria Dorian en se levant. cried Dorian, rising. Ne me parlez pas de ces choses. Don't talk to me about these things. Ce qui est fait est fait. Le passé est le passé.

– Vous appelez hier le passé ? – You call yesterday the past?

– Ce qui se passe dans l'instant actuel va lui appartenir. – What happens in the present moment will belong to him. Il n'y a que les gens superficiels qui veulent des années pour s'affranchir d'une émotion. Only superficial people want years to rid themselves of an emotion. Un homme maître de lui-même, peut mettre fin à un chagrin aussi facilement qu'il peut inventer un plaisir. A man in control of himself can put an end to sorrow as easily as he can invent pleasure. Je ne veux pas être à la merci de mes émotions. I don't want to be at the mercy of my emotions. Je veux en user, les rendre agréable et les dominer. I want to use them, make them enjoyable and dominate them.

– Dorian, ceci est horrible !... “Dorian, this is horrible!... Quelque chose vous a changé complètement. Something has changed you completely. Vous avez toujours les apparences de ce merveilleux jeune homme qui venait chaque jour à mon atelier poser pour son portrait. You still have the appearances of this wonderful young man who came to my studio every day to pose for his portrait. Mais alors vous étiez simple, naturel et tendre. But then you were simple, natural and tender. Vous étiez la moins souillée des créatures. You were the least tainted of creatures. Maintenant je ne sais ce qui a passé sur vous. Now I don't know what happened to you. Vous parlez comme si vous n'aviez ni cœur ni pitié. You speak as if you have neither heart nor pity. C'est l'influence d'Harry qui a fait cela, je le vois bien... It was Harry's influence that did this, I can see that... Le jeune homme rougit et allant à la fenêtre, resta quelques instants à considérer la pelouse fleurie et ensoleillée. The young man blushed and going to the window, stood for a few moments gazing at the sunny, flowery lawn.

– Je dois beaucoup à Harry, Basil, dit-il enfin, plus que je ne vous dois. “I owe Harry a lot, Basil,” he said at last, “more than I owe you. Vous ne m'avez appris qu'à être vain. You only taught me to be vain. – Parfait ?... aussi en suis-je puni, Dorian, ou le serai-je quelque jour. so am I punished for it, Dorian, or will be some day.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, Basil, s'écria-t-il en se retournant. "I don't know what you mean, Basil," he cried, turning round. Je ne sais ce que vous voulez ! I don't know what you want! Que voulez-vous ?

– Je voudrais retrouver le Dorian Gray que j'ai peint, dit l'artiste, tristement. “I would like to find the Dorian Gray I painted,” the artist said sadly. – Basil, fit l'adolescent, allant à lui et lui mettant la main sur l'épaule, vous êtes venu trop tard. - Basil, said the teenager, going up to him and putting his hand on his shoulder, you came too late. Hier lorsque j'appris que Sibyl Vane s'était suicidée... Yesterday when I learned that Sibyl Vane had committed suicide... – Suicidée, mon Dieu ! est-ce bien certain ? is it certain? s'écria Hallward le regardant avec une expression d'horreur... cried Hallward looking at him with an expression of horror... – Mon cher Basil ! Vous ne pensiez sûrement pas que ce fut un vulgaire accident. Surely you didn't think it was a common accident. Certainement, elle s'est suicidée. Certainly, she committed suicide. L'autre enfonça sa tête dans ses mains. The other buried his head in his hands. – C'est effrayant, murmura-t-il, tandis qu'un frisson le parcourait. “It's scary,” he whispered, a shiver running through him. – Non, dit Dorian Gray, cela n'a rien d'effrayant. “No,” said Dorian Gray, “it's nothing to fear. C'est une des plus grandes tragédies romantiques de notre temps. It is one of the greatest romantic tragedies of our time. À l'ordinaire, les acteurs ont l'existence la plus banale. Ordinarily, actors have the most banal existence. Ils sont bons maris, femmes fidèles, quelque chose d'ennuyeux ; vous comprenez, une vertu moyenne et tout ce qui s'en suit. They are good husbands, faithful wives, something boring; you understand, an average virtue and all that follows. Comme Sibyl était différente ! How different Sibyl was! Elle a vécu sa plus belle tragédie. She lived her most beautiful tragedy. Elle fut constamment une héroïne. She was constantly a heroine. La dernière nuit qu'elle joua, la nuit où vous la vîtes, elle joua mal parce qu'elle avait compris la réalité de l'amour. The last night she played, the night you saw her, she played badly because she understood the reality of love. Quand elle connut ses déceptions, elle mourut comme Juliette eût pu mourir. When she learned of her disappointments, she died as Juliette might have died. Elle appartint encore en cela au domaine d'art. It still belonged in this to the domain of art. Elle a quelque chose d'une martyre. Sa mort a toute l'inutilité pathétique du martyre, toute une beauté de désolation. His death has all the pathetic uselessness of martyrdom, all the beauty of desolation. Mais comme je vous le disais, ne croyez pas que je n'aie pas souffert. But as I was telling you, don't think that I didn't suffer. Si vous étiez venu hier, à un certain moment – vers cinq heures et demie peut-être ou six heures moins le quart – vous m'auriez trouvé en larmes... Même Harry qui était ici et qui, au fait, m'apporta la nouvelle, se demandait où j'allais en venir. If you had come yesterday, at some point - perhaps around half-past five or a quarter to six - you would have found me in tears... Even Harry who was here and who, by the way, brought me the news, wondered where I was coming from. Je souffris intensément. Puis cela passa. Then it passed. Je ne puis répéter une émotion. I cannot repeat an emotion. Personne d'ailleurs ne le peut, excepté les sentimentaux. No one else can, except the sentimental. Et vous êtes cruellement injuste, Basil : vous venez ici pour me consoler, ce qui est charmant de votre part ; vous me trouvez tout consolé et vous êtes furieux !... And you are cruelly unjust, Basil: you come here to comfort me, which is lovely of you; you find me all consoled and you are furious!... Tout comme une personne sympathique ! Just like a friendly person! Vous me rappelez une histoire qu'Harry m'a racontée à propos d'un certain philanthrope qui dépensa vingt ans de sa vie à essayer de redresser quelque tort, ou de modifier une loi injuste, je ne sais plus exactement. You remind me of a story Harry told me about a certain philanthropist who spent twenty years of his life trying to right some wrong, or change an unjust law, I don't know exactly. Enfin il y réussit, et rien ne put surpasser son désespoir. At last he succeeded, and nothing could overcome his despair. Il n'avait absolument plus rien à faire, sinon à mourir d'ennui et il devint un misanthrope résolu. He had absolutely nothing left to do except die of boredom and he became a resolute misanthrope. Maintenant, mon cher Basil, si vraiment vous voulez me consoler, apprenez-moi à oublier ce qui est arrivé ou à le considérer à un point de vue assez artistique. Now, my dear Basil, if you really want to console me, teach me to forget what happened or to consider it from a rather artistic point of view. N'est-ce pas Gautier qui écrivait sur la « Consolation des arts » ? Wasn't it Gautier who wrote about the "Consolation of the arts"? Je me rappelle avoir trouvé un jour dans votre atelier un petit volume relié en vélin, où je cueillis ce mot délicieux. I remember finding one day in your studio a little volume bound in vellum, from which I picked up this delicious word. Encore ne suis-je pas comme ce jeune homme dont vous me parliez lorsque nous fûmes ensemble à Marlow, ce jeune homme qui disait que le satin jaune pouvait nous consoler de toutes les misères de l'existence. Still, I am not like that young man of whom you spoke to me when we were together at Marlow, that young man who said that yellow satin could console us for all the miseries of existence. J'aime les belles choses que l'on peut toucher et tenir : les vieux brocarts, les bronzes verts, les laques, les ivoires, exquisément travaillés, ornés, parés ; il y a beaucoup à tirer de ces choses. Mais le tempérament artistique qu'elles créent ou du moins révèlent est plus encore pour moi. But the artistic temperament that they create or at least reveal is even more for me. Devenir le spectateur de sa propre vie, comme dit Harry, c'est échapper aux souffrances terrestres. To become the spectator of one's own life, as Harry says, is to escape earthly sufferings. Je sais bien que je vous étonne en vous parlant ainsi. I know very well that I am astonishing you by speaking to you thus. Vous n'avez pas compris comment je me suis développé. You didn't understand how I developed. J'étais un écolier lorsque vous me connûtes. I was a schoolboy when you knew me. Je suis un homme maintenant, j'ai de nouvelles passions, de nouvelles pensées, des idées nouvelles. I am a man now, I have new passions, new thoughts, new ideas. Je suis différent, mais vous ne devez pas m'en aimer moins. I'm different, but you don't have to love me any less. Je suis changé, mais vous serez toujours mon ami. I am changed, but you will always be my friend. Certes, j'aime beaucoup Harry ; je sais bien que vous êtes meilleur que lui... Vous n'êtes pas plus fort, vous avez trop peur de la vie, mais vous êtes meilleur. Certainly, I like Harry very much; I know very well that you are better than him... You are not stronger, you are too afraid of life, but you are better. Comme nous étions heureux ensemble ! How happy we were together! Ne m'abandonnez pas, Basil, et ne me querellez pas, je suis ce que je suis. Do not abandon me, Basil, and do not quarrel with me, I am what I am. Il n'y a rien de plus à dire ! There is nothing more to say! Le peintre semblait singulièrement ému. The painter seemed singularly moved. Le jeune homme lui était très cher, et sa personnalité avait marqué le tournant de son art. The young man was very dear to him, and his personality had marked the turning point of his art. Il ne put supporter l'idée de lui faire plus longtemps des reproches. He couldn't bear the thought of scolding her any longer. Après tout, son indifférence pouvait n'être qu'une humeur passagère ; il y avait en lui tant de bonté et tant de noblesse. After all, his indifference might just be a passing mood; there was in him so much goodness and so much nobility. – Bien, Dorian, dit-il enfin, avec un sourire attristé ; je ne vous parlerai plus de cette horrible affaire désormais. “Good, Dorian,” he said at last, with a sad smile; I won't talk to you about this horrible affair anymore. J'espère seulement que votre nom n'y sera pas mêlé. I just hope your name won't be involved. L'enquête doit avoir lieu cette après-midi. The inquest is due to take place this afternoon. Vous a-t-on convoqué ? Have you been summoned?

Dorian secoua la tête et une expression d'ennui passa sur ses traits à ce mot d' « enquête ». Dorian shook his head and an expression of boredom crossed his features at the word "investigation." Il y avait dans ce mot quelque chose de si brutal et de si vulgaire ! There was something so brutal and vulgar about that word!

– Ils ne connaissent pas son nom, répondit-il. "They don't know his name," he replied.

– Mais elle, le connaissait certainement ? "But she certainly knew him?"

– Mon prénom seulement et je suis certain qu'elle ne l'a jamais dit à personne. “My first name only and I'm sure she never told anyone. Elle m'a dit une fois qu'ils étaient tous très curieux de savoir qui j'étais et qu'elle leur répondait invariablement que je m'appelais le « Prince Charmant. She once told me that they were all very curious to know who I was and that she invariably told them that my name was "Prince Charming." » C'était gentil de sa part. Il faudra que vous me fassiez un croquis de Sibyl, Basil. You'll have to sketch Sibyl for me, Basil. Je voudrais avoir d'elle quelque chose de plus que le souvenir de quelques baisers et de quelques lambeaux de phrases pathétiques. I would like to have something more from her than the memory of a few kisses and a few scraps of pathetic sentences. – J'essaierai de faire quelque chose, Dorian, si cela vous fait plaisir. “I'll try to do something, Dorian, if it pleases you. Mais il faudra que vous veniez encore me poser. But you'll have to come and ask me again. Je ne puis me passer de vous. I cannot do without you.

– Je ne peux plus poser pour vous, Basil. “I can no longer pose for you, Basil. C'est tout à fait impossible ! It is quite impossible! s'écria-t-il en se reculant. he exclaimed, stepping back. Le peintre le regarda en face... The painter looked him in the face...

– Mon cher enfant, quelle bêtise ! “My dear child, what nonsense! Voudriez-vous dire que ce que j'ai fait de vous ne vous plaît pas ? Would you say that you don't like what I did to you? Où est-ce, à propos ?... Where is it, by the way?... Pourquoi avez-vous poussé le paravent devant votre portrait ? Why did you push the screen in front of your portrait? Laissez-moi le regarder. Let me watch it. C'est la meilleure chose que j'aie jamais faite. It's the best thing I've ever done. Ôtez ce paravent, Dorian. Take that screen off, Dorian. C'est vraiment désobligeant de la part de votre domestique de cacher ainsi mon œuvre. It's really disparaging of your servant to hide my work like this. Il me semblait que quelque chose était changé ici quand je suis entré. It seemed to me that something was changed here when I entered.

– Mon domestique n'y est pour rien, Basil. “My servant had nothing to do with it, Basil. Vous n'imaginez pas que je lui laisse arranger mon appartement. You can't imagine letting him fix my apartment. Il dispose mes fleurs, quelquefois, et c'est tout. He arranges my flowers sometimes, and that's it. Non, j'ai fait cela moi-même. No, I did this myself. La lumière tombait trop crûment sur le portrait. The light fell too harshly on the portrait.

– Trop crûment, mais pas du tout, cher ami. “Too crudely, but not at all, dear friend. L'exposition est admirable. The exhibition is admirable. Laissez-moi voir... Let me see...

Et Hallward se dirigea vers le coin de la pièce. And Hallward walked to the corner of the room. Un cri de terreur s'échappa des lèvres de Dorian Gray. A cry of terror escaped Dorian Gray's lips. Il s'élança entre le peintre et le paravent. He rushed between the painter and the screen. – Basil, dit-il, en pâlissant vous ne regarderez pas cela, je ne le veux pas. “Basil,” he said, turning pale, you won't look at that, I don't want that.

– Ne pas regarder ma propre œuvre ! – Do not look at my own work! Vous n'êtes pas sérieux. You are not serious. Pourquoi ne la regarderais-je pas ? Why wouldn't I watch it? s'exclama Hallward en riant. – Si vous essayez de la voir, Basil, je vous donne ma parole d'honneur que je ne vous parlerai plus de toute ma vie !... “If you try to see her, Basil, I give you my word of honor that I will not speak to you again for the rest of my life!... Je suis tout à fait sérieux, je ne vous offre aucune explication et il ne faut pas m'en demander. I am completely serious, I offer you no explanation and you must not ask me. Mais, songez-y, si vous touchez au paravent, tout est fini entre nous !... But, think about it, if you touch the screen, everything is over between us!...

Hallward était comme foudroyé. Hallward was like thunderstruck. Il regardait Dorian avec une profonde stupéfaction. He looked at Dorian in deep amazement. Il ne l'avait jamais vu ainsi. He had never seen him like this. Le jeune homme était blême de colère. The young man was pale with anger. Ses mains se crispaient et les pupilles de ses yeux semblaient deux flammes bleues. Her hands clenched and the pupils of her eyes looked like two blue flames. Un tremblement le parcourait... A tremor ran through him...

– Dorian !

– Ne parlez pas !

– Mais qu'y-a-t-il ? – But what is it? Certainement je ne le regarderai pas si vous ne le voulez pas, dit-il un peu froidement, tournant sur ses talons et allant vers la fenêtre, mais il me semble plutôt absurde que je ne puisse voir mon œuvre, surtout lorsque je vais l'exposer à Paris cet automne. Certainly I won't look at it if you don't want to, he said a little coldly, turning on his heels and going to the window, but it seems rather absurd to me that I can't see my work, especially when I go there. exhibit in Paris this fall. Il faudra sans doute que je lui donne une nouvelle couche de vernis d'ici-là ; ainsi, devrai-je l'avoir quelque jour ; pourquoi pas maintenant ? I'll probably have to give it a new coat of varnish by then; so, shall I have it some day; why not now ? – L'exposer !... – Expose it!... Vous voulez l'exposer ? Want to show it off? s'exclama Dorian Gray envahi d'un étrange effroi. exclaimed Dorian Gray overcome with a strange dread. Le monde verrait donc son secret ? So the world would see its secret? On viendrait bâiller devant le mystère de sa vie ? Would we come and yawn at the mystery of his life? Cela était impossible ! Quelque chose – il ne savait quoi – se passerait avant... Something - he didn't know what - would happen before...

– Oui, je ne suppose pas que vous ayez quelque chose à objecter. “Yes, I don't suppose you have anything to object to. Georges Petit va réunir mes meilleures toiles pour une exposition spéciale qui ouvrira rue de Sèze dans la première semaine d'octobre. Georges Petit is going to bring together my best paintings for a special exhibition which will open rue de Sèze in the first week of October. Le portrait ne sera hors d'ici que pour un mois ; je pense que vous pouvez facilement vous en séparer ce laps de temps. The portrait will only be out for a month; I think you can easily part with that amount of time. D'ailleurs vous serez sûrement absent de la ville. Besides, you will surely be absent from the city. Et si vous le laissez toujours derrière un paravent, vous n'avez guère à vous en soucier. And if you always leave it behind a screen, you hardly have to worry about it. Dorian passa sa main sur son front emperlé de sueur. Dorian ran his hand over his sweaty forehead. Il lui semblait qu'il courait un horrible danger. It seemed to him that he was in horrible danger. – Vous m'avez dit, il y a un mois, que vous ne l'exposeriez jamais, s'écria-t-il. “You told me a month ago that you would never exhibit it,” he cried. Pourquoi avez-vous changé d'avis. Why did you change your mind. Vous autres qui passez pour constants vous avez autant de caprices que les autres. You others who pass for constants have as many whims as the others. La seule différence, c'est que vos caprices sont sans aucune signification. The only difference is that your whims are meaningless. Vous ne pouvez avoir oublié que vous m'avez solennellement assuré que rien au monde ne pourrait vous amener à l'exposer. You cannot have forgotten that you solemnly assured me that nothing in the world could cause you to expose it. Vous avez dit exactement la même chose à Harry. You said the exact same thing to Harry.

Il s'arrêta soudain ; un éclair passa dans ses yeux. He suddenly stopped; a flash flashed in his eyes. Il se souvint que lord Henry lui avait dit un jour à moitié sérieusement, à moitié en riant : « Si vous voulez passer un curieux quart d'heure, demandez à Basil pourquoi il ne veut pas exposer votre portrait. He remembered that Lord Henry had once said to him half seriously, half laughingly: "If you want to spend a curious quarter of an hour, ask Basil why he does not want to exhibit your portrait." Il me l'a dit, et cela a été pour moi une révélation ». He told me, and it was a revelation to me”. Oui, Basil aussi, peut-être, avait son secret. Yes, Basil too, perhaps, had his secret. Il essaierait de le connaître...

– Basil, dit-il en se rapprochant tout contre lui et le regardant droit dans les yeux, nous avons chacun un secret. “Basil,” he said, moving closer to him and looking him straight in the eye, “we each have a secret. Faites-moi connaître le vôtre, je vous dirai le mien. Let me know yours, I'll tell you mine. Pour quelle raison refusiez-vous d'exposer mon portrait ? Why did you refuse to exhibit my portrait? Le peintre frissonna malgré lui. The painter shivered in spite of himself.

– Dorian, si je vous le disais, vous pourriez m'en aimer moins et vous ririez sûrement de moi ; je ne pourrai supporter ni l'une ni l'autre de ces choses. “Dorian, if I told you, you might love me less and you would surely laugh at me; I couldn't stand either of these things. Si vous voulez que je ne regarde plus votre portrait, c'est bien... Je pourrai, du moins, toujours vous regarder, vous... Si vous voulez que la meilleure de mes œuvres soit à jamais cachée au monde, j'accepte... Votre amitié m'est plus chère que toute gloire ou toute renommée. If you want me to stop looking at your portrait, that's fine... I could, at least, always look at you... If you want the best of my works to be forever hidden from the world, I accept... Your friendship is dearer to me than any glory or any fame. – Non, Basil, il faut me le dire, insista Dorian Gray, je crois avoir le droit de le savoir. “No, Basil, you have to tell me,” insisted Dorian Gray, “I think I have a right to know.

Son impression de terreur avait disparu et la curiosité l'avait remplacée. His sense of dread had disappeared and curiosity had replaced it. Il était résolu à connaître le secret de Basil Hallward. He was determined to know Basil Hallward's secret.

– Asseyons-nous. - Let's sit down. Dorian, dit le peintre troublé, asseyons-nous ; et répondez à ma question. Dorian, said the troubled painter, let us sit down; and answer my question. Avez-vous remarqué dans le portrait une chose curieuse ? Did you notice anything curious in the portrait? Une chose qui probablement ne vous a pas frappé tout d'abord, mais qui s'est révélée à vous soudainement ? One thing that probably didn't strike you at first, but suddenly dawned on you? – Basil ! s'écria le jeune homme étreignant les bras de son fauteuil de ses mains tremblantes et le regardant avec des yeux ardents et effrayés. cried the young man, clutching the arms of his chair with his trembling hands and looking at him with ardent and frightened eyes. – Je vois que vous l'avez remarqué... Ne parlez pas ! – I see that you have noticed... Don't talk! Attendez d'avoir entendu ce que j'ai à dire. Wait until you hear what I have to say. Dorian, du jour où je vous rencontrai, votre personnalité eut sur moi une influence extraordinaire. Dorian, from the day I met you, your personality had an extraordinary influence on me. Je fus dominé, âme, cerveau et talent, par vous. I was dominated, soul, brain and talent, by you. Vous deveniez pour moi la visible incarnation de cet idéal jamais vu, dont la pensée nous hante, nous autres artistes, comme un rêve exquis. You became for me the visible incarnation of this never seen ideal, the thought of which haunts us, us artists, like an exquisite dream. Je vous aimai ; je devins jaloux de tous ceux à qui vous parliez, je voulais vous avoir à moi seul, je n'étais heureux que lorsque j'étais avec vous. I loved you; I became jealous of everyone you spoke to, I wanted to have you alone, I was only happy when I was with you. Quant vous étiez loin de moi, vous étiez encore présent dans mon art... When you were far from me, you were still present in my art...

« Certes, je ne vous laissai jamais rien connaître de tout cela. “Certainly, I never let you know any of this. C'eût été impossible. It would have been impossible. Vous n'auriez pas compris ; Je le comprends à peine moi-même. You wouldn't have understood; I barely understand it myself. Je connus seulement que j'avais vu la perfection face à face et le monde devint merveilleux à mes yeux, trop merveilleux peut-être, car il y a un péril dans de telles adorations, le péril de les perdre, non moindre que celui de les conserver... Les semaines passaient et je m'absorbais en vous de plus en plus. I knew only that I had seen perfection face to face and the world became marvelous in my eyes, too marvelous perhaps, for there is a danger in such adorations, the danger of losing them, no less than that of keep them... The weeks passed and I became more and more absorbed in you. Alors commença une phase nouvelle. Then began a new phase. Je vous avais dessiné en berger Paris, revêtu d'une délicate armure, en Adonis armé d'un épieu poli et en costume de chasseur. I had drawn you as a Paris shepherd, dressed in delicate armor, as Adonis armed with a polished spear and in a hunter's costume. Couronné de lourdes fleurs de lotus, vous aviez posé sur la proue de la trirème d'Adrien, regardant au-delà du Nil vert et bourbeux. Crowned with heavy lotus flowers, you had posed on the prow of Adrien's trireme, looking beyond the green and muddy Nile. Vous vous étiez penché sur l'étang limpide d'un paysage grec, mirant dans l'argent des eaux silencieuses, la merveille de votre propre visage. You had leaned over the limpid pond of a Greek landscape, gazing in the silver of silent waters at the wonder of your own face. Et tout cela avait été ce que l'art pouvait être, de l'inconscience, de l'idéal, de l'à-peu-près. And it had all been what art could be, unconsciousness, ideal, roughly. Un jour, jour fatal, auquel je pense quelquefois, je résolus de peindre un splendide portrait de vous tel que vous êtes maintenant, non dans les costumes des temps révolus, mais dans vos propres vêtements et dans votre époque. One day, fatal day, of which I sometimes think, I resolved to paint a splendid portrait of you as you are now, not in the costumes of bygone times, but in your own clothes and in your time. Fût-ce le réalisme du sujet ou la simple idée de votre propre personnalité, se présentant ainsi à moi sans entours et sans voile, je ne puis le dire. Whether it was the realism of the subject or the simple idea of your own personality, thus presenting itself to me without surrounds and without a veil, I cannot say. Mais je sais que pendant que j'y travaillais, chaque coup de pinceau, chaque touche de couleur me semblaient révéler mon secret. Je m'effrayais que chacun pût connaître mon idolâtrie. Je sentis, Dorian, que j'avais trop dit, mis trop de moi-même dans cette œuvre. I felt, Dorian, that I had said too much, put too much of myself into this work. C'est alors que je résolus de ne jamais permettre que ce portrait fût exposé. It was then that I resolved never to allow this portrait to be exhibited. Vous en fûtes un peu ennuyé. You were a bit bored. Mais alors vous ne vous rendiez pas compte de ce que tout cela signifiait pour moi. But then you didn't realize what it all meant to me. Harry, à qui j'en parlai, se moqua de moi, je ne m'en souciais pas. Harry, who I told, laughed at me, I didn't care. Quand le tableau fut terminé et que je m'assis tout seul en face de lui, je sentis que j'avais raison... Mais quelques jours après qu'il eût quitté mon atelier, dès que je fus débarrassé de l'intolérable fascination de sa présence, il me sembla que j'avais été fou en imaginant y avoir vu autre chose que votre beauté et plus de choses que je n'en pouvais peindre. When the picture was finished and I sat down alone in front of it, I felt that I was right... But a few days after he had left my studio, as soon as I was rid of the intolerable fascination of its presence, it seemed to me that I had been mad in imagining to have seen there something other than your beauty and more things than I could paint. Et même maintenant je ne puis m'empêcher de sentir l'erreur qu'il y a à croire que la passion éprouvée dans la création puisse jamais se montrer dans l'œuvre créée. And even now I cannot help feeling the error of believing that the passion experienced in creation can ever show itself in the work created. L'art est toujours plus abstrait que nous ne l'imaginons. Art is always more abstract than we imagine. La forme et la couleur nous parlent de forme et de couleur, voilà tout. Form and color speak to us of form and color, that's all. Il me semble souvent que l'œuvre cache l'artiste bien plus qu'il ne le révèle. It often seems to me that the work hides the artist much more than it reveals. Aussi lorsque je reçus cette offre de Paris, je résolus de faire de votre portrait le clou de mon exposition. So when I received this offer from Paris, I resolved to make your portrait the highlight of my exhibition. Je ne soupçonnais jamais que vous pourriez me le refuser. I never suspected that you could refuse me. Je vois maintenant que vous aviez raison. Ce portrait ne peut être montré. Il ne faut pas m'en vouloir, Dorian, de tout ce que je viens de vous dire. You must not blame me, Dorian, for all that I have just told you. Comme je le disais une fois à Harry, vous êtes fait pour être aimé... As I said once to Harry, you are meant to be loved ...

Dorian Gray poussa un long soupir. Dorian Gray heaved a long sigh. Ses joues se colorèrent de nouveau et un sourire se joua sur ses lèvres. Her cheeks flushed again and a smile played on her lips. Le péril était passé. The danger had passed. Il était sauvé pour l'instant. He was saved for now. Il ne pouvait toutefois se défendre d'une infinie pitié pour le peintre qui venait de lui faire une si étrange confession, et il se demandait si lui-même pourrait jamais être ainsi dominé par la personnalité d'un ami. However, he could not help feeling infinite pity for the painter who had just made such a strange confession to him, and he wondered if he himself could ever be so dominated by the personality of a friend. Lord Henry avait ce charme d'être très dangereux, mais c'était tout. Lord Henry had this charm of being very dangerous, but that was all. Il était trop habile et trop cynique pour qu'on pût vraiment l'aimer. He was too shrewd and too cynical to really love him. Pourrait-il jamais exister quelqu'un qui le remplirait d'une aussi étrange idolâtrie ? Could there ever be someone who would fill him with such strange idolatry? Était-ce là une de ces choses que la vie lui réservait ?... Was this one of those things that life had in store for him?...

– Cela me paraît extraordinaire, Dorian, dit Hallward que vous ayez réellement vu cela dans le portrait. “It seems extraordinary to me, Dorian,” said Hallward, that you actually saw that in the portrait. L'avez-vous réellement vu ? Have you actually seen it? – J'y voyais quelque chose, répondit-il, quelque chose qui me semblait très curieux. “I saw something there,” he replied, “something that seemed very curious to me. – Bien, admettez-vous maintenant que je le regarde ? "Well, do you now admit that I am looking at him?"

Dorian secoua la tête. Dorian shook his head.

– Il ne faut pas me demander cela, Basil, je ne puis vraiment vous laisser face à face avec ce tableau. “Don't ask me that, Basil, I really can't leave you face to face with this painting.

– Vous y arriverez un jour ? - Will you get there one day?

– Jamais !

– Peut-être avez-vous raison. – Maybe you are right. Et maintenant, au revoir, Dorian. And now, goodbye, Dorian. Vous avez été la seule personne dans ma vie qui ait vraiment influencé mon talent. You were the only person in my life who really influenced my talent. Tout ce que j'ai fait de bon, je vous le dois. Everything good I've done, I owe to you. Ah ! vous ne savez pas ce qu'il m'en coûte de vous dire tout cela !... you don't know what it costs me to tell you all this!... – Mon cher Basil, dit Dorian, que m'avez-vous dit ? “My dear Basil,” said Dorian, “what did you tell me? Simplement que vous sentiez m'admirer trop... Ce n'est pas même un compliment. Simply that you feel you admire me too much... It's not even a compliment. – Ce ne pouvait être un compliment. “That couldn't be a compliment. C'était une confession ; maintenant que je l'ai faite, il me semble que quelque chose de moi s'en est allé. It was a confession; now that I've made it, it seems to me that something of me has gone. Peut-être ne doit-on pas exprimer son adoration par des mots. Perhaps one should not express one's adoration in words.

– C'était une confession très désappointante. “That was a very disappointing confession. – Qu'attendiez-vous donc, Dorian ? Vous n'aviez rien vu d'autre dans le tableau ? Didn't you see anything else in the painting? Il n'y avait pas autre chose à voir... There was nothing else to see... – Non, il n'y avait rien de plus à y voir. – No, there was nothing more to see there. Pourquoi le demander ? Why ask? Mais il ne faut pas parler d'adoration. But we must not speak of adoration. C'est une folie. Vous et moi sommes deux amis ; nous devons nous en tenir là... You and I are two friends; we have to stop there...

– Il vous reste Harry ! dit le peintre tristement. said the painter sadly.

– Oh ! Harry ! s'écria l'adolescent avec un éclat de rire ; Harry passe ses journées à dire des choses incroyables et ses soirées à faire des choses invraisemblables. cried the adolescent with a burst of laughter; Harry spends his days saying incredible things and his evenings doing implausible things. Tout à fait le genre de vie que j'aimerais. Exactly the kind of life I would like. Mais je ne crois pas que j'irai vers Harry dans un moment d'embarras ; je viendrai à vous aussitôt, Basil. But I don't think I'll go to Harry in a moment of embarrassment; I will come to you immediately, Basil. – Vous poserez encore pour moi ? "Will you pose for me again?"

– Impossible !

– Vous gâtez ma vie d'artiste en refusant, Dorian. “You are spoiling my life as an artist by refusing, Dorian. Aucun homme ne rencontre deux fois son idéal ; très peu ont une seule fois cette chance. No man meets his ideal twice; very few have this chance once.

– Je ne puis vous donner d'explications, Basil ; je ne dois plus poser pour vous. “I cannot give you an explanation, Basil; I must no longer pose for you. Il y a quelque chose de fatal dans un portrait. There is something fatal in a portrait. Il a sa vie propre... Je viendrai prendre le thé avec vous. He has his own life... I'll come and have tea with you. Ce sera tout aussi agréable. It will be just as pleasant.

– Plus agréable pour vous, je le crains, murmura Hallward avec tristesse. “Better for you, I'm afraid,” Hallward murmured sadly. Et maintenant au revoir. Bye now. Je suis fâché que vous ne vouliez pas me laisser regarder encore une fois le tableau. I'm sorry you won't let me look at the painting again. Mais nous n'y pouvons rien. But we can't do anything about it. Je comprends parfaitement ce que vous éprouvez. I completely understand what you are feeling.

Lorsqu'il fut parti, Dorian se sourit à lui-même. When he was gone, Dorian smiled to himself. Pauvre Basil ! Comme il connaissait peu la véritable raison ! How little he knew the real reason! Et comme cela était étrange qu'au lieu d'avoir été forcé de révéler son propre secret, il avait réussi presque par hasard, à arracher le secret de son ami ! And how strange that instead of being forced to reveal his own secret, he had succeeded, almost by chance, in extracting his friend's secret! Comme cette étonnante confession l'expliquait à ses yeux ! How this astonishing confession explained it to him! Les absurdes accès de jalousie du peintre, sa dévotion farouche, ses panégyriques extravagants, ses curieuses réticences, il comprenait tout maintenant et il en éprouva une contrariété. The painter's absurd outbursts of jealousy, his fierce devotion, his extravagant panegyrics, his curious reticences, he understood everything now and he felt an annoyance. Il lui semblait qu'il pouvait y avoir quelque chose de tragique dans une amitié aussi empreinte de romanesque. It seemed to him that there could be something tragic in such a romantic friendship. Il soupira, puis il sonna. He sighed, then rang the bell. Le portrait devait être caché à tout prix. The portrait had to be hidden at all costs. Il ne pouvait courir plus longtemps le risque de le découvrir aux regards. He couldn't run the risk of discovering it any longer. Ç'avait été de sa part une vraie folie que de le laisser, même une heure, dans une chambre où tous ses amis avaient libre accès. It had been a real folly for him to leave him, even for an hour, in a room where all his friends had free access.