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Oscar Wilde - Le Portrait de Dorian Gray, Le portrait de Dorian Gray Chapitre 20

Le portrait de Dorian Gray Chapitre 20

Chapitre XX

Il faisait une nuit délicieuse, si douce, qu'il jeta son pardessus sur son bras, et ne mit même pas son foulard autour de son cou. Comme il se dirigeait vers la maison, fumant sa cigarette, deux jeunes gens en tenue de soirée passèrent près de lui. Il entendit l'un d'eux souffler à l'autre : « C'est Dorian Gray !... » Il se remémora sa joie de jadis alors que les gens se le désignaient, le regardaient, ou se parlaient de lui. Il était fatigué, maintenant, d'entendre prononcer son nom. La moitié du charme qu'il trouvait au petit village où il avait été si souvent dernièrement, venait de ce que personne ne l'y connaissait. Il avait souvent dit à la jeune fille dont il s'était fait aimer qu'il était pauvre, et elle l'avait cru ; une fois, il lui avait dit qu'il était méchant ; elle s'était mise à rire, et lui avait répondu que les méchants étaient toujours très vieux et très laids. Quel joli rire elle avait. On eût dit la chanson d'une grive !... Comme elle était gracieuse dans ses robes de cotonnade et ses grands chapeaux. Elle ne savait rien de la vie, mais elle possédait tout ce que lui avait perdu...

Quand il atteignit son habitation, il trouva son domestique qui l'attendait... Il l'envoya se coucher, se jeta sur le divan de la bibliothèque, et commença à songer à quelques-unes des choses que lord Henry lui avait dites... Était-ce vrai que l'on ne pouvait jamais changer... Il se sentit un ardent et sauvage désir pour la pureté sans tache de son adolescence, son adolescence rose et blanche, comme lord Henry l'avait une fois appelée. Il se rendait compte qu'il avait terni son âme, corrompu son esprit, et qu'il s'était créé d'horribles remords ; qu'il avait eu sur les autres une désastreuse influence, et qu'il y avait trouvé une mauvaise joie ; que de toutes les vies qui avaient traversé la sienne et qu'il avait souillées, la sienne était encore la plus belle et la plus remplie de promesses... Tout cela était-il irréparable ? N'était-il plus pour lui, d'espérance ?... Ah ! quel effroyable moment d'orgueil et de passion, celui où il avait demandé que le portrait assumât le poids de ses jours, et qu'il gardât, lui, la splendeur impolluée de l'éternelle jeunesse ! Tout son malheur était dû à cela ! N'eût-il pas mieux valu que chaque péché de sa vie apportât avec lui sa rapide et sûre punition ! Il y a une purification dans le châtiment. La prière de l'homme à un Dieu juste devrait être, non pas : « Pardonnez-nous nos péchés ! » Mais : « Frappez-nous pour nos iniquités ! »...

Le miroir curieusement travaillé que lord Henry lui avait donné il y avait si longtemps, reposait sur la table, et les amours d'ivoire riaient autour comme jadis. Il le prit, ainsi qu'il l'avait fait, cette nuit d'horreur, alors qu'il avait pour la première fois, surpris un changement dans le fatal portrait, et jeta ses regards chargés de pleurs sur l'ovale poli. Une fois, quelqu'un qui l'avait terriblement aimé, lui avait écrit une lettre démentielle, finissant par ces mots idolâtres : « Le monde est changé parce que vous êtes fait d'ivoire et d'or. Les courbes de vos lèvres écrivent à nouveau l'histoire ! Cette phrase lui revint en mémoire, et il se la répéta plusieurs fois.

Il prit soudain sa beauté en aversion, et jetant le miroir à terre, il en écrasa les éclats sous son talon !... C'était sa beauté qui l'avait perdu, cette beauté et cette jeunesse pour lesquelles il avait tant prié ; car sans ces deux choses, sa vie aurait pu ne pas être tachée. Sa beauté ne lui avait été qu'un masque, sa jeunesse qu'une raillerie. Qu'était la jeunesse d'ailleurs ? Un instant vert et prématuré, un temps d'humeurs futiles, de pensées maladives... Pourquoi avait-il voulu porter sa livrée... La jeunesse l'avait perdu. Il valait mieux ne pas songer au passé ! Rien ne le pouvait changer... C'était à lui-même, à son propre futur, qu'il fallait songer... James Vane était couché dans une tombe sans nom au cimetière de Selby ; Alan Campbell s'était tué une nuit dans son laboratoire, sans révéler le secret qu'il l'avait forcé de connaître ; l'émotion actuelle soulevée autour de la disparition de Basil Hallward, s'apaiserait bientôt : elle diminuait déjà. Il était parfaitement sauf à présent.

Ce n'était pas, en vérité, la mort de Basil Hallward qui l'oppressait ; c'était la mort vivante de son âme. Basil avait peint le portrait qui avait gâté sa vie ; il ne pouvait pardonner cela : c'était le portrait qui avait tout fait... Basil lui avait dit des choses vraiment insupportables qu'il avait d'abord écoutées avec patience. Ce meurtre avait été la folie d'un moment, après tout... Quant à Alan Campbell, s'il s'était suicidé, c'est qu'il l'avait bien voulu... Il n'en était pas responsable. Une vie nouvelle !... Voilà ce qu'il désirait ; voilà ce qu'il attendait... Sûrement elle avait déjà commencé ! Il venait d'épargner un être innocent, il ne tenterait jamais plus l'innocence ; il serait bon... Comme il pensait à Hetty Merton, il se demanda si le portrait de la chambre fermée n'avait pas changé. Sûrement il ne pouvait être aussi épouvantable qu'il l'avait été ? Peut-être, si sa vie se purifiait, en arriverai-t-il à chasser de sa face tout signe de passion mauvaise ! Peut-être les signes du mal étaient-ils déjà partis... S'il allait s'en assurer !... Il prit la lampe sur la table et monta... Comme il débarrait la porte, un sourire de joie traversa sa figure étrangement jeune et s'attarda sur ses lèvres... Oui, il serait bon, et la chose hideuse qu'il cachait à tous les yeux ne lui serait plus un objet de terreur. Il lui sembla qu'il était déjà débarrassé de son fardeau. Il entra tranquillement, fermant la porte derrière lui, comme il avait accoutumé de le faire, et tira le rideau de pourpre qui cachait le portrait...

Un cri d'horreur et d'indignation lui échappa... Il n'apercevait aucun changement, sinon qu'une lueur de ruse était dans les yeux, et que la ride torve de l'hypocrisie s'était ajoutée à la bouche !... La chose était encore plus abominable, plus abominable, s'il était possible, qu'avant ; la tache écarlate qui couvrait la main paraissait plus éclatante ; le sang nouvellement versé s'y voyait... Alors, il trembla... Était-ce simplement la vanité qui avait provoqué son bon mouvement de tout à l'heure, ou le désir d'une nouvelle sensation, comme le lui avait suggéré lord Henry, avec un rire moqueur ? Oui, ce besoin de jouer un rôle qui nous fait faire des choses plus belles que nous-mêmes ? Ou peut-être, tout ceci ensemble !...

Pourquoi la tache rouge était-elle plus large qu'autrefois ! Elle semblait s'être élargie comme la plaie d'une horrible maladie sur les doigts ridés !... Il y avait du sang sur les pieds du portrait comme si le sang avait dégoutté, sur eux ! Même il y avait du sang sur la main qui n'avait pas tenu le couteau !... Confesser son crime ? Savait-il ce que cela voulait dire, se confesser ? C'était se livrer, et se livrer lui-même à la mort ! Il se mit à rire... Cette idée était monstrueuse... D'ailleurs, s'il se confessait, qui le croirait ? Il n'existait nulle trace de l'homme assassiné ; tout ce qui lui avait appartenu était détruit ; lui-même l'avait brûlé... Le monde dirait simplement qu'il devenait fou... On l'enfermerait s'il persistait dans son histoire... Cependant son devoir était de se confesser, de souffrir la honte devant tous, et de faire une expiation publique... Il y avait un Dieu qui forçait les hommes à dire leurs péchés sur cette terre aussi bien que dans le ciel. Quoi qu'il fît, rien ne pourrait le purifier jusqu'à ce qu'il eût avoué son crime... Son crime !... Il haussa les épaules. La vie de Basil Hallward lui importait peu ; il pensait à Hetty Merton... Car c'était un miroir injuste, ce miroir de son âme qu'il contemplait... Vanité ? Curiosité ? Hypocrisie ? N'y avait-il rien eu d'autre dans son renoncement ? Il y avait lu quelque chose de plus. Il le pensait au moins. Mais qui pouvait le dire ? Non, il n'y avait rien de plus... Par vanité, il l'avait épargnée ; par hypocrisie, il avait porté le masque de la bonté ; par curiosité, il avait essayé du renoncement... Il le reconnaissait maintenant. Mais ce meurtre le poursuivrait-il toute sa vie ? Serait-il toujours écrasé par son passé ? Devait-il se confesser ?... Jamais !... Il n'y avait qu'une preuve à relever contre lui. Cette preuve, c'était le portrait !... Il le détruirait ! Pourquoi l'avait-il gardé tant d'années ?... Il s'était donné le plaisir de surveiller son changement et sa vieillesse. Depuis bien longtemps, il n'avait ressenti ce plaisir... Il le tenait éveillé la nuit... Quand il partait de chez lui, il était rempli de la terreur que d'autres yeux que les siens puissent le voir. Il avait apporté une tristesse mélancolique sur ses passions. Sa simple souvenance lui avait gâté bien des moments de joie. Il lui avait été comme une conscience. Oui, il avait été la Conscience... Il le détruirait !...

Il regarda autour de lui, et aperçut le poignard avec lequel il avait frappé Basil Hallward. Il l'avait nettoyé bien des fois, jusqu'à ce qu'il ne fût plus taché. Il brillait... Comme il avait tué le peintre, il tuerait l'œuvre du peintre, et tout ce qu'elle signifiait... Il tuerait le passé, et quand ce passé serait mort, il serait libre !... Il tuerait le monstrueux portrait de son âme, et privé de ses hideux avertissements, il recouvrerait la paix. Il saisit le couteau, et en frappa le tableau !...

Il y eut un grand cri, et une chute...

Ce cri d'agonie fut si horrible, que les domestiques effarés s'éveillèrent en sursaut et sortirent de leurs chambres !... Deux gentlemen, qui passaient au dessous, dans le square, s'arrêtèrent et regardèrent la grande maison. Ils marchèrent jusqu'à ce qu'ils eussent rencontré un policeman, et le ramenèrent avec eux. L'homme sonna plusieurs fois, mais on ne répondit pas. Excepté une lumière à une fenêtre des étages supérieurs, la maison était sombre... Au bout d'un instant, il s'en alla, se posta à côté sous une porte cochère, et attendit. – À qui est cette maison, constable ? demanda le plus âgé des deux gentlemen.

– À Mr Dorian Gray, Monsieur, répondit le policeman.

En s'en allant, ils se regardèrent l'un l'autre et ricanèrent : l'un d'eux était l'oncle de sir Henry Ashton... Dans les communs de la maison, les domestiques à moitié habillés, se parlaient à voix basse ; la vieille Mistress Leaf sanglotait en se tordant les mains ; Francis était pâle comme un mort.

Au bout d'un quart d'heure, il monta dans la chambre, avec le cocher et un des laquais. Ils frappèrent sans qu'on leur répondit. Ils appelèrent ; tout était silencieux. Enfin, après avoir essayé vainement de forcer la porte, ils grimpèrent sur le toit et descendirent par le balcon. Les fenêtres cédèrent aisément ; leurs ferrures étaient vieilles...

Quand ils entrèrent, ils trouvèrent, pendu au mur, un splendide portrait de leur maître tel qu'ils l'avaient toujours connu, dans toute la splendeur de son exquise jeunesse et de sa beauté. Gisant sur le plancher, était un homme mort, en habit de soirée, un poignard au cœur !... Son visage était flétri, ridé, repoussant !... Ce ne fut qu'à ses bagues qu'ils purent reconnaître qui il était...


Le portrait de Dorian Gray Chapitre 20 The Picture of Dorian Gray Chapter 20

Chapitre XX

Il faisait une nuit délicieuse, si douce, qu'il jeta son pardessus sur son bras, et ne mit même pas son foulard autour de son cou. It was a delightful night, so mild, that he threw his overcoat over his arm, and did not even put his scarf around his neck. Comme il se dirigeait vers la maison, fumant sa cigarette, deux jeunes gens en tenue de soirée passèrent près de lui. As he was walking towards the house, smoking his cigarette, two young men in evening dress passed him. Il entendit l'un d'eux souffler à l'autre : « C'est Dorian Gray !... He heard one of them whisper to the other: "It's Dorian Gray!... » Il se remémora sa joie de jadis alors que les gens se le désignaient, le regardaient, ou se parlaient de lui. He remembered his former joy as people pointed to him, looked at him, or talked about him. Il était fatigué, maintenant, d'entendre prononcer son nom. He was tired now of hearing his name spoken. La moitié du charme qu'il trouvait au petit village où il avait été si souvent dernièrement, venait de ce que personne ne l'y connaissait. Half of the charm he found in the little village where he had been so often lately was that no one there knew him. Il avait souvent dit à la jeune fille dont il s'était fait aimer qu'il était pauvre, et elle l'avait cru ; une fois, il lui avait dit qu'il était méchant ; elle s'était mise à rire, et lui avait répondu que les méchants étaient toujours très vieux et très laids. He had often told the young girl he had endeared to him that he was poor, and she had believed him; once he had told her he was mean; she started laughing, and told him that bad people were always very old and very ugly. Quel joli rire elle avait. What a lovely laugh she had. On eût dit la chanson d'une grive !... It sounded like the song of a thrush!... Comme elle était gracieuse dans ses robes de cotonnade et ses grands chapeaux. How graceful she was in her cotton dresses and big hats. Elle ne savait rien de la vie, mais elle possédait tout ce que lui avait perdu... She knew nothing of life, but she had everything he had lost...

Quand il atteignit son habitation, il trouva son domestique qui l'attendait... Il l'envoya se coucher, se jeta sur le divan de la bibliothèque, et commença à songer à quelques-unes des choses que lord Henry lui avait dites... When he reached his dwelling, he found his servant waiting for him. He sent him to bed, threw himself on the divan in the library, and began to think of some of the things Lord Henry had said to him. .. Était-ce vrai que l'on ne pouvait jamais changer... Il se sentit un ardent et sauvage désir pour la pureté sans tache de son adolescence, son adolescence rose et blanche, comme lord Henry l'avait une fois appelée. Was it true that one could never change... He felt a wild longing for the unblemished purity of his adolescence, his pink and white adolescence, as Lord Henry had once called it. Il se rendait compte qu'il avait terni son âme, corrompu son esprit, et qu'il s'était créé d'horribles remords ; qu'il avait eu sur les autres une désastreuse influence, et qu'il y avait trouvé une mauvaise joie ; que de toutes les vies qui avaient traversé la sienne et qu'il avait souillées, la sienne était encore la plus belle et la plus remplie de promesses... He realized that he had tarnished his soul, corrupted his mind, and that he had created horrible remorse; that he had had a disastrous influence on others, and that he had found an evil joy in them; that of all the lives that had crossed his and that he had defiled, his was still the most beautiful and the most full of promise... Tout cela était-il irréparable ? Was all this irreparable? N'était-il plus pour lui, d'espérance ?... Was it no longer for him, of hope?... Ah ! quel effroyable moment d'orgueil et de passion, celui où il avait demandé que le portrait assumât le poids de ses jours, et qu'il gardât, lui, la splendeur impolluée de l'éternelle jeunesse ! what a terrible moment of pride and passion, when he had asked that the portrait assume the weight of its days, and that it should retain the unpolluted splendor of eternal youth! Tout son malheur était dû à cela ! All his misfortune was due to that! N'eût-il pas mieux valu que chaque péché de sa vie apportât avec lui sa rapide et sûre punition ! Would it not have been better if each sin of his life had brought with it its swift and sure punishment! Il y a une purification dans le châtiment. There is a purification in the punishment. La prière de l'homme à un Dieu juste devrait être, non pas : « Pardonnez-nous nos péchés ! Man's prayer to a righteous God should be, not, "Forgive us our sins!" » Mais : « Frappez-nous pour nos iniquités ! But: "Strike us for our iniquities!" »...

Le miroir curieusement travaillé que lord Henry lui avait donné il y avait si longtemps, reposait sur la table, et les amours d'ivoire riaient autour comme jadis. The curiously worked mirror Lord Henry had given her so long ago lay on the table, and the ivory cupids laughed around it as of old. Il le prit, ainsi qu'il l'avait fait, cette nuit d'horreur, alors qu'il avait pour la première fois, surpris un changement dans le fatal portrait, et jeta ses regards chargés de pleurs sur l'ovale poli. He took it, as he had done that night of horror, when he had for the first time noticed a change in the fatal portrait, and cast his tearful eyes upon the polished oval. Une fois, quelqu'un qui l'avait terriblement aimé, lui avait écrit une lettre démentielle, finissant par ces mots idolâtres : « Le monde est changé parce que vous êtes fait d'ivoire et d'or. Once, someone who had loved him terribly, had written him a demented letter, ending with these idolatrous words: "The world is changed because you are made of ivory and gold." Les courbes de vos lèvres écrivent à nouveau l'histoire ! The curves of your lips write history again! Cette phrase lui revint en mémoire, et il se la répéta plusieurs fois. This sentence came back to him, and he repeated it to himself several times.

Il prit soudain sa beauté en aversion, et jetant le miroir à terre, il en écrasa les éclats sous son talon !... He suddenly took an aversion to her beauty, and throwing the mirror on the ground, he crushed the shards under his heel!... C'était sa beauté qui l'avait perdu, cette beauté et cette jeunesse pour lesquelles il avait tant prié ; car sans ces deux choses, sa vie aurait pu ne pas être tachée. It was his beauty that had lost him, that beauty and that youth for which he had prayed so much; for without these two things his life might not have been stained. Sa beauté ne lui avait été qu'un masque, sa jeunesse qu'une raillerie. Her beauty had only been a mask to her, her youth a mockery. Qu'était la jeunesse d'ailleurs ? What was youth anyway? Un instant vert et prématuré, un temps d'humeurs futiles, de pensées maladives... Pourquoi avait-il voulu porter sa livrée... La jeunesse l'avait perdu. A green and premature moment, a time of futile moods, sickly thoughts... Why had he wanted to wear his livery... Youth had ruined him. Il valait mieux ne pas songer au passé ! It was better not to think about the past! Rien ne le pouvait changer... C'était à lui-même, à son propre futur, qu'il fallait songer... Nothing could change him... It was to himself, to his own future, that he had to think... James Vane était couché dans une tombe sans nom au cimetière de Selby ; Alan Campbell s'était tué une nuit dans son laboratoire, sans révéler le secret qu'il l'avait forcé de connaître ; l'émotion actuelle soulevée autour de la disparition de Basil Hallward, s'apaiserait bientôt : elle diminuait déjà. James Vane was lying in an unnamed grave in Selby Cemetery; Alan Campbell had killed himself one night in his laboratory, without revealing the secret he had forced him to know; the current emotion raised around the disappearance of Basil Hallward would soon subside: it was already diminishing. Il était parfaitement sauf à présent. He was perfectly safe now.

Ce n'était pas, en vérité, la mort de Basil Hallward qui l'oppressait ; c'était la mort vivante de son âme. It was not, in truth, the death of Basil Hallward that oppressed him; it was the living death of his soul. Basil avait peint le portrait qui avait gâté sa vie ; il ne pouvait pardonner cela : c'était le portrait qui avait tout fait... Basil lui avait dit des choses vraiment insupportables qu'il avait d'abord écoutées avec patience. Basil had painted the portrait that had spoiled his life; he couldn't forgive that: it was the portrait that had done everything... Basil had said really unbearable things to him that he had first listened to patiently. Ce meurtre avait été la folie d'un moment, après tout... Quant à Alan Campbell, s'il s'était suicidé, c'est qu'il l'avait bien voulu... Il n'en était pas responsable. This murder had been the madness of a moment, after all... As for Alan Campbell, if he had committed suicide, it was because he had wanted to... He was not responsible for it . Une vie nouvelle !... A new life!... Voilà ce qu'il désirait ; voilà ce qu'il attendait... Sûrement elle avait déjà commencé ! This is what he wanted; this is what he was waiting for... Surely she had already started! Il venait d'épargner un être innocent, il ne tenterait jamais plus l'innocence ; il serait bon... He had just spared an innocent being, he would never attempt innocence again; it would be good... Comme il pensait à Hetty Merton, il se demanda si le portrait de la chambre fermée n'avait pas changé. As he thought of Hetty Merton, he wondered if the portrait in the closed room hadn't changed. Sûrement il ne pouvait être aussi épouvantable qu'il l'avait été ? Surely he couldn't be as dreadful as he had been? Peut-être, si sa vie se purifiait, en arriverai-t-il à chasser de sa face tout signe de passion mauvaise ! Perhaps, if his life were purified, he would succeed in driving all signs of evil passion from his face! Peut-être les signes du mal étaient-ils déjà partis... S'il allait s'en assurer !... Perhaps the signs of evil were already gone... If he was going to make sure of it!... Il prit la lampe sur la table et monta... Comme il débarrait la porte, un sourire de joie traversa sa figure étrangement jeune et s'attarda sur ses lèvres... Oui, il serait bon, et la chose hideuse qu'il cachait à tous les yeux ne lui serait plus un objet de terreur. He took the lamp from the table and went upstairs...As he unlocked the door, a smile of joy crossed his strangely young face and lingered on his lips...Yes, he would be good, and the hideous thing he hid from all eyes would no longer be an object of terror to him. Il lui sembla qu'il était déjà débarrassé de son fardeau. It seemed to him that he was already rid of his burden. Il entra tranquillement, fermant la porte derrière lui, comme il avait accoutumé de le faire, et tira le rideau de pourpre qui cachait le portrait... He entered quietly, closing the door behind him, as he was wont to do, and drew back the purple curtain which hid the portrait...

Un cri d'horreur et d'indignation lui échappa... Il n'apercevait aucun changement, sinon qu'une lueur de ruse était dans les yeux, et que la ride torve de l'hypocrisie s'était ajoutée à la bouche !... A cry of horror and indignation escaped him... He saw no change, except that a gleam of cunning was in his eyes, and that the grim wrinkle of hypocrisy had been added to his mouth! ... La chose était encore plus abominable, plus abominable, s'il était possible, qu'avant ; la tache écarlate qui couvrait la main paraissait plus éclatante ; le sang nouvellement versé s'y voyait... The thing was even more abominable, more abominable, if it were possible, than before; the scarlet stain that covered the hand seemed more dazzling; the newly shed blood could be seen there... Alors, il trembla... Était-ce simplement la vanité qui avait provoqué son bon mouvement de tout à l'heure, ou le désir d'une nouvelle sensation, comme le lui avait suggéré lord Henry, avec un rire moqueur ? Then he trembled. Was it simply vanity that had prompted his earlier good movement, or the desire for a new sensation, as Lord Henry had suggested to him, with a mocking laugh? Oui, ce besoin de jouer un rôle qui nous fait faire des choses plus belles que nous-mêmes ? Yes, this need to play a role that makes us do things more beautiful than ourselves? Ou peut-être, tout ceci ensemble !... Or maybe, all of this together!...

Pourquoi la tache rouge était-elle plus large qu'autrefois ! Why was the red spot larger than before! Elle semblait s'être élargie comme la plaie d'une horrible maladie sur les doigts ridés !... It seemed to have widened like the wound of a horrible disease on the wrinkled fingers!... Il y avait du sang sur les pieds du portrait comme si le sang avait dégoutté, sur eux ! There was blood on the feet of the portrait as if the blood had dripped on them! Même il y avait du sang sur la main qui n'avait pas tenu le couteau !... Even there was blood on the hand that hadn't held the knife!... Confesser son crime ? Confess his crime? Savait-il ce que cela voulait dire, se confesser ? Did he know what it meant to confess? C'était se livrer, et se livrer lui-même à la mort ! It was giving himself up, and giving himself up to death! Il se mit à rire... Cette idée était monstrueuse... D'ailleurs, s'il se confessait, qui le croirait ? He began to laugh... This idea was monstrous... Besides, if he confessed, who would believe him? Il n'existait nulle trace de l'homme assassiné ; tout ce qui lui avait appartenu était détruit ; lui-même l'avait brûlé... Le monde dirait simplement qu'il devenait fou... On l'enfermerait s'il persistait dans son histoire... Cependant son devoir était de se confesser, de souffrir la honte devant tous, et de faire une expiation publique... Il y avait un Dieu qui forçait les hommes à dire leurs péchés sur cette terre aussi bien que dans le ciel. There was no trace of the murdered man; all that had belonged to him was destroyed; he himself had burned it... The world would simply say that he was going mad... They would lock him up if he persisted in his story... However, his duty was to confess, to suffer shame in front of all , and to make a public atonement... There was a God who compelled men to tell their sins on this earth as well as in heaven. Quoi qu'il fît, rien ne pourrait le purifier jusqu'à ce qu'il eût avoué son crime... Whatever he did, nothing could purify him until he confessed his crime... Son crime !... Il haussa les épaules. La vie de Basil Hallward lui importait peu ; il pensait à Hetty Merton... Car c'était un miroir injuste, ce miroir de son âme qu'il contemplait... Vanité ? Basil Hallward's life mattered little to him; he was thinking of Hetty Merton... For it was an unjust mirror, this mirror of his soul that he was contemplating... Vanity? Curiosité ? Hypocrisie ? N'y avait-il rien eu d'autre dans son renoncement ? Was there nothing else in his renunciation? Il y avait lu quelque chose de plus. He had read something more. Il le pensait au moins. At least he thought so. Mais qui pouvait le dire ? But who could tell? Non, il n'y avait rien de plus... Par vanité, il l'avait épargnée ; par hypocrisie, il avait porté le masque de la bonté ; par curiosité, il avait essayé du renoncement... Il le reconnaissait maintenant. No, there was nothing more... Out of vanity, he had spared her; out of hypocrisy he had worn the mask of kindness; out of curiosity, he had tried renunciation... He recognized it now. Mais ce meurtre le poursuivrait-il toute sa vie ? But would this murder pursue him all his life? Serait-il toujours écrasé par son passé ? Would he still be crushed by his past? Devait-il se confesser ?... Should he confess?... Jamais !... Il n'y avait qu'une preuve à relever contre lui. There was only one proof against him. Cette preuve, c'était le portrait !... This proof was the portrait!... Il le détruirait ! He would destroy it! Pourquoi l'avait-il gardé tant d'années ?... Why had he kept it for so many years?... Il s'était donné le plaisir de surveiller son changement et sa vieillesse. He had given himself the pleasure of watching her change and her old age. Depuis bien longtemps, il n'avait ressenti ce plaisir... Il le tenait éveillé la nuit... Quand il partait de chez lui, il était rempli de la terreur que d'autres yeux que les siens puissent le voir. For a long time, he hadn't felt this pleasure... It kept him awake at night... When he left home, he was filled with terror that eyes other than his own could see him. Il avait apporté une tristesse mélancolique sur ses passions. He had brought a melancholy sadness to his passions. Sa simple souvenance lui avait gâté bien des moments de joie. His mere memory had spoiled many moments of joy for him. Il lui avait été comme une conscience. He had been like a conscience to him. Oui, il avait été la Conscience... Il le détruirait !... Yes, it had been Consciousness... It would destroy it!...

Il regarda autour de lui, et aperçut le poignard avec lequel il avait frappé Basil Hallward. He looked around, and saw the dagger with which he had struck Basil Hallward. Il l'avait nettoyé bien des fois, jusqu'à ce qu'il ne fût plus taché. He had cleaned it many times, until it was no longer stained. Il brillait... Comme il avait tué le peintre, il tuerait l'œuvre du peintre, et tout ce qu'elle signifiait... Il tuerait le passé, et quand ce passé serait mort, il serait libre !... He was shining... As he had killed the painter, he would kill the painter's work, and all that it signified... He would kill the past, and when this past was dead, it would be free!... Il tuerait le monstrueux portrait de son âme, et privé de ses hideux avertissements, il recouvrerait la paix. He would kill the monstrous portrait of his soul, and deprived of his hideous warnings, he would find peace. Il saisit le couteau, et en frappa le tableau !... He grabbed the knife and struck the board with it!...

Il y eut un grand cri, et une chute... There was a great cry, and a fall...

Ce cri d'agonie fut si horrible, que les domestiques effarés s'éveillèrent en sursaut et sortirent de leurs chambres !... This cry of agony was so horrible that the terrified servants woke with a start and left their rooms!... Deux gentlemen, qui passaient au dessous, dans le square, s'arrêtèrent et regardèrent la grande maison. Two gentlemen, who were passing below, in the square, stopped and looked at the big house. Ils marchèrent jusqu'à ce qu'ils eussent rencontré un policeman, et le ramenèrent avec eux. They walked until they met a policeman, and brought him back with them. L'homme sonna plusieurs fois, mais on ne répondit pas. The man rang several times, but no one answered. Excepté une lumière à une fenêtre des étages supérieurs, la maison était sombre... Au bout d'un instant, il s'en alla, se posta à côté sous une porte cochère, et attendit. Except for a light in a window on the upper floors, the house was dark... After a moment, he went away, posted himself under a carriage door, and waited. – À qui est cette maison, constable ? "Whose house is this, constable?" demanda le plus âgé des deux gentlemen. asked the older of the two gentlemen.

– À Mr Dorian Gray, Monsieur, répondit le policeman. “To Mr. Dorian Gray, sir,” replied the policeman.

En s'en allant, ils se regardèrent l'un l'autre et ricanèrent : l'un d'eux était l'oncle de sir Henry Ashton... As they left, they looked at each other and sneered: one of them was Sir Henry Ashton's uncle... Dans les communs de la maison, les domestiques à moitié habillés, se parlaient à voix basse ; la vieille Mistress Leaf sanglotait en se tordant les mains ; Francis était pâle comme un mort. In the outbuildings of the house, the half-dressed servants talked to each other in low voices; old Mrs. Leaf was sobbing and wringing her hands; Francis was pale as death.

Au bout d'un quart d'heure, il monta dans la chambre, avec le cocher et un des laquais. After a quarter of an hour he went up to the room with the coachman and one of the lackeys. Ils frappèrent sans qu'on leur répondit. They knocked without being answered. Ils appelèrent ; tout était silencieux. They called; everything was silent. Enfin, après avoir essayé vainement de forcer la porte, ils grimpèrent sur le toit et descendirent par le balcon. Finally, after trying in vain to force the door, they climbed onto the roof and descended through the balcony. Les fenêtres cédèrent aisément ; leurs ferrures étaient vieilles... The windows yielded easily; their fittings were old...

Quand ils entrèrent, ils trouvèrent, pendu au mur, un splendide portrait de leur maître tel qu'ils l'avaient toujours connu, dans toute la splendeur de son exquise jeunesse et de sa beauté. When they entered, they found hanging on the wall a splendid portrait of their master as they had always known him, in all the splendor of his exquisite youth and beauty. Gisant sur le plancher, était un homme mort, en habit de soirée, un poignard au cœur !... Lying on the floor was a dead man, in evening dress, a dagger in his heart!... Son visage était flétri, ridé, repoussant !... His face was withered, wrinkled, repulsive!... Ce ne fut qu'à ses bagues qu'ils purent reconnaître qui il était... It was only by his rings that they could recognize who he was ...