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Oscar Wilde - Le Portrait de Dorian Gray, Le portrait de Dorian Gray Chapitre 3

Le portrait de Dorian Gray Chapitre 3

Chapitre III

Le lendemain, à midi et demi, lord Henry Wotton se dirigeait de Curzon Street vers Albany pour aller voir son oncle, lord Fermor, un vieux garçon bon vivant, quoique de rudes manières, qualifié d'égoïste par les étrangers qui n'en pouvaient rien tirer, mais considéré comme généreux par la Société, car il nourrissait ceux qui savaient l'amuser. Son père avait été notre ambassadeur à Madrid, au temps où la reine Isabelle était jeune et Prim inconnu. Mais il avait quitté la diplomatie par un caprice, dans un moment de contrariété venu de ce qu'on ne lui offrit point l'ambassade de Paris, poste pour lequel il se considérait comme particulièrement désigné en raison de sa naissance, de son indolence, du bon anglais de ses dépêches et de sa passion peu ordinaire pour le plaisir. Le fils, qui avait été le secrétaire de son père, avait démissionné en même temps que celui-ci, un peu légèrement avait-on pensé alors, et quelques mois après être devenu chef de sa maison il se mettait sérieusement à l'étude de l'art très aristocratique de ne faire absolument rien. Il possédait deux grandes maisons en ville, mais préférait vivre à l'hôtel pour avoir moins d'embarras, et prenait la plupart de ses repas au club. Il s'occupait de l'exploitation de ses mines de charbon des comtés du centre, mais il s'excusait de cette teinte d'industrialisme en disant que le fait de posséder du charbon avait pour avantage de permettre à un gentleman de brûler décemment du bois dans sa propre cheminée. En politique, il était Tory, excepté lorsque les Tories étaient au pouvoir ; à ces moments-là, il ne manquait jamais de les accuser d'être un « tas de radicaux ». Il était un héros pour son domestique qui le tyrannisait, et la terreur de ses amis qu'il tyrannisait à son tour. L'Angleterre seule avait pu produire un tel homme, et il disait toujours que le pays « allait aux chiens ». Ses principes étaient démodés, mais il y avait beaucoup à dire en faveur de ses préjugés.

Quand lord Henry entra dans la chambre, il trouva son oncle, assis, habillé d'un épais veston de chasse, fumant un cigare et grommelant sur un numéro du Times .

– Eh bien ! Harry, dit le vieux gentleman, qui vous amène de si bonne heure ? Je croyais que vous autres dandies n'étiez jamais levés avant deux heures, et visibles avant cinq.

– Pure affection familiale, je vous assure, oncle Georges, j'ai besoin de vous demander quelque chose.

– De l'argent, je suppose, dit lord Fermor en faisant la grimace. Enfin, asseyez-vous et dites-moi de quoi il s'agit. Les jeunes gens, aujourd'hui, s'imaginent que l'argent est tout.

– Oui, murmura lord Henry, en boutonnant son pardessus ; et quand ils deviennent vieux ils le savent, mais je n'ai pas besoin d'argent. Il n'y a que ceux qui paient leurs dettes qui en ont besoin, oncle Georges, et je ne paie jamais les miennes. Le crédit est le capital d'un jeune homme et on en vit d'une façon charmante. De plus, j'ai toujours affaire aux fournisseurs de Dartmoor et ils ne m'inquiètent jamais. J'ai besoin d'un renseignement, non pas d'un renseignement utile bien sûr, mais d'un renseignement inutile.

– Bien ! je puis vous dire tout ce que contient un Livre-Bleu anglais, Harry, quoique aujourd'hui tous ces gens-là n'écrivent que des bêtises. Quand j'étais diplomate, les choses allaient bien mieux. Mais j'ai entendu dire qu'on les choisissait aujourd'hui après des examens. Que voulez-vous ? Les examens, monsieur, sont une pure fumisterie d'un bout à l'autre. Si un homme est un gentleman, il en sait bien assez, et s'il n'est pas un gentleman, tout ce qu'il apprendra sera mauvais pour lui !

– Mr Dorian Gray n'appartient pas au Livre-Bleu , oncle Georges, dit lord Henry, languide.

– Mr Dorian Gray ? Qui est-ce ? demanda lord Fermor en fronçant ses sourcils blancs et broussailleux.

– Voilà ce que je viens apprendre, oncle Georges. Ou plutôt, je sais qui il est. C'est le dernier petit-fils de lord Kelso. Sa mère était une Devereux, Lady Margaret Devereux ; je voudrais que vous me parliez de sa mère. Comment était elle ? à qui fut-elle mariée ? Vous avez connu presque tout le monde dans votre temps, aussi pourriez-vous l'avoir connue. Je m'intéresse beaucoup à Mr Gray en ce moment. Je viens seulement de faire sa connaissance.

– Le petit-fils de Kelso ! répéta le vieux gentleman. Le petit-fils de Kelso... bien sûr... j'ai connu intimement sa mère. Je crois bien que j'étais à son baptême. C'était une extraordinairement belle fille, cette Margaret Devereux. Elle affola tous les hommes en se sauvant avec un jeune garçon sans le sou, un rien du tout, monsieur, subalterne dans un régiment d'infanterie ou quelque chose de semblable. Certainement, je me rappelle la chose comme si elle était arrivée hier. Le pauvre diable fut tué en duel à Spa quelques mois après leur mariage. Il y eut une vilaine histoire là-dessus. On dit que Kelso soudoya un bas aventurier, quelque brute belge, pour insulter son beau-fils en public, il le paya, monsieur, oui il le paya pour faire cela et le misérable embrocha son homme comme un simple pigeon. L'affaire fut étouffée, mais, ma foi, Kelso mangeait sa côtelette tout seul au club quelque temps après. Il reprit sa fille avec lui, m'a-t-on dit, elle ne lui adressa jamais la parole. Oh oui ! ce fut une vilaine affaire. La fille mourut dans l'espace d'une année. Ainsi donc, elle a laissé un fils ? J'avais oublié cela. Quelle espèce de garçon est-ce ? S'il ressemble à sa mère ce doit être un bien beau gars.

– Il est très beau, affirma lord Henry.

– J'espère qu'il tombera dans de bonnes mains, continua le vieux gentleman. Il doit avoir une jolie somme qui l'attend, si Kelso a bien fait les choses à son égard. Sa mère avait aussi de la fortune. Toutes les propriétés de Selby lui sont revenues, par son grand-père. Celui-ci haïssait Kelso, le jugeant un horrible Harpagon. Et il l'était bien ! Il vint une fois à Madrid lorsque j'y étais... Ma foi ! j'en fus honteux. La reine me demandait quel était ce gentilhomme Anglais qui se querellait sans cesse avec les cochers pour les payer. Ce fut toute une histoire. Un mois durant je n'osais me montrer à la Cour. J'espère qu'il a mieux traité son petit-fils que ces drôles.

– Je ne sais, répondit lord Henry. Je suppose que le jeune homme sera très bien. Il n'est pas majeur. Je sais qu'il possède Selby. Il me l'a dit. Et... sa mère était vraiment belle !

– Margaret Devereux était une des plus adorables créatures que j'aie vues, Harry. Je n'ai jamais compris comment elle a pu agir comme elle l'a fait. Elle aurait pu épouser n'importe qui, Carlington en était fou : elle était romanesque, sans doute. Toutes les femmes de cette famille le furent. Les hommes étaient bien peu de chose, mais les femmes, merveilleuses !

– Carlington se traînait à ses genoux ; il me l'a dit lui-même. Elle lui rit au nez, et cependant, pas une fille de Londres qui ne courût après lui. Et à propos, Harry, pendant que nous causons de mariages ridicules, quelle est donc cette farce que m'a contée votre père au sujet de Dartmoor qui veut épouser une Américaine. Il n'y a donc plus de jeunes Anglaises assez bonnes pour lui ?

– C'est assez élégant en ce moment d'épouser des Américaines, oncle Georges.

– Je soutiendrai les Anglaises contre le monde entier ! Harry, fit lord Fermor en frappant du point sur la table.

– Les paris sont pour les Américaines.

– Elles n'ont point de résistance m'a-t-on dit, grommela l'oncle.

– Une longue course les épuise, mais elles sont supérieures au steeple-chase. Elles prennent les choses au vol ; je crois que Dartmoor n'a guère de chances.

– Quel est son monde ? répartit le vieux gentleman, a-t-elle beaucoup d'argent !

Lord Henry secoua la tête.

– Les Américaines sont aussi habiles à cacher leurs parents que les Anglais à dissimuler leur passé, dit-il en se levant pour partir.

– Ce sont des marchands de cochons, je suppose ?

– Je l'espère, oncle Georges, pour le bonheur de Dartmoor. J'ai entendu dire que vendre des cochons était en Amérique, la profession la plus lucrative, après la politique.

– Est-elle jolie ?

– Elle se conduit comme si elle l'était. Beaucoup d'Américaines agissent de la sorte. C'est le secret de leurs charmes.

– Pourquoi ces Américaines ne restent-elles pas dans leurs pays. Elles nous chantent sans cesse que c'est un paradis pour les femmes.

– Et c'est vrai, mais c'est la raison pour laquelle, comme Ève, elles sont si empressées d'en sortir, dit lord Henry. Au revoir, oncle Georges, je serais en retard pour déjeuner si je tardais plus longtemps ; merci pour vos bons renseignements. J'aime toujours à connaître tout ce qui concerne mes nouveaux amis, mais je ne demande rien sur les anciens.

– Où déjeunez-vous Harry ?

– Chez tante Agathe. Je me suis invité avec Mr Gray, c'est son dernier protégé.

– Bah ! dites donc à votre tante Agathe, Harry, de ne plus m'assommer avec ses œuvres de charité. J'en suis excédé. La bonne femme croit-elle donc que je n'aie rien de mieux à faire que de signer des chèques en faveur de ses vilains drôles.

– Très bien, oncle Georges, je le lui dirai, mais cela n'aura aucun effet. Les philanthropes ont perdu toute notion d'humanité. C'est leur caractère distinctif.

Le vieux gentleman murmura une vague approbation et sonna son domestique. Lord Henry prit par l'arcade basse de Burlington Street et se dirigea dans la direction de Berkeley square.

Telle était en effet, l'histoire des parents de Dorian Gray. Ainsi crûment racontée, elle avait tout à fait bouleversé lord Henry comme un étrange quoique moderne roman. Une très belle femme risquant tout pour une folle passion. Quelques semaines d'un bonheur solitaire, tout à coup brisé par un crime hideux et perfide. Des mois d'agonie muette, et enfin un enfant né dans les larmes.

La mère enlevée par la mort et l'enfant abandonné tout seul à la tyrannie d'un vieillard sans cœur. Oui, c'était un bien curieux fond de tableau. Il encadrait le jeune homme, le faisant plus intéressant, meilleur qu'il n'était réellement. Derrière tout ce qui est exquis, on trouve ainsi quelque chose de tragique. La terre est en travail pour donner naissance à la plus humble fleur... Comme il avait été charmant au dîner de la veille, lorsqu'avec ses beaux yeux et ses lèvres frémissantes de plaisir et de crainte, il s'était assis en face de lui au club, les bougies pourprées mettant une roseur sur son beau visage ravi. Lui parler était comme si l'on eût joué sur un violon exquis. Il répondait à tout, vibrait à chaque trait... Il y avait quelque chose de terriblement séducteur dans l'action de cette influence ; aucun exercice qui y fut comparable. Projeter son âme dans une forme gracieuse, l'y laisser un instant reposer et entendre ensuite ses idées répétées comme par un écho, avec en plus toute la musique de la passion et de la jeunesse, transporter son tempérament dans un autre, ainsi qu'un fluide subtil ou un étrange parfum : c'était là, une véritable jouissance, peut être la plus parfaite de nos jouissances dans un temps aussi borné et aussi vulgaire que le nôtre, dans un temps grossièrement charnel en ses plaisirs, commun et bas en ses aspirations... C'est qu'il était un merveilleux échantillon d'humanité, cet adolescent que par un si étrange hasard, il avait rencontré dans l'atelier de Basil ; on en pouvait faire un absolu type de beauté. Il incarnait la grâce, et la blanche pureté de l'adolescence, et toute la splendeur que nous ont conservée les marbres grecs. Il n'est rien qu'on n'en eût pu tirer. Il eût pu être un Titan aussi bien qu'un joujou. Quel malheur qu'une telle beauté fût destinée à se faner ! Et Basil, comme il était intéressant, au point de vue du psychologue ! Un art nouveau, une façon inédite de regarder l'existence suggérée par la simple présence d'un être inconscient de tout cela ; c'était l'esprit silencieux qui vit au fond des bois et court dans les plaines, se montrant tout à coup, Dryade non apeurée, parce qu'en l'âme qui le recherchait avait été évoquée la merveilleuse vision par laquelle sont seules révélées les choses merveilleuses ; les simples apparences des choses se magnifiant jusqu'au symbole, comme si elles n'étaient que l'ombre d'autres formes plus parfaites qu'elles rendraient palpables et visibles... Comme tout cela était étrange ! Il se rappelait quelque chose d'analogue dans l'histoire. N'était-ce pas Platon, cet artiste en pensées, qui l'avait le premier analysé ? N'était-ce pas Buonarotti qui l'avait ciselé dans le marbre polychrome d'une série de sonnets ? Mais dans notre siècle, cela était extraordinaire... Oui, il essaierait d'être à Dorian Gray, ce que, sans le savoir, l'adolescent était au peintre qui avait tracé son splendide portrait. Il essaierait de le dominer, il l'avait même déjà fait. Il ferait sien cet être merveilleux. Il y avait quelque chose de fascinant dans ce fils de l'Amour et de la Mort.

Soudain il s'arrêta, et regarda les façades. Il s'aperçut qu'il avait dépassé la maison de sa tante, et souriant en lui-même, il revint sur ses pas. En entrant dans le vestibule assombri, le majordome lui dit qu'on était à table. Il donna son chapeau et sa canne au valet de pied et pénétra dans la salle à manger.

– En retard, comme d'habitude, Harry ! lui cria sa tante en secouant la tête.

Il inventa une excuse quelconque, et s'étant assis sur la chaise restée vide auprès d'elle, il regarda les convives. Dorian, au bout de la table, s'inclina vers lui timidement, une roseur de plaisir aux joues. En face était la duchesse de Harley, femme d'un naturel admirable et d'un excellent caractère, aimée de tous ceux qui la connaissaient, ayant ces proportions amples et architecturales que nos historiens contemporains appellent obésité, lorsqu'il ne s'agit pas d'une duchesse. Elle avait à sa droite, sir Thomas Burdon, membre radical du Parlement, qui cherchait sa voie dans la vie publique, et dans la vie privée s'inquiétait des meilleures cuisines, dînant avec les Tories et opinant avec les Libéraux, selon une règle très sage et très connue. La place de gauche était occupée par Mr Erskine de Treadley, un vieux gentilhomme de beaucoup de charme et très cultivé qui avait pris toutefois une fâcheuse habitude de silence, ayant, ainsi qu'il le disait un jour à lady Agathe, dit tout ce qu'il avait à dire avant l'âge de trente ans.

La voisine de lord Henry était Mme Vandeleur, une des vieilles amies de sa tante, une sainte parmi les femmes, mais si terriblement fagotée qu'elle faisait penser à un livre de prières mal relié. Heureusement pour lui elle avait de l'autre côté lord Faudel, médiocrité intelligente et entre deux âges, aussi chauve qu'un exposé ministériel à la Chambre les Communes, avec qui elle conversait de cette façon intensément sérieuse qui est, il l'avait souvent remarqué, l'impardonnable erreur où tombent les gens excellents et à laquelle aucun d'eux ne peut échapper.

– Nous parlions de ce jeune Dartmoor, lord Henry, s'écria la duchesse, lui faisant gaiement des signes par-dessus la table. Pensez-vous qu'il épousera réellement cette séduisante jeune personne ?

– Je pense qu'elle a bien l'intention de le lui proposer, Duchesse.

– Quelle horreur ! s'exclama lady Agathe, mais quelqu'un interviendra.

– Je sais de bonne source que son père tient un magasin de nouveautés en Amérique, dit sir Thomas Burdon avec dédain.

– Mon oncle les croyait marchand de cochons, sir Thomas.

– Des nouveautés ! Qu'est-ce que c'est que les nouveautés américaines ? demanda la duchesse, avec un geste d'étonnement de sa grosse main levée.

– Des romans américains ! répondit lord Henry en prenant un peu de caille.

La duchesse parut embarrassée.

– Ne faites pas attention à lui, ma chère, murmura lady Agathe, il ne sait jamais ce qu'il dit.

– Quand l'Amérique fût découverte..., dit le radical, et il commença une fastidieuse dissertation.

Comme tous ceux qui essayent d'épuiser un sujet, il épuisait ses auditeurs. La duchesse soupira et profita de son droit d'interrompre.

– Plût à Dieu qu'on ne l'eut jamais découverte ! s'exclama-t-elle ; vraiment nos filles n'ont pas de chances aujourd'hui, c'est tout à fait injuste !

– Peut-être après tout, l'Amérique n'a-t-elle jamais été découverte, dit Mr Erskine. Pour ma part, je dirai volontiers qu'elle est à peine connue.

– Oh ! nous avons cependant, vu des spécimens de ses habitantes, répondit la duchesse d'un ton vague. Je dois confesser que la plupart sont très jolies. Et leurs toilettes aussi. Elles s'habillent toutes à Paris. Je voudrais pouvoir en faire autant.

– On dit que lorsque les bons Américains meurent, ils vont à Paris, chuchota sir Thomas, qui avait une ample réserve de mots hors d'usage.

– Vraiment ! et où vont les mauvais Américains qui meurent ? demanda la duchesse.

– Ils vont en Amérique, dit lord Henry.

Sir Thomas se renfrogna.

– J'ai peur que votre neveu ne soit prévenu contre ce grand pays, dit-il à lady Agathe, je l'ai parcouru dans des trains fournis par les gouvernants qui, en pareil cas, sont extrêmement civils, je vous assure que c'est un enseignement que cette visite.

– Mais faut-il donc que nous visitions Chicago pour notre éducation, demanda plaintivement Mr Erskine... J'augure peu du voyage.

Sir Thomas leva les mains.

– Mr Erskine de Treadley se soucie peu du monde. Nous autres, hommes pratiques, nous aimons à voir les choses par nous-mêmes, au lieu de lire ce qu'on en rapporte. Les Américains sont un peuple extrêmement intéressant. Ils sont tout à fait raisonnables. Je crois que c'est la leur caractère distinctif. Oui, Mr Erskine, un peuple absolument raisonnable, je vous assure qu'il n'y a pas de niaiseries chez les Américains.

– Quelle horreur ! s'écria lord Henry, je peux admettre la force brutale, mais la raison brutale est insupportable. Il y a quelque chose d'injuste dans son empire. Cela confond l'intelligence.

– Je ne vous comprends pas, dit sir Thomas, le visage empourpré.

– Moi, je comprends, murmura Mr Erskine avec un sourire.

– Les paradoxes vont bien... remarqua le baronet.

– Était-ce un paradoxe, demanda Mr Erskine. Je ne le crois pas. C'est possible, mais le chemin du paradoxe est celui de la vérité. Pour éprouver la réalité il faut la voir sur la corde raide. Quand les vérités deviennent des acrobates nous pouvons les juger.

– Mon Dieu ! dit lady Agathe, comme vous parlez, vous autres hommes !... Je suis sûre que je ne pourrai jamais vous comprendre. Oh ! Harry, je suis tout à fait fâchée contre vous. Pourquoi essayez-vous de persuader à notre charmant Mr Dorian Gray d'abandonner l'East End. Je vous assure qu'il y serait apprécié. On aimerait beaucoup son talent.

– Je veux qu'il joue pour moi seul, s'écria lord Henry souriant, et regardant vers le bas de la table il saisit un coup d'œil brillant qui lui répondait.

– Mais ils sont si malheureux à Whitechapel, continua Lady Agathe.

– Je puis sympathiser avec n'importe quoi, excepté avec la souffrance, dit lord Henry en haussant les épaules. Je ne puis sympathiser avec cela. C'est trop laid, trop horrible, trop affligeant. Il y a quelque chose de terriblement maladif dans la pitié moderne. On peut s'émouvoir des couleurs, de la beauté, de la joie de vivre. Moins on parle des plaies sociales, mieux cela vaut.

– Cependant, l'East End soulève un important problème, dit gravement sir Thomas avec un hochement de tête.

– Tout à fait, répondit le jeune lord. C'est le problème de l'esclavage et nous essayons de le résoudre en amusant les esclaves.

Le politicien le regarda avec anxiété.

– Quels changements proposez-vous, alors ? demanda-t-il.

Lord Henry se mit à rire.

– Je ne désire rien changer en Angleterre excepté la température, répondit-il, je suis parfaitement satisfait de la contemplation philosophique. Mais comme le dix-neuvième siècle va à la banqueroute, avec sa dépense exagérée de sympathie, je proposerais d'en appeler à la science pour nous remettre dans le droit chemin. Le mérite des émotions est de nous égarer, et le mérite de la science est de n'être pas émouvant.

–Mais nous avons de telles responsabilités, hasarda timidement Mme Vandeleur.

– Terriblement graves ! répéta lady Agathe.

Lord Henry regarda Mr Erskine.

– L'humanité se prend beaucoup trop au sérieux ; c'est le péché originel du monde. Si les hommes des cavernes avaient su rire, l'Histoire serait bien différente.

– Vous êtes vraiment consolant, murmura la duchesse, je me sentais toujours un peu coupable lorsque je venais voir votre chère tante, car je ne trouve aucun intérêt dans l'East End. Désormais je serai capable de la regarder en face sans rougir.

– Rougir est très bien porté, duchesse, remarqua lord Henry.

– Seulement lorsqu'on est jeune, répondit-elle, mais quand une vieille lemme comme moi rougit, c'est bien mauvais signe. Ah ! Lord Henry, je voudrais bien que vous m'appreniez à redevenir jeune !

Il réfléchit un moment.

– Pouvez-vous vous rappeler un gros péché que vous auriez commis dans vos premières années, demanda-t-il, la regardant par-dessus la table.

– D'un grand nombre, je le crains, s'écria-t-elle.

–Eh bien ! commettez-les encore, dit-il gravement. Pour redevenir jeune on n'a guère qu'à recommencer ses folies.

– C'est une délicieuse théorie. Il faudra que je la mette en pratique.

– Une dangereuse théorie prononça sir Thomas, les lèvres pincées.

Lady Agathe secoua la tête, mais ne put arriver à paraître amusée. Mr Erskine écoutait.

– Oui ! continua lord Henry, c'est un des grands secrets de la vie. Aujourd'hui beaucoup de gens meurent d'un bon sens terre à terre et s'aperçoivent trop tard que les seules choses qu'ils regrettent sont leurs propres erreurs.

Un rire courut autour de la table...

Il jouait avec l'idée, la lançait, la transformait, la laissait échapper pour la rattraper au vol ; il l'irisait de son imagination, l'ailant de paradoxes. L'éloge de la folie s'éleva jusqu'à la philosophie, une philosophie rajeunie, empruntant la folle musique du plaisir, vêtue de fantaisie, la robe tachée de vin et enguirlandée de lierres, dansant comme une bacchante par-dessus les collines de la vie et se moquant du lourd Silène pour sa sobriété. Les faits fuyaient devant elle comme des nymphes effrayées. Ses pieds blancs foulaient l'énorme pressoir où le sage Omar est assis ; un flot pourpre et bouillonnant inondait ses membres nus, se répandant comme une lave écumante sur les flancs noirs de la cuve. Ce fut une improvisation extraordinaire. Il sentit que les regards de Dorian Gray étaient fixés sur lui, et la conscience que parmi son auditoire se trouvait un être qu'il voulait fasciner, semblait aiguiser son esprit et prêter plus de couleurs encore à son imagination. Il fut brillant, fantastique, inspiré. Il ravit ses auditeurs à eux-mêmes ; ils écoutèrent jusqu'au bout ce joyeux air de flûte. Dorian Gray ne l'avait pas quitté des yeux, comme sous le charme, les sourires se succédaient sur ses lèvres et l'étonnement devenait plus grave dans ses yeux sombres.

Enfin, la réalité en livrée moderne fit son entrée dans la salle à manger, sous la forme d'un domestique qui vint annoncer à la duchesse que sa voiture l'attendait. Elle se tordit les bras dans un désespoir comique.

– Que c'est ennuyeux ! s'écria-t-elle. Il faut que je parte ; je dois rejoindre mon mari au club pour aller à un absurde meeting, qu'il doit présider aux Willis's Rooms. Si je suis en retard il sera sûrement furieux, et je ne puis avoir une scène avec ce chapeau. Il est beaucoup trop fragile. Le moindre mot le mettrait en pièces. Non, il faut que je parte, chère Agathe. Au revoir, lord Henry, vous êtes tout à fait délicieux et terriblement démoralisant. Je ne sais que dire de vos idées. Il faut que vous veniez dîner chez nous. Mardi par exemple, êtes-vous libre mardi ?

– Pour vous j'abandonnerais tout le monde, duchesse, dit lord Henry avec une révérence.

– Ah ! c'est charmant, mais très mal de votre part, donc, pensez à venir ! et elle sortit majestueusement suivie de Lady Agathe et des autres dames.

Quand lord Henry se fut rassis, Mr Erskine tourna autour de la table et prenant près de lui une chaise, lui mit la main sur le bras.

– Vous parlez comme un livre, dit-il, pourquoi n'en écrivez-vous pas ?

– J'aime trop à lire ceux des autres pour songer à en écrire moi-même, monsieur Erskine. J'aimerais à écrire un roman, en effet, mais un roman qui serait aussi adorable qu'un tapis de Perse et aussi irréel. Malheureusement, il n'y a pas en Angleterre de public littéraire excepté pour les journaux, les bibles et les encyclopédies ; moins que tous les peuples du monde, les Anglais ont le sens de la beauté littéraire.

– J'ai peur que vous n'ayez raison, répondit Mr Erskine ; j'ai eu moi-même une ambition littéraire, mais je l'ai abandonnée il y a longtemps. Et maintenant, mon cher et jeune ami, si vous me permettez de vous appeler ainsi, puis-je vous demander si vous pensiez réellement tout ce que vous nous avez dit en déjeunant.

– J'ai complètement oublié ce que j'ai dit, repartit lord Henry en souriant. Était-ce tout à fait mal ?

– Très mal, certainement ; je vous considère comme extrêmement dangereux, et si quelque chose arrivait à notre bonne duchesse, nous vous regarderions tous comme primordialement responsable. Oui, j'aimerais à causer de la vie avec vous. La génération à laquelle j'appartiens est ennuyeuse. Quelque jour que vous serez fatigué de la vie de Londres, venez donc à Treadley, vous m'exposerez votre philosophie du plaisir en buvant d'un admirable Bourgogne que j'ai le bonheur de posséder.

– J'en serai charmé ; une visite à Treadley est une grande faveur. L'hôte en est parfait et la bibliothèque aussi parfaite.

– Vous compléterez l'ensemble, répondit le vieux gentleman avec un salut courtois. Et maintenant il faut que je prenne congé de votre excellente tante. Je suis attendu à l'Athenæum. C'est l'heure où nous y dormons.

– Vous tous, Mr Erskine ?

– Quarante d'entre nous dans quarante fauteuils. Nous travaillons à une académie littéraire anglaise.

Lord Henry sourit et se leva.

– Je vais au Parc, dit-il.

Comme il sortait, Dorian Gray lui toucha le bras.

– Laissez-moi aller avec vous, murmura-t-il.

– Mais je pensais que vous aviez promis à Basil Hallward d'aller le voir.

– Je voudrais d'abord aller avec vous ; oui, je sens qu'il faut que j'aille avec vous. Voulez-vous ?... Et promettez-moi de me parler tout le temps. Personne ne parle aussi merveilleusement que vous.

– Ah ! j'ai bien assez parlé aujourd'hui, dit lord Henry en souriant. Tout ce que je désire maintenant, c'est d'observer. Vous pouvez venir avec moi, nous observerons, ensemble, si vous le désirez.


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Chapitre III

Le lendemain, à midi et demi, lord Henry Wotton se dirigeait de Curzon Street vers Albany pour aller voir son oncle, lord Fermor, un vieux garçon bon vivant, quoique de rudes manières, qualifié d'égoïste par les étrangers qui n'en pouvaient rien tirer, mais considéré comme généreux par la Société, car il nourrissait ceux qui savaient l'amuser. The next day, at half-past twelve, Lord Henry Wotton was going from Curzon Street to Albany to see his uncle, Lord Fermor, a good-natured old man, albeit in rough manners, described as selfish by strangers who could not nothing to draw, but considered generous by the Society, for it nourished those who knew how to amuse it. Son père avait été notre ambassadeur à Madrid, au temps où la reine Isabelle était jeune et Prim inconnu. His father had been our ambassador in Madrid, at the time when Queen Isabella was young and Prim unknown. Mais il avait quitté la diplomatie par un caprice, dans un moment de contrariété venu de ce qu'on ne lui offrit point l'ambassade de Paris, poste pour lequel il se considérait comme particulièrement désigné en raison de sa naissance, de son indolence, du bon anglais de ses dépêches et de sa passion peu ordinaire pour le plaisir. But he had quit diplomacy by a caprice, in a moment of annoyance, from the fact that he was not offered the Paris embassy, a post for which he considered himself particularly well-appointed because of his birth, his indolence, the good English of his despatches and his unusual passion for pleasure. Le fils, qui avait été le secrétaire de son père, avait démissionné en même temps que celui-ci, un peu légèrement avait-on pensé alors, et quelques mois après être devenu chef de sa maison il se mettait sérieusement à l'étude de l'art très aristocratique de ne faire absolument rien. The son, who had been the secretary of his father, had resigned at the same time as this one, a little light was then thought, and a few months after becoming head of his house he was seriously studying the very aristocratic art of doing absolutely nothing. Il possédait deux grandes maisons en ville, mais préférait vivre à l'hôtel pour avoir moins d'embarras, et prenait la plupart de ses repas au club. He owned two large houses in town, but preferred to live at the hotel for less embarrassment, and took most of his meals at the club. Il s'occupait de l'exploitation de ses mines de charbon des comtés du centre, mais il s'excusait de cette teinte d'industrialisme en disant que le fait de posséder du charbon avait pour avantage de permettre à un gentleman de brûler décemment du bois dans sa propre cheminée. He was involved in the operation of his coal mines in the central counties, but he apologized for this tinge of industrialism by saying that owning coal had the advantage of allowing a gentleman to burn decently from wood in his own fireplace. En politique, il était Tory, excepté lorsque les Tories étaient au pouvoir ; à ces moments-là, il ne manquait jamais de les accuser d'être un « tas de radicaux ». In politics he was Tory, except when the Tories were in power; at those times, he never failed to accuse them of being a "pile of radicals". Il était un héros pour son domestique qui le tyrannisait, et la terreur de ses amis qu'il tyrannisait à son tour. He was a hero for his servant who tyrannized him, and the terror of his friends whom he tyrannized in his turn. L'Angleterre seule avait pu produire un tel homme, et il disait toujours que le pays « allait aux chiens ». England alone could have produced such a man, and he always said that the country "went to the dogs". Ses principes étaient démodés, mais il y avait beaucoup à dire en faveur de ses préjugés. His principles were outmoded, but there was much to be said for his prejudices.

Quand lord Henry entra dans la chambre, il trouva son oncle, assis, habillé d'un épais veston de chasse, fumant un cigare et grommelant sur un numéro du Times . When Lord Henry entered the room, he found his uncle, seated, wearing a heavy hunting jacket, smoking a cigar, and grumbling on a number of the Times.

– Eh bien ! - Well ! Harry, dit le vieux gentleman, qui vous amène de si bonne heure ? Harry, said the old gentleman, who brings you so early? Je croyais que vous autres dandies n'étiez jamais levés avant deux heures, et visibles avant cinq. I thought you dandies were never up before two o'clock, and visible before five.

– Pure affection familiale, je vous assure, oncle Georges, j'ai besoin de vous demander quelque chose. "Pure family affection, I assure you, Uncle George, I need to ask you something.

– De l'argent, je suppose, dit lord Fermor en faisant la grimace. "Money, I suppose," said Lord Fermor, grimacing. Enfin, asseyez-vous et dites-moi de quoi il s'agit. Finally, sit down and tell me what it is. Les jeunes gens, aujourd'hui, s'imaginent que l'argent est tout. Young people today think that money is everything.

– Oui, murmura lord Henry, en boutonnant son pardessus ; et quand ils deviennent vieux ils le savent, mais je n'ai pas besoin d'argent. "Yes," murmured Lord Henry, buttoning his overcoat; and when they get old they know it, but I do not need money. Il n'y a que ceux qui paient leurs dettes qui en ont besoin, oncle Georges, et je ne paie jamais les miennes. Only those who pay their debts need it, Uncle George, and I never pay for it. Le crédit est le capital d'un jeune homme et on en vit d'une façon charmante. Credit is the capital of a young man and one lives in a charming way. De plus, j'ai toujours affaire aux fournisseurs de Dartmoor et ils ne m'inquiètent jamais. Plus, I always deal with Dartmoor's suppliers and they never worry me. J'ai besoin d'un renseignement, non pas d'un renseignement utile bien sûr, mais d'un renseignement inutile. I need information, not useful information of course, but unnecessary information.

– Bien ! je puis vous dire tout ce que contient un Livre-Bleu anglais, Harry, quoique aujourd'hui tous ces gens-là n'écrivent que des bêtises. I can tell you everything in an English Blue Book, Harry, although today all these people write nonsense. Quand j'étais diplomate, les choses allaient bien mieux. When I was a diplomat, things were much better. Mais j'ai entendu dire qu'on les choisissait aujourd'hui après des examens. But I heard that they were chosen today after exams. Que voulez-vous ? What do you want ? Les examens, monsieur, sont une pure fumisterie d'un bout à l'autre. The exams, sir, are a complete sham from start to finish. Si un homme est un gentleman, il en sait bien assez, et s'il n'est pas un gentleman, tout ce qu'il apprendra sera mauvais pour lui ! If a man is a gentleman, he knows enough, and if he is not a gentleman, whatever he learns will be bad for him!

– Mr Dorian Gray n'appartient pas au Livre-Bleu , oncle Georges, dit lord Henry, languide. "Mr. Dorian Gray does not belong to the Blue Book, Uncle George," said Lord Henry, languid.

– Mr Dorian Gray ? Qui est-ce ? demanda lord Fermor en fronçant ses sourcils blancs et broussailleux. asked Lord Fermor, frowning, his brows white and bushy.

– Voilà ce que je viens apprendre, oncle Georges. "That's what I come to learn, Uncle George. Ou plutôt, je sais qui il est. Or rather, I know who he is. C'est le dernier petit-fils de lord Kelso. This is the last grandson of Lord Kelso. Sa mère était une Devereux, Lady Margaret Devereux ; je voudrais que vous me parliez de sa mère. His mother was a Devereux, Lady Margaret Devereux; I would like you to tell me about his mother. Comment était elle ? How was she ? à qui fut-elle mariée ? Who was she married to? Vous avez connu presque tout le monde dans votre temps, aussi pourriez-vous l'avoir connue. You've known almost everyone in your time, so you might have known it. Je m'intéresse beaucoup à Mr Gray en ce moment. I'm very interested in Mr Gray right now. Je viens seulement de faire sa connaissance. I just met him.

– Le petit-fils de Kelso ! "Kelso's grandson!" répéta le vieux gentleman. repeated the old gentleman. Le petit-fils de Kelso... bien sûr... j'ai connu intimement sa mère. Kelso's grandson... of course... I knew his mother intimately. Je crois bien que j'étais à son baptême. I believe I was at his baptism. C'était une extraordinairement belle fille, cette Margaret Devereux. Elle affola tous les hommes en se sauvant avec un jeune garçon sans le sou, un rien du tout, monsieur, subalterne dans un régiment d'infanterie ou quelque chose de semblable. She frightened all the men by running away with a penniless boy, nothing at all, sir, subordinate in an infantry regiment or something like that. Certainement, je me rappelle la chose comme si elle était arrivée hier. Certainly, I remember it as if it happened yesterday. Le pauvre diable fut tué en duel à Spa quelques mois après leur mariage. The poor devil was killed in a duel at Spa a few months after their marriage. Il y eut une vilaine histoire là-dessus. There was a bad story about it. On dit que Kelso soudoya un bas aventurier, quelque brute belge, pour insulter son beau-fils en public, il le paya, monsieur, oui il le paya pour faire cela et le misérable embrocha son homme comme un simple pigeon. It is said that Kelso bribed a low adventurer, some Belgian brute, to insult his son-in-law in public, he paid for it, sir, yes he paid him to do that, and the wretch embraced his man like a simple pigeon. L'affaire fut étouffée, mais, ma foi, Kelso mangeait sa côtelette tout seul au club quelque temps après. The case was covered up, but, my goodness, Kelso was eating his chop by himself at the club some time later. Il reprit sa fille avec lui, m'a-t-on dit, elle ne lui adressa jamais la parole. He took his daughter with him, I was told, she never spoke to him. Oh oui ! ce fut une vilaine affaire. it was a nasty affair. La fille mourut dans l'espace d'une année. The girl died within a year. Ainsi donc, elle a laissé un fils ? So she left a son? J'avais oublié cela. I had forgotten that. Quelle espèce de garçon est-ce ? What kind of boy is this? S'il ressemble à sa mère ce doit être un bien beau gars. If he looks like his mother, he must be a handsome guy.

– Il est très beau, affirma lord Henry. “He is very handsome,” affirmed Lord Henry.

– J'espère qu'il tombera dans de bonnes mains, continua le vieux gentleman. "I hope he'll be in good hands," continued the old gentleman. Il doit avoir une jolie somme qui l'attend, si Kelso a bien fait les choses à son égard. He must have a nice amount of money waiting for him, if Kelso did it right. Sa mère avait aussi de la fortune. His mother also had fortune. Toutes les propriétés de Selby lui sont revenues, par son grand-père. All of Selby's properties were returned to him by his grandfather. Celui-ci haïssait Kelso, le jugeant un horrible Harpagon. He hated Kelso, calling him a horrible Harpagon. Et il l'était bien ! And he was good! Il vint une fois à Madrid lorsque j'y étais... Ma foi ! He came once to Madrid when I was there ... Faith! j'en fus honteux. I was ashamed of it. La reine me demandait quel était ce gentilhomme Anglais qui se querellait sans cesse avec les cochers pour les payer. The Queen asked me who was this English gentleman who quarreled constantly with the coachmen to pay them? Ce fut toute une histoire. Un mois durant je n'osais me montrer à la Cour. For a whole month I dared not show myself at Court. J'espère qu'il a mieux traité son petit-fils que ces drôles. I hope he handled his grandson better than these funny ones.

– Je ne sais, répondit lord Henry. Je suppose que le jeune homme sera très bien. I guess the young man will be fine. Il n'est pas majeur. He is not major. Je sais qu'il possède Selby. I know he owns Selby. Il me l'a dit. Et... sa mère était vraiment belle ! And ... his mother was really beautiful!

– Margaret Devereux était une des plus adorables créatures que j'aie vues, Harry. “Margaret Devereux was one of the loveliest creatures I've seen, Harry. Je n'ai jamais compris comment elle a pu agir comme elle l'a fait. I never understood how she was able to act as she did. Elle aurait pu épouser n'importe qui, Carlington en était fou : elle était romanesque, sans doute. She could have married anyone, Carlington was crazy: she was romantic, no doubt. Toutes les femmes de cette famille le furent. All the women in this family were. Les hommes étaient bien peu de chose, mais les femmes, merveilleuses ! Men were very little, but women, wonderful!

– Carlington se traînait à ses genoux ; il me l'a dit lui-même. Carlington crawled on his knees; he told me himself. Elle lui rit au nez, et cependant, pas une fille de Londres qui ne courût après lui. She laughs in his face, and yet, not a girl from London who does not run after him. Et à propos, Harry, pendant que nous causons de mariages ridicules, quelle est donc cette farce que m'a contée votre père au sujet de Dartmoor qui veut épouser une Américaine. And by the way, Harry, while we're talking about ridiculous marriages, what's the joke your father told me about Dartmoor wanting to marry an American. Il n'y a donc plus de jeunes Anglaises assez bonnes pour lui ? So there are no more English girls good enough for him?

– C'est assez élégant en ce moment d'épouser des Américaines, oncle Georges. "It's quite elegant at the moment to marry American women, Uncle George.

– Je soutiendrai les Anglaises contre le monde entier ! - I will support the English against the whole world! Harry, fit lord Fermor en frappant du point sur la table. Harry, "said Lord Fermor, striking a point on the table.

– Les paris sont pour les Américaines. – The bets are for the Americans.

– Elles n'ont point de résistance m'a-t-on dit, grommela l'oncle. "They have no resistance I am told," grumbled the uncle.

– Une longue course les épuise, mais elles sont supérieures au steeple-chase. - A long race exhausts them, but they are superior to the steeple-chase. Elles prennent les choses au vol ; je crois que Dartmoor n'a guère de chances. They take things flying; I think Dartmoor has little chance.

– Quel est son monde ? - What is his world? répartit le vieux gentleman, a-t-elle beaucoup d'argent ! divide the old gentleman, does she have a lot of money!

Lord Henry secoua la tête. Lord Henry shook his head.

– Les Américaines sont aussi habiles à cacher leurs parents que les Anglais à dissimuler leur passé, dit-il en se levant pour partir. "American women are as good at hiding their parents as the English are to hide their past," he said as he got up to leave.

– Ce sont des marchands de cochons, je suppose ? "They are pig merchants, I suppose?

– Je l'espère, oncle Georges, pour le bonheur de Dartmoor. "I hope so, Uncle George, for the happiness of Dartmoor. J'ai entendu dire que vendre des cochons était en Amérique, la profession la plus lucrative, après la politique. I heard that selling pigs was in America, the most lucrative profession after politics.

– Est-elle jolie ? - Is she pretty?

– Elle se conduit comme si elle l'était. “She acts like she is. Beaucoup d'Américaines agissent de la sorte. Many Americans do this. C'est le secret de leurs charmes. This is the secret of their charms.

– Pourquoi ces Américaines ne restent-elles pas dans leurs pays. Why do not these Americans stay in their countries? Elles nous chantent sans cesse que c'est un paradis pour les femmes. They constantly sing to us that it's a paradise for women.

– Et c'est vrai, mais c'est la raison pour laquelle, comme Ève, elles sont si empressées d'en sortir, dit lord Henry. "And that's true, but that's why, like Eve, they're so eager to get out," said Lord Henry. Au revoir, oncle Georges, je serais en retard pour déjeuner si je tardais plus longtemps ; merci pour vos bons renseignements. Good-bye, Uncle George, I'd be late for lunch if I was late any longer; thank you for your good information. J'aime toujours à connaître tout ce qui concerne mes nouveaux amis, mais je ne demande rien sur les anciens. I always love to know everything about my new friends, but I do not ask anything about the old ones.

– Où déjeunez-vous Harry ? - Where do you eat Harry?

– Chez tante Agathe. - At Aunt Agathe's. Je me suis invité avec Mr Gray, c'est son dernier protégé. I invited myself with Mr Gray, this is his last protégé.

– Bah ! dites donc à votre tante Agathe, Harry, de ne plus m'assommer avec ses œuvres de charité. tell your Aunt Agatha, Harry, to stop bothering you with his charitable works. J'en suis excédé. I'm sick of it. La bonne femme croit-elle donc que je n'aie rien de mieux à faire que de signer des chèques en faveur de ses vilains drôles. Does the good woman think that I have nothing better to do than sign checks in favor of her funny naughty people.

– Très bien, oncle Georges, je le lui dirai, mais cela n'aura aucun effet. “Very well, Uncle George, I'll tell him, but it won't have any effect. Les philanthropes ont perdu toute notion d'humanité. Philanthropists have lost all sense of humanity. C'est leur caractère distinctif. This is their distinctive character.

Le vieux gentleman murmura une vague approbation et sonna son domestique. The old gentleman murmured a vague approval and rang for his servant. Lord Henry prit par l'arcade basse de Burlington Street et se dirigea dans la direction de Berkeley square. Lord Henry took the lower arcade of Burlington Street and headed in the direction of Berkeley Square.

Telle était en effet, l'histoire des parents de Dorian Gray. Such was indeed the story of Dorian Gray's parents. Ainsi crûment racontée, elle avait tout à fait bouleversé lord Henry comme un étrange quoique moderne roman. Thus bluntly told, it had quite upset Lord Henry like a strange though modern romance. Une très belle femme risquant tout pour une folle passion. A very beautiful woman risking everything for a crazy passion. Quelques semaines d'un bonheur solitaire, tout à coup brisé par un crime hideux et perfide. A few weeks of solitary happiness, suddenly broken by a hideous and treacherous crime. Des mois d'agonie muette, et enfin un enfant né dans les larmes. Months of silent agony, and finally a child born in tears.

La mère enlevée par la mort et l'enfant abandonné tout seul à la tyrannie d'un vieillard sans cœur. The mother abducted by death and the child abandoned alone to the tyranny of an old man without heart. Oui, c'était un bien curieux fond de tableau. Yes, it was a very curious backdrop. Il encadrait le jeune homme, le faisant plus intéressant, meilleur qu'il n'était réellement. He framed the young man, making him more interesting, better than he really was. Derrière tout ce qui est exquis, on trouve ainsi quelque chose de tragique. Behind all that is exquisite, we find something tragic. La terre est en travail pour donner naissance à la plus humble fleur... Comme il avait été charmant au dîner de la veille, lorsqu'avec ses beaux yeux et ses lèvres frémissantes de plaisir et de crainte, il s'était assis en face de lui au club, les bougies pourprées mettant une roseur sur son beau visage ravi. The earth is in labor to give birth to the humblest flower... How charming he had been at dinner the night before, when, with his beautiful eyes and his lips quivering with pleasure and fear, he sat down opposite of him at the club, the purple candles putting a rosy rosiness on his delighted handsome face. Lui parler était comme si l'on eût joué sur un violon exquis. Talking to him was like playing an exquisite violin. Il répondait à tout, vibrait à chaque trait... Il y avait quelque chose de terriblement séducteur dans l'action de cette influence ; aucun exercice qui y fut comparable. He responded to everything, vibrated with each stroke ... There was something terribly seductive in the action of this influence; no exercise that was comparable. Projeter son âme dans une forme gracieuse, l'y laisser un instant reposer et entendre ensuite ses idées répétées comme par un écho, avec en plus toute la musique de la passion et de la jeunesse, transporter son tempérament dans un autre, ainsi qu'un fluide subtil ou un étrange parfum : c'était là, une véritable jouissance, peut être la plus parfaite de nos jouissances dans un temps aussi borné et aussi vulgaire que le nôtre, dans un temps grossièrement charnel en ses plaisirs, commun et bas en ses aspirations... C'est qu'il était un merveilleux échantillon d'humanité, cet adolescent que par un si étrange hasard, il avait rencontré dans l'atelier de Basil ; on en pouvait faire un absolu type de beauté. Projecting his soul into a graceful form, letting it rest there for a moment and then hearing his ideas repeated as if by an echo, with all the music of passion and youth added, transporting his temperament into another, as well as a subtle fluid or a strange perfume: it was there, a real enjoyment, perhaps the most perfect of our enjoyments in a time as limited and as vulgar as ours, in a time grossly carnal in its pleasures, common and low in his aspirations... It was because he was a marvelous sample of humanity, this adolescent whom, by such a strange chance, he had met in Basil's studio; one could make of it an absolute type of beauty. Il incarnait la grâce, et la blanche pureté de l'adolescence, et toute la splendeur que nous ont conservée les marbres grecs. He embodied the grace, and the white purity of adolescence, and all the splendor that the Greek marbles have preserved for us. Il n'est rien qu'on n'en eût pu tirer. There is nothing that could not be drawn. Il eût pu être un Titan aussi bien qu'un joujou. He could have been a Titan as well as a toy. Quel malheur qu'une telle beauté fût destinée à se faner ! What a misfortune that such beauty was destined to fade! Et Basil, comme il était intéressant, au point de vue du psychologue ! And Basil, how interesting he was, from the point of view of the psychologist! Un art nouveau, une façon inédite de regarder l'existence suggérée par la simple présence d'un être inconscient de tout cela ; c'était l'esprit silencieux qui vit au fond des bois et court dans les plaines, se montrant tout à coup, Dryade non apeurée, parce qu'en l'âme qui le recherchait avait été évoquée la merveilleuse vision par laquelle sont seules révélées les choses merveilleuses ; les simples apparences des choses se magnifiant jusqu'au symbole, comme si elles n'étaient que l'ombre d'autres formes plus parfaites qu'elles rendraient palpables et visibles... Comme tout cela était étrange ! A new art, an unprecedented way of looking at existence suggested by the simple presence of a being unaware of all this; it was the silent spirit that lives deep in the woods and runs across the plains, suddenly showing itself, Dryad not afraid, because in the soul that sought it had been evoked the marvelous vision by which alone are revealed wonderful things; the simple appearances of things magnifying themselves to the point of symbolism, as if they were only shadows of other more perfect forms which they would render palpable and visible... How strange all that was! Il se rappelait quelque chose d'analogue dans l'histoire. N'était-ce pas Platon, cet artiste en pensées, qui l'avait le premier analysé ? N'était-ce pas Buonarotti qui l'avait ciselé dans le marbre polychrome d'une série de sonnets ? Mais dans notre siècle, cela était extraordinaire... Oui, il essaierait d'être à Dorian Gray, ce que, sans le savoir, l'adolescent était au peintre qui avait tracé son splendide portrait. But in our century, that was extraordinary... Yes, he would try to be to Dorian Gray, what, without knowing it, the adolescent was to the painter who had drawn his splendid portrait. Il essaierait de le dominer, il l'avait même déjà fait. He would try to dominate him, he had even done it before. Il ferait sien cet être merveilleux. He would make this marvelous being his own. Il y avait quelque chose de fascinant dans ce fils de l'Amour et de la Mort. There was something fascinating about this son of Love and Death.

Soudain il s'arrêta, et regarda les façades. Suddenly he stopped and looked at the facades. Il s'aperçut qu'il avait dépassé la maison de sa tante, et souriant en lui-même, il revint sur ses pas. He saw that he had passed his aunt's house, and smiling to himself, he retraced his steps. En entrant dans le vestibule assombri, le majordome lui dit qu'on était à table. As he entered the darkened hallway, the butler told him that we were at the table. Il donna son chapeau et sa canne au valet de pied et pénétra dans la salle à manger. He gave his hat and cane to the footman and entered the dining room.

– En retard, comme d'habitude, Harry ! “Late, as usual, Harry! lui cria sa tante en secouant la tête. his aunt shouted at him, shaking her head.

Il inventa une excuse quelconque, et s'étant assis sur la chaise restée vide auprès d'elle, il regarda les convives. He invented some excuse, and having sat down on the empty chair next to her, he looked at the guests. Dorian, au bout de la table, s'inclina vers lui timidement, une roseur de plaisir aux joues. Dorian, at the end of the table, bowed to him shyly, a rosy flush of pleasure. En face était la duchesse de Harley, femme d'un naturel admirable et d'un excellent caractère, aimée de tous ceux qui la connaissaient, ayant ces proportions amples et architecturales que nos historiens contemporains appellent obésité, lorsqu'il ne s'agit pas d'une duchesse. Opposite was the Duchess of Harley, a woman of admirable naturalness and excellent character, loved by all who knew her, having those ample and architectural proportions which our contemporary historians call obesity, when it is not a question of of a duchess. Elle avait à sa droite, sir Thomas Burdon, membre radical du Parlement, qui cherchait sa voie dans la vie publique, et dans la vie privée s'inquiétait des meilleures cuisines, dînant avec les Tories et opinant avec les Libéraux, selon une règle très sage et très connue. She had on her right Sir Thomas Burdon, a radical Member of Parliament, who sought his way in public life, and in private life worried about the best kitchens, dining with the Tories and opining with the Liberals, according to a very wise and well known. La place de gauche était occupée par Mr Erskine de Treadley, un vieux gentilhomme de beaucoup de charme et très cultivé qui avait pris toutefois une fâcheuse habitude de silence, ayant, ainsi qu'il le disait un jour à lady Agathe, dit tout ce qu'il avait à dire avant l'âge de trente ans. The seat on the left was occupied by Mr. Erskine of Treadley, a very charming and cultured old gentleman who, however, had acquired an unfortunate habit of silence, having, as he once said to Lady Agatha, said everything he wanted. he had to say before the age of thirty.

La voisine de lord Henry était Mme Vandeleur, une des vieilles amies de sa tante, une sainte parmi les femmes, mais si terriblement fagotée qu'elle faisait penser à un livre de prières mal relié. The neighbor of Lord Henry was Madame Vandeleur, one of her aunt's old friends, a saint among women, but so terribly fashioned that she reminded her of a poorly connected prayer book. Heureusement pour lui elle avait de l'autre côté lord Faudel, médiocrité intelligente et entre deux âges, aussi chauve qu'un exposé ministériel à la Chambre les Communes, avec qui elle conversait de cette façon intensément sérieuse qui est, il l'avait souvent remarqué, l'impardonnable erreur où tombent les gens excellents et à laquelle aucun d'eux ne peut échapper. Luckily for him she had on the other side Lord Faudel, an intelligent, middle-aged mediocrity, as bald as a ministerial briefing in the House of Commons, with whom she conversed in that intensely serious way that is, he often had her. noticed the unpardonable error into which excellent people fall and from which none of them can escape.

– Nous parlions de ce jeune Dartmoor, lord Henry, s'écria la duchesse, lui faisant gaiement des signes par-dessus la table. 'We were talking about that young Dartmoor, Lord Henry,' cried the Duchess, waving cheerfully to him across the table. Pensez-vous qu'il épousera réellement cette séduisante jeune personne ? Do you think he will really marry this attractive young lady?

– Je pense qu'elle a bien l'intention de le lui proposer, Duchesse. “I think she has every intention of proposing to him, Duchess.

– Quelle horreur ! s'exclama lady Agathe, mais quelqu'un interviendra. exclaimed Lady Agatha, but someone will intervene.

– Je sais de bonne source que son père tient un magasin de nouveautés en Amérique, dit sir Thomas Burdon avec dédain. 'I know on good authority that her father keeps a novelty shop in America,' said Sir Thomas Burdon disdainfully.

– Mon oncle les croyait marchand de cochons, sir Thomas. "My uncle thought them a pig dealer, Sir Thomas.

– Des nouveautés ! - Novelties ! Qu'est-ce que c'est que les nouveautés américaines ? demanda la duchesse, avec un geste d'étonnement de sa grosse main levée. asked the Duchess, with a gesture of astonishment with her big raised hand.

– Des romans américains ! répondit lord Henry en prenant un peu de caille. replied Lord Henry, taking some quail.

La duchesse parut embarrassée. The Duchess looked embarrassed.

– Ne faites pas attention à lui, ma chère, murmura lady Agathe, il ne sait jamais ce qu'il dit. “Never mind him, my dear,” murmured Lady Agatha, “he never knows what he's saying.

– Quand l'Amérique fût découverte..., dit le radical, et il commença une fastidieuse dissertation. "When America was discovered..." said the Radical, and began a tedious dissertation.

Comme tous ceux qui essayent d'épuiser un sujet, il épuisait ses auditeurs. Like all who try to exhaust a subject, he exhausted his listeners. La duchesse soupira et profita de son droit d'interrompre. The Duchess sighed and took advantage of her right to interrupt.

– Plût à Dieu qu'on ne l'eut jamais découverte ! - Would to God that we had never discovered it! s'exclama-t-elle ; vraiment nos filles n'ont pas de chances aujourd'hui, c'est tout à fait injuste ! she exclaimed; really our girls don't have a chance today, it's completely unfair!

– Peut-être après tout, l'Amérique n'a-t-elle jamais été découverte, dit Mr Erskine. “Perhaps America was never discovered after all,” said Mr. Erskine. Pour ma part, je dirai volontiers qu'elle est à peine connue. For my part, I would gladly say that it is hardly known.

– Oh ! nous avons cependant, vu des spécimens de ses habitantes, répondit la duchesse d'un ton vague. we have, however, seen specimens of its inhabitants, answered the duchess in a vague tone. Je dois confesser que la plupart sont très jolies. Et leurs toilettes aussi. Elles s'habillent toutes à Paris. They all dress in Paris. Je voudrais pouvoir en faire autant. I wish I could do the same.

– On dit que lorsque les bons Américains meurent, ils vont à Paris, chuchota sir Thomas, qui avait une ample réserve de mots hors d'usage. 'They say when good Americans die they go to Paris,' whispered Sir Thomas, who had an ample supply of useless words.

– Vraiment ! et où vont les mauvais Américains qui meurent ? and where do the bad Americans who die go? demanda la duchesse.

– Ils vont en Amérique, dit lord Henry. “They are going to America,” said Lord Henry.

Sir Thomas se renfrogna.

– J'ai peur que votre neveu ne soit prévenu contre ce grand pays, dit-il à lady Agathe, je l'ai parcouru dans des trains fournis par les gouvernants qui, en pareil cas, sont extrêmement civils, je vous assure que c'est un enseignement que cette visite. "I am afraid that your nephew may be warned against this great country," he said to Lady Agathe, "I have traveled it on trains supplied by the governors, who, in such a case, are extremely civil, I assure you that is a teaching that this visit.

– Mais faut-il donc que nous visitions Chicago pour notre éducation, demanda plaintivement Mr Erskine... J'augure peu du voyage. "But must we visit Chicago for our education?" Mr. Erskine asked plaintively. "I don't bode well for the trip.

Sir Thomas leva les mains.

– Mr Erskine de Treadley se soucie peu du monde. - Mr Erskine from Treadley cares little about the world. Nous autres, hommes pratiques, nous aimons à voir les choses par nous-mêmes, au lieu de lire ce qu'on en rapporte. We practical men like to see things for ourselves, instead of reading what is reported. Les Américains sont un peuple extrêmement intéressant. Americans are an extremely interesting people. Ils sont tout à fait raisonnables. They are very reasonable. Je crois que c'est la leur caractère distinctif. I believe that is their distinctiveness. Oui, Mr Erskine, un peuple absolument raisonnable, je vous assure qu'il n'y a pas de niaiseries chez les Américains. Yes, Mr. Erskine, an absolutely reasonable people, I assure you there is no nonsense among the Americans.

– Quelle horreur ! s'écria lord Henry, je peux admettre la force brutale, mais la raison brutale est insupportable. - How awful ! cried Lord Henry, I may admit brute force, but brute reason is unbearable. Il y a quelque chose d'injuste dans son empire. There is something unfair in his empire. Cela confond l'intelligence.

– Je ne vous comprends pas, dit sir Thomas, le visage empourpré. "I don't understand you," said Sir Thomas, his face flushed.

– Moi, je comprends, murmura Mr Erskine avec un sourire. 'I understand,' muttered Mr. Erskine with a smile.

– Les paradoxes vont bien... remarqua le baronet.

– Était-ce un paradoxe, demanda Mr Erskine. Je ne le crois pas. C'est possible, mais le chemin du paradoxe est celui de la vérité. It is possible, but the path of paradox is the path of truth. Pour éprouver la réalité il faut la voir sur la corde raide. To experience reality you have to see it on the tightrope. Quand les vérités deviennent des acrobates nous pouvons les juger.

– Mon Dieu ! dit lady Agathe, comme vous parlez, vous autres hommes !... Je suis sûre que je ne pourrai jamais vous comprendre. said Lady Agatha, as you speak, you men! Oh ! Harry, je suis tout à fait fâchée contre vous. Pourquoi essayez-vous de persuader à notre charmant Mr Dorian Gray d'abandonner l'East End. Why are you trying to persuade our lovely Mr. Dorian Gray to give up the East End. Je vous assure qu'il y serait apprécié. I assure you that it would be appreciated there. On aimerait beaucoup son talent. We would love his talent.

– Je veux qu'il joue pour moi seul, s'écria lord Henry souriant, et regardant vers le bas de la table il saisit un coup d'œil brillant qui lui répondait. I assure you he would be appreciated.

– Mais ils sont si malheureux à Whitechapel, continua Lady Agathe. “But they are so unhappy in Whitechapel,” continued Lady Agatha.

– Je puis sympathiser avec n'importe quoi, excepté avec la souffrance, dit lord Henry en haussant les épaules. “I can sympathize with anything except pain,” said Lord Henry, shrugging his shoulders. Je ne puis sympathiser avec cela. "But they are so unhappy at Whitechapel," continued Lady Agathe. C'est trop laid, trop horrible, trop affligeant. It's too ugly, too horrible, too distressing. Il y a quelque chose de terriblement maladif dans la pitié moderne. There is something terribly sickly about modern pity. On peut s'émouvoir des couleurs, de la beauté, de la joie de vivre. We can be moved by the colors, the beauty, the joy of living. Moins on parle des plaies sociales, mieux cela vaut. The less we talk about social plagues, the better.

– Cependant, l'East End soulève un important problème, dit gravement sir Thomas avec un hochement de tête. "However, the East End raises an important problem," said Sir Thomas gravely, with a nod of his head.

– Tout à fait, répondit le jeune lord. “Exactly,” replied the young lord. C'est le problème de l'esclavage et nous essayons de le résoudre en amusant les esclaves. This is the problem of slavery and we try to solve it by amusing the slaves.

Le politicien le regarda avec anxiété. The politician looked at him anxiously.

– Quels changements proposez-vous, alors ? – What changes do you propose, then? demanda-t-il.

Lord Henry se mit à rire. Lord Henry laughed.

– Je ne désire rien changer en Angleterre excepté la température, répondit-il, je suis parfaitement satisfait de la contemplation philosophique. “I don't want to change anything in England except the temperature,” he replied, “I am perfectly satisfied with philosophical contemplation. Mais comme le dix-neuvième siècle va à la banqueroute, avec sa dépense exagérée de sympathie, je proposerais d'en appeler à la science pour nous remettre dans le droit chemin. But as the nineteenth century is going bankrupt, with its exaggerated expenditure of sympathy, I would propose to appeal to science to put us back on the right path. Le mérite des émotions est de nous égarer, et le mérite de la science est de n'être pas émouvant. The merit of emotions is to lead us astray, and the merit of science is to be unmoving.

–Mais nous avons de telles responsabilités, hasarda timidement Mme Vandeleur. "But we have such responsibilities," ventured Madame Vandeleur timidly.

– Terriblement graves ! - Terribly serious! répéta lady Agathe.

Lord Henry regarda Mr Erskine.

– L'humanité se prend beaucoup trop au sérieux ; c'est le péché originel du monde. – Humanity takes itself far too seriously; it is the original sin of the world. Si les hommes des cavernes avaient su rire, l'Histoire serait bien différente. If cavemen had known how to laugh, history would be very different.

– Vous êtes vraiment consolant, murmura la duchesse, je me sentais toujours un peu coupable lorsque je venais voir votre chère tante, car je ne trouve aucun intérêt dans l'East End. - You are really consoling, murmured the duchess, I always felt a little guilty when I came to see your dear aunt, because I find no interest in the East End. Désormais je serai capable de la regarder en face sans rougir. From now on I will be able to look her in the face without blushing.

– Rougir est très bien porté, duchesse, remarqua lord Henry.

– Seulement lorsqu'on est jeune, répondit-elle, mais quand une vieille lemme comme moi rougit, c'est bien mauvais signe. “Only when you're young,” she replied, “but when an old lemma like me blushes, that's a bad sign. Ah ! Lord Henry, je voudrais bien que vous m'appreniez à redevenir jeune ! Lord Henry, I would like you to teach me how to be young again!

Il réfléchit un moment.

– Pouvez-vous vous rappeler un gros péché que vous auriez commis dans vos premières années, demanda-t-il, la regardant par-dessus la table. “Can you remember a big sin you committed in your early years?” he asked, looking at her across the table.

– D'un grand nombre, je le crains, s'écria-t-elle. “A great many, I fear,” she cried.

–Eh bien ! commettez-les encore, dit-il gravement. commit them again, he said gravely. Pour redevenir jeune on n'a guère qu'à recommencer ses folies. To become young again, you just have to start your follies all over again.

– C'est une délicieuse théorie. Il faudra que je la mette en pratique. I will have to put it into practice.

– Une dangereuse théorie prononça sir Thomas, les lèvres pincées. "A dangerous theory," said Sir Thomas, his lips pursed.

Lady Agathe secoua la tête, mais ne put arriver à paraître amusée. Lady Agatha shook her head, but couldn't manage to look amused. Mr Erskine écoutait.

– Oui ! continua lord Henry, c'est un des grands secrets de la vie. Aujourd'hui beaucoup de gens meurent d'un bon sens terre à terre et s'aperçoivent trop tard que les seules choses qu'ils regrettent sont leurs propres erreurs. Many people today die of down-to-earth common sense and realize too late that the only things they regret are their own mistakes.

Un rire courut autour de la table... Laughter ran around the table...

Il jouait avec l'idée, la lançait, la transformait, la laissait échapper pour la rattraper au vol ; il l'irisait de son imagination, l'ailant de paradoxes. He played with the idea, tossed it, transformed it, let it slip to catch it in flight; he iridescent it with his imagination, winging it with paradoxes. L'éloge de la folie s'éleva jusqu'à la philosophie, une philosophie rajeunie, empruntant la folle musique du plaisir, vêtue de fantaisie, la robe tachée de vin et enguirlandée de lierres, dansant comme une bacchante par-dessus les collines de la vie et se moquant du lourd Silène pour sa sobriété. The praise of madness rose to philosophy, a rejuvenated philosophy, borrowing the mad music of pleasure, dressed in fancy, her dress stained with wine and garlanded with ivy, dancing like a bacchante over the hills of life and mocking the heavy Silenus for his sobriety. Les faits fuyaient devant elle comme des nymphes effrayées. Facts fled before her like frightened nymphs. Ses pieds blancs foulaient l'énorme pressoir où le sage Omar est assis ; un flot pourpre et bouillonnant inondait ses membres nus, se répandant comme une lave écumante sur les flancs noirs de la cuve. His white feet trod the huge winepress where the wise Omar sits; a crimson, bubbling flood inundated his bare limbs, spreading like foaming lava over the black sides of the tank. Ce fut une improvisation extraordinaire. It was an extraordinary improvisation. Il sentit que les regards de Dorian Gray étaient fixés sur lui, et la conscience que parmi son auditoire se trouvait un être qu'il voulait fasciner, semblait aiguiser son esprit et prêter plus de couleurs encore à son imagination. His white feet trod the enormous press where the wise Omar sits; a purple and bubbling stream flooded its naked limbs, spreading like a lava washing on the black sides of the tank. Il fut brillant, fantastique, inspiré. Il ravit ses auditeurs à eux-mêmes ; ils écoutèrent jusqu'au bout ce joyeux air de flûte. He ravishes his hearers from themselves; they listened to the end of this joyous flute air. Dorian Gray ne l'avait pas quitté des yeux, comme sous le charme, les sourires se succédaient sur ses lèvres et l'étonnement devenait plus grave dans ses yeux sombres. Dorian Gray hadn't taken his eyes off him, as if under a spell, the smiles followed one another on his lips and the astonishment grew more serious in his dark eyes.

Enfin, la réalité en livrée moderne fit son entrée dans la salle à manger, sous la forme d'un domestique qui vint annoncer à la duchesse que sa voiture l'attendait. Finally, the reality in modern livery entered the dining room, in the form of a servant who came to announce to the Duchess that her carriage was waiting for her. Elle se tordit les bras dans un désespoir comique. She twisted her arms in comic desperation.

– Que c'est ennuyeux ! s'écria-t-elle. Il faut que je parte ; je dois rejoindre mon mari au club pour aller à un absurde meeting, qu'il doit présider aux Willis's Rooms. Si je suis en retard il sera sûrement furieux, et je ne puis avoir une scène avec ce chapeau. If I'm late he'll surely be mad, and I can't have a scene with that hat on. Il est beaucoup trop fragile. Le moindre mot le mettrait en pièces. The slightest word would tear him to pieces. Non, il faut que je parte, chère Agathe. Au revoir, lord Henry, vous êtes tout à fait délicieux et terriblement démoralisant. Goodbye, Lord Henry, you are utterly delicious and terribly demoralizing. Je ne sais que dire de vos idées. I don't know what to say about your ideas. Il faut que vous veniez dîner chez nous. You must come and dine with us. Mardi par exemple, êtes-vous libre mardi ? Tuesday for example, are you free on Tuesday?

– Pour vous j'abandonnerais tout le monde, duchesse, dit lord Henry avec une révérence. “For you I would abandon everyone, Duchess,” said Lord Henry with a bow.

– Ah ! c'est charmant, mais très mal de votre part, donc, pensez à venir ! it's charming, but very bad of you, so think about coming! et elle sortit majestueusement suivie de Lady Agathe et des autres dames. and she went out majestically, followed by Lady Agathe and the other ladies.

Quand lord Henry se fut rassis, Mr Erskine tourna autour de la table et prenant près de lui une chaise, lui mit la main sur le bras. When Lord Henry had sat down again, Mr. Erskine moved around the table and, taking a chair near him, put his hand on his arm.

– Vous parlez comme un livre, dit-il, pourquoi n'en écrivez-vous pas ? “You talk like a book,” he said, “why don't you write one?

– J'aime trop à lire ceux des autres pour songer à en écrire moi-même, monsieur Erskine. 'I am too fond of reading other people's books to think of writing them myself, Mr. Erskine. J'aimerais à écrire un roman, en effet, mais un roman qui serait aussi adorable qu'un tapis de Perse et aussi irréel. I would like to write a novel, indeed, but a novel that would be as adorable as a Persian rug and as unreal. Malheureusement, il n'y a pas en Angleterre de public littéraire excepté pour les journaux, les bibles et les encyclopédies ; moins que tous les peuples du monde, les Anglais ont le sens de la beauté littéraire. "You speak like a book," he said, "why do not you write it?

– J'ai peur que vous n'ayez raison, répondit Mr Erskine ; j'ai eu moi-même une ambition littéraire, mais je l'ai abandonnée il y a longtemps. "I like to read those of others too much to think of writing them myself, Mr. Erskine. Et maintenant, mon cher et jeune ami, si vous me permettez de vous appeler ainsi, puis-je vous demander si vous pensiez réellement tout ce que vous nous avez dit en déjeunant. And now, my dear young friend, if you will allow me to call you that, may I ask you if you really meant everything you said to us over lunch.

– J'ai complètement oublié ce que j'ai dit, repartit lord Henry en souriant. Unfortunately, there is no literary public in England except for newspapers, Bibles and encyclopedias; less than all the peoples of the world, the English have a sense of literary beauty. Était-ce tout à fait mal ? Was it totally wrong?

– Très mal, certainement ; je vous considère comme extrêmement dangereux, et si quelque chose arrivait à notre bonne duchesse, nous vous regarderions tous comme primordialement responsable. And now, my dear and young friend, if you will allow me to call you that, may I ask you if you really thought of all that you said to us while having lunch? Oui, j'aimerais à causer de la vie avec vous. La génération à laquelle j'appartiens est ennuyeuse. Was it totally wrong? Quelque jour que vous serez fatigué de la vie de Londres, venez donc à Treadley, vous m'exposerez votre philosophie du plaisir en buvant d'un admirable Bourgogne que j'ai le bonheur de posséder. Some day when you are tired of London life, come to Treadley and explain your philosophy of pleasure to me while drinking an admirable Burgundy which I have the good fortune to possess.

– J'en serai charmé ; une visite à Treadley est une grande faveur. – I will be charmed; a visit to Treadley is a great favor. L'hôte en est parfait et la bibliothèque aussi parfaite. The host is perfect and the library also perfect.

– Vous compléterez l'ensemble, répondit le vieux gentleman avec un salut courtois. Et maintenant il faut que je prenne congé de votre excellente tante. And now I must take leave of your excellent aunt. Je suis attendu à l'Athenæum. The host is perfect and the library is perfect too. C'est l'heure où nous y dormons. "You will complete the whole," replied the old gentleman, with a courteous bow.

– Vous tous, Mr Erskine ? And now I must take leave of your excellent aunt.

– Quarante d'entre nous dans quarante fauteuils. Nous travaillons à une académie littéraire anglaise. We work at an English literary academy.

Lord Henry sourit et se leva. Lord Henry smiled and stood up.

– Je vais au Parc, dit-il. - Forty of us in forty chairs.

Comme il sortait, Dorian Gray lui toucha le bras. As he was leaving, Dorian Gray touched his arm.

– Laissez-moi aller avec vous, murmura-t-il. “Let me go with you,” he whispered.

– Mais je pensais que vous aviez promis à Basil Hallward d'aller le voir. 'But I thought you promised Basil Hallward to see him.

– Je voudrais d'abord aller avec vous ; oui, je sens qu'il faut que j'aille avec vous. As he was leaving, Dorian Gray touched his arm. Voulez-vous ?... Et promettez-moi de me parler tout le temps. "But I thought you had promised Basil Hallward to go see him. Personne ne parle aussi merveilleusement que vous. No one speaks as wonderfully as you.

– Ah ! j'ai bien assez parlé aujourd'hui, dit lord Henry en souriant. – Ah! I have spoken enough today, said Lord Henry, smiling. Tout ce que je désire maintenant, c'est d'observer. All I want now is to observe. Vous pouvez venir avec moi, nous observerons, ensemble, si vous le désirez. You can come with me, we will observe, together, if you wish.