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Oscar Wilde - Le Portrait de Dorian Gray, Le portrait de Dorian Gray Chapitre 18

Le portrait de Dorian Gray Chapitre 18

Chapitre XVIII

Le lendemain, il ne sortit pas et passa la plus grande partie de la journée dans sa chambre, en proie avec une terreur folle de mourir, indifférent à la vie cependant... La crainte d'être surveillé, chassé, traqué, commençait à le dominer. Il tremblait quand un courant d'air remuait la tapisserie. Les feuilles mortes que le vent chassait contre les vitraux sertis de plomb lui semblaient pareilles à ses résolutions dissipées, à ses regrets ardents... Quand il fermait les yeux, il revoyait la figure du matelot le regardant à travers la vitre embuée, et l'horreur paraissait avoir, une fois de plus, mis sa main sur son cœur !... Mais peut-être, était-ce son esprit troublé qui avait suscité la vengeance des ténèbres, et placé devant ses yeux les hideuses formes du châtiment. La vie actuelle était un chaos, mais il y avait quelque chose de fatalement logique dans l'imagination. C'est l'imagination qui met le remords à la piste du péché... C'est l'imagination qui fait que le crime emporte avec lui d'obscures punitions. Dans le monde commun des faits, les méchants ne sont pas punis, ni les bons récompensés ; le succès est donné aux forts, et l'insuccès aux faibles ; c'est tout... D'ailleurs, si quelque étranger avait rôdé autour de la maison, les gardiens ou les domestiques l'auraient vu. Si des traces de pas avaient été relevées dans les parterres, les jardiniers en auraient fait la remarque... Décidément c'était une simple illusion ; le frère de Sibyl Vane n'était pas revenu pour le tuer. Il était parti sur son vaisseau pour sombrer dans quelque mer arctique... Pour lui, en tout cas, il était sauf... Cet homme ne savait qui il était, ne pouvait le savoir ; le masque de la jeunesse l'avait sauvé. Et cependant, en supposant même que ce ne fut qu'une illusion, n'était-ce pas terrible de penser que la conscience pouvait susciter de pareils fantômes, leur donner des formes visibles, et les faire se mouvoir !... Quelle sorte d'existence serait la sienne si, jours et nuits, les ombres de son crime le regardaient de tous les coins silencieux, le raillant de leurs cachettes, lui soufflant à l'oreille dans les fêtes, l'éveillant de leurs doigts glacés quand il dormirait !... À cette pensée rampant dans son esprit, il pâlit, et soudainement l'air lui parut se refroidir... Oh ! quelle étrange heure de folie, celle où il avait tué son ami ! Combien effroyable, la simple remembrance de cette scène ! Il la voyait encore ! Chaque détail hideux lui en revenait, augmenté d'horreur !... Hors de la caverne ténébreuse du temps, effrayante et drapée d'écarlate, surgissait l'image de son crime ! Quand lord Henry vint vers six heures, il le trouva sanglotant comme si son cœur éclatait !...

Ce ne fut que le troisième jour qu'il se hasarda à sortir. Il y avait quelque chose dans l'air clair, chargé de senteurs de pin de ce matin d'hiver, qui paraissait lui rapporter sa joie et son ardeur de vivre ; mais ce n'était pas seulement les conditions physiques de l'ambiance qui avaient causé ce changement. Sa propre nature se révoltait contre cet excès d'angoisse qui avait cherché à gâter, à mutiler la perfection de son calme ; il en est toujours ainsi avec les tempéraments subtils et finement trempés ; leurs passions fortes doivent ou plier ou les meurtrir. Elles tuent l'homme si elles ne meurent pas elles-mêmes. Les chagrins médiocres et les amours bornées survivent. Les grandes amours et les vrais chagrins s'anéantissent par leur propre plénitude... Il s'était convaincu qu'il avait été la victime de son imagination frappée de terreur, et il songeait à ses terreurs avec compassion et quelque mépris. Après le déjeuner du matin, il se promena près d'une heure avec la duchesse dans le jardin, puis ils traversèrent le parc en voiture pour rejoindre la chasse. Un givre, craquant sous les pieds, était répandu sur le gazon comme du sable. Le ciel était une coupe renversée de métal bleu. Une légère couche de glace bordait la surface unie du lac entouré de roseaux...

Au coin d'un bois de sapins, il aperçut sir Geoffrey Clouston, le frère de la duchesse, extrayant de son fusil deux cartouches tirées. Il sauta à bas de la voiture et après avoir dit au groom de reconduire la jument au château, il se dirigea vers ses hôtes, à travers les branches tombées et les broussailles rudes.

– Avez-vous fait bonne chasse, Geoffrey ? demanda-t-il.

– Pas très bonne, Dorian... Les oiseaux sont dans la plaine : je crois qu'elle sera meilleure après le lunch, quand nous avanceront dans les terres... Dorian flâna à côté de lui... L'air était vif et aromatique, les lueurs diverses qui brillaient dans le bois, les cris rauques des rabatteurs éclatant de temps à autre, les détonations aiguës des fusils qui se succédaient, l'intéressèrent et le remplirent d'un sentiment de délicieuse liberté. Il fut emporté par l'insouciance du bonheur, par l'indifférence hautaine de la joie... Soudain, d'une petite éminence gazonnée, à vingt pas devant eux, avec ses oreilles aux pointes noires dressées, et ses longues pattes de derrière étendues, partit un lièvre. Il se lança vers un bouquet d'aulnes. Sir Geoffrey épaula son fusil, mais il y avait quelque chose de si gracieux dans les mouvements de l'animal, que cela ravit Dorian qui s'écria : – Ne tirez pas, Geoffrey ! Laissez-le vivre !...

– Quelle sottise, Dorian ! dit son compagnon en riant, et comme le lièvre bondissait dans le fourré, il tira...

On entendit deux cris, celui du lièvre blessé, ce qui est affreux, et celui d'un homme mortellement frappé, ce qui est autrement horrible ! – Mon Dieu ! J'ai atteint un rabatteur, s'exclama sir Geoffrey. Quel âne, que cet homme qui se met devant les fusils ! Cessez de tirer ! cria-t-il de toute la force de ses poumons. Un homme est blessé !...

Le garde général arriva courant, un bâton à la main.

– Où, monsieur ? cria-t-il, où est-il ?

Au même instant, le feu cessait sur toute la ligne.

– Ici, répondit furieusement sir Geoffrey, en se précipitant vers le fourré. Pourquoi ne maintenez-vous pas vos hommes en arrière ?... Vous m'avez gâté ma chasse d'aujourd'hui... Dorian les regarda entrer dans l'aunaie, écartant les branches... Au bout d'un instant, ils en sortirent, portant un corps dans le soleil. Il se retourna, terrifié... Il lui semblait que le malheur le suivait où il allait... Il entendit sir Geoffrey demander si l'homme était réellement mort, et l'affirmative réponse du garde. Le bois lui parut soudain hanté de figures vivantes ; il y entendait comme le bruit d'une myriade de pieds et un sourd bourdonnement de voix... Un grand faisan à gorge dorée s'envola dans les branches au-dessus d'eux. Après quelques instants qui lui parurent, dans son état de trouble, comme des heures sans fin de douleur, il sentit qu'une main se posait sur son épaule ; il tressaillit et regarda autour de lui... – Dorian, dit lord Henry, je ferai mieux d'annoncer que la chasse est close pour aujourd'hui. Ce ne serait pas bien de la continuer.

– Je voudrais qu'elle fût close à jamais, Harry, répondit-il amèrement. Cette chose est odieuse et cruelle. Est-ce que cet homme est...

Il ne put achever...

– Je le crains, répliqua lord Henry. Il a reçu la charge entière dans la poitrine. Il doit être mort sur le coup. Allons, venez à la maison...

Ils marchèrent côte à côte dans la direction de l'avenue pendant près de cinquante yards sans se parler... Enfin Dorian se tourna vers lord Henry et lui dit avec un soupir profond : – C'est un mauvais présage, Harry, un bien mauvais présage ! – Quoi donc ? interrogea lord Henry... Ah ! cet accident, je crois. Mon cher ami, je n'y puis rien... C'est la faute de cet homme... Pourquoi se mettait-il devant les fusils ? Ça ne nous regarde pas... C'est naturellement malheureux pour Geoffrey. Ce n'est pas bon de tirer les rabatteurs ; ça fait croire qu'on est un mauvais fusil, et cependant Geoffrey ne l'est pas, car il tire fort bien... Mais pourquoi parler de cela ?... Dorian secoua la tête :

– Mauvais présage, Harry !... J'ai idée qu'il va arriver quelque chose de terrible à l'un d'entre nous... À moi, peut-être... Il se passa la main sur les yeux, avec un geste douloureux... Lord Henry éclata de rire...

– La seule chose terrible au monde est l'ennui, Dorian. C'est le seul péché pour lequel il n'existe pas de pardon... Mais probablement, cette affaire ne nous amènera pas de désagréments, à moins que les rabatteurs n'en bavardent en dînant ; je leur défendrai d'en parler... Quant aux présages, ça n'existe pas : la destinée ne nous envoie pas de hérauts ; elle est trop sage... ou trop cruelle pour cela. D'ailleurs, que pourrait-il vous arriver, Dorian ?... Vous avez tout ce que dans le monde un homme peut désirer. Quel est celui qui ne voudrait changer son existence contre la vôtre ?...

– Il n'est personne avec qui je ne la changerais, Harry... Ne riez pas !... Je dis vrai... Le misérable paysan qui vient de mourir est plus heureux que moi. Je n'ai point la terreur de la mort. C'est la venue de la mort qui me terrifie !... Ses ailes monstrueuses semblent planer dans l'air lourd autour de moi !... Mon Dieu ! Ne voyez-vous pas, derrière ces arbres, un homme qui me guette, qui m'attend !... Lord Henry regarda dans la direction que lui indiquait la tremblante main gantée...

– Oui, dit-il en riant... Je vois le jardinier qui vous attend. Je m'imagine qu'il a besoin de savoir quelles sont les fleurs que vous voulez mettre sur la table, ce soir... Vous êtes vraiment nerveux, mon cher ! Il vous faudra voir le médecin, quand vous retournerez à la ville...

Dorian eut un soupir de soulagement en voyant s'approcher le jardinier. L'homme leva son chapeau, regarda hésitant du côté de lord Henry, et sortit une lettre qu'il tendit à son maître. – Sa Grâce m'a dit d'attendre une réponse, murmura-t-il. Dorian mit la lettre dans sa poche.

– Dites à Sa Grâce, que je rentre, répondit-il froidement.

L'homme fit demi-tour, et courut dans la direction de la maison. – Comme les femmes aiment à faire les choses dangereuses, remarqua en riant lord Henry. C'est une des qualités que j'admire le plus en elles. Une femme flirtera avec n'importe qui au monde, aussi longtemps qu'on la regardera... – Comme vous aimez dire de dangereuses choses, Harry... Ainsi, en ce moment, vous vous égarez. J'estime beaucoup la duchesse, mais je ne l'aime pas. – Et la duchesse vous aime beaucoup, mais elle vous estime moins, ce qui fait que vous êtes parfaitement appariés.

– Vous parlez scandaleusement, Harry, et il n'y a dans nos relations aucune base scandaleuse. – La base de tout scandale est une certitude immorale, dit lord Henry, allumant une cigarette.

– Vous sacrifiez n'importe qui, Harry, pour l'amour d'un épigramme. – Les gens vont à l'autel de leur propre consentement, fut la réponse. – Je voudrais aimer ! s'écria Dorian Gray avec une intonation profondément pathétique dans la voix. Mais il me semble que j'ai perdu la passion et oublié le désir. Je suis trop concentré en moi-même. Ma personnalité m'est devenue un fardeau, j'ai besoin de m'évader, de voyager, d'oublier. C'est ridicule de ma part d'être venu ici. Je pense que je vais envoyer un télégramme à Harvey pour qu'on prépare le yacht. Sur un yacht, on est en sécurité...

– Contre quoi, Dorian ?... Vous avez quelque ennui. Pourquoi ne pas me le dire ? Vous savez que je vous aiderais.

– Je ne puis vous le dire, Harry, répondit-il tristement. Et d'ailleurs ce n'est qu'une lubie de ma part. Ce malheureux accident m'a bouleversé. J'ai un horrible pressentiment que quelque chose de semblable ne m'arrive. – Quelle folie !

– Je l'espère... mais je ne puis m'empêcher d'y penser... Ah ! voici la duchesse, elle a l'air d'Arthémise dans un costume tailleur... Vous voyez que nous revenions, duchesse... – J'ai appris ce qui est arrivé ; Mr Gray, répondit-elle. Ce pauvre Geoffrey est tout à fait contrarié... Il paraîtrait que vous l'aviez conjuré de ne pas tirer ce lièvre. C'est curieux ! – Oui, c'est très curieux. Je ne sais pas ce qui m'a fait dire cela. Quelque caprice, je crois ; ce lièvre avait l'air de la plus jolie des choses vivantes... Mais je suis fâché qu'on vous ait rapporté l'accident. C'est un odieux sujet... – C'est un sujet ennuyant, interrompit lord Henry. Il n'a aucune valeur psychologique. Ah ! si Geoffrey avait commis cette chose exprès, comme c'eut été intéressant !... J'aimerais connaître quelqu'un qui eût commis un vrai meurtre. – Que c'est mal à vous de parler ainsi, cria la duchesse. N'est-ce pas, Mr Gray ?... Harry !... Mr Gray est encore indisposé !... Il va se trouver mal !...

Dorian se redressa avec un effort et sourit.

– Ce n'est rien, duchesse, murmura-t-il, mes nerfs sont surexcités ; c'est tout... Je crains de ne pouvoir aller loin ce matin. Je n'ai pas entendu ce qu'Harry disait... Était-ce mal ? Vous me le direz une autre fois. Je pense qu'il vaut mieux que j'aille me coucher. Vous m'en excuserez, n'est-ce pas ?... Ils avaient atteint les marches de l'escalier menant de la serre à la terrasse. Comme la porte vitrée se fermait derrière Dorian, lord Henry tourna vers la duchesse ses yeux fatigués.

– L'aimez-vous beaucoup, demanda-t-il. Elle ne fit pas une immédiate réponse, considérant le paysage...

– Je voudrais bien le savoir... dit-elle enfin.

Il secoua la tête :

– La connaissance en serait fatale. C'est l'incertitude qui vous charme. La brume fait plus merveilleuses les choses.

– On peut perdre son chemin.

– Tous les chemins mènent au même point, ma chère Gladys.

– Quel est-il ?

– La désillusion.

– C'est mon début dans la vie, soupira-t-elle. – Il vous vint couronné...

– Je suis fatigué des feuilles de fraisier. [1]

– Elles vous vont bien.

– Seulement en public...

– Vous les regretterez.

– Je n'en perdrai pas un pétale. – Monmouth a des oreilles.

– La vieillesse est dure d'oreille. – N'a-t-il jamais été jaloux ? – Je voudrais qu'il l'eût été. Il regarda autour de lui comme cherchant quelque chose...

– Que cherchez-vous ? demanda-t-elle.

– La mouche de votre fleuret, répondit-il... Vous l'avez laissée tomber. – J'ai encore le masque, dit-elle en riant. – Il fait vos yeux plus adorables !

Elle rit à nouveau. Ses dents apparurent, tels de blancs pépins dans un fruit écarlate...

Là-haut, dans sa chambre, Dorian Gray gisait sur un sofa, la terreur dans chaque fibre frissonnante de son corps. La vie lui était devenue subitement un fardeau trop lourd à porter. La mort terrible du rabatteur infortuné, tué dans le fourré comme un fauve, lui semblait préfigurer sa mort. Il s'était presque trouvé mal à ce que lord Henry avait dit, par hasard, en manière de plaisanterie cynique. À cinq heures, il sonna son valet et lui donna l'ordre de préparer ses malles pour l'express du soir, et de faire atteler le brougham pour huit heures et demie. Il était résolu à ne pas dormir une nuit de plus à Selby Royal ; c'était un lieu de funèbre augure. La Mort y marchait dans le soleil. Le gazon de la forêt avait été taché de sang.

Puis il écrivit un mot à lord Henry, lui disant qu'il allait à la ville consulter un docteur, et le priant de divertir ses invités pendant son absence. Comme il le mettait dans l'enveloppe, on frappa à la porte, et son valet vint l'avertir que le garde principal désirait lui parler... Il fronça les sourcils et mordit ses lèvres : – Faites-le entrer, dit-il après un instant d'hésitation. Comme l'homme entrait, Dorian tira un carnet de chèques de son tiroir et l'ouvrant devant lui : – Je pense que vous venez pour le malheureux accident de ce matin, Thornton, dit-il, en prenant une plume.

– Oui, monsieur, dit le garde-chasse.

– Est-ce que le pauvre garçon était marié ? Avait-il de la famille ? demanda Dorian d'un air ennuyé. S'il en est ainsi, je ne la laisserai pas dans le besoin et je leur enverrai l'argent que vous jugerez nécessaire. – Nous ne savons qui il est, monsieur. C'est pourquoi j'ai pris la liberté de venir vous voir. – Vous ne savez qui il est, dit Dorian insoucieusement ; que voulez-vous dire ? N'était-il pas un de vos hommes ?... – Non, monsieur ; personne ne l'avait jamais vu ; il a l'air d'un marin. La plume tomba des doigts de Dorian, et il lui parut que son cœur avait soudainement cessé de battre

– Un marin !... clama-t-il. Vous dites un marin ?...

– Oui, monsieur... Il a vraiment l'air de quelqu'un qui a servi dans la marine. Il est tatoué aux deux bras, notamment.

– A-t-on trouvé quelque chose sur lui, dit Dorian en se penchant vers l'homme et le regardant fixement. Quelque chose faisant connaître son nom ?...

– Rien qu'un peu d'argent, et un revolver à six coups. Nous n'avons découvert aucun nom... L'apparence convenable, mais grossière. Une sorte de matelot, croyons-nous...

Dorian bondit sur ses pieds... Une espérance terrible le traversa... Il s'y cramponna follement... – Où est le corps ? s'écria-t-il. Vite, je veux le voir !

– Il a été déposé dans une écurie vide de la maison de ferme. Les gens n'aiment pas avoir ces sortes de choses dans leurs maisons. Ils disent qu'un cadavre apporte le malheur. – La maison de ferme... Allez m'y attendre. Dites à un palefrenier de m'amener un cheval... Non, n'en faites rien... J'irai moi-même aux écuries. Ça économisera du temps.

Moins d'un quart d'heure après, Dorian Gray descendit au grand galop la longue avenue ; les arbres semblaient passer devant lui comme une procession spectrale, et des ombres hostiles traversaient non chemin. Soudain, la jument broncha devant un poteau de barrière et le désarçonna presque. Il la cingla à l'encolure de sa cravache. Elle fendit l'air comme une flèche ; les pierres volaient sous ses sabots... Enfin, il atteignit la maison de ferme. Deux hommes causaient dans la cour. Il sauta de la selle et remit les rênes à l'un deux. Dans l'écurie la plus écartée, une lumière brillait. Quelque chose lui dit que le corps était là ; il se précipita vers la porte et mit la main au loquet...

Il hésita un moment, sentant qu'il était sur la pente d'une découverte qui referait ou gâterait à jamais sa vie... Puis il poussa la porte et entra. Sur un amas de sacs, au fond, dans un coin, gisait le cadavre d'un homme habillé d'une chemise grossière et d'un pantalon bleu. Un mouchoir taché lui couvrait la face. Une chandelle commune, fichée à côté de lui dans une bouteille, grésillait...

Dorian Gray frissonna... Il sentit qu'il ne pourrait pas enlever lui-même le mouchoir... Il dit à un garçon de ferme de venir. – Ôtez cette chose de la figure ; je voudrais la voir, fit-il en s'appuyant au montant de la porte. Quand le valet eût fait ce qu'il lui commandait, il s'avança... Un cri de joie jaillit de ses lèvres ! L'homme qui avait été tué dans le fourré était James Vane !... Il resta encore quelques instants à considérer le cadavre...

Comme il reprenait en galopant le chemin de la maison, ses yeux étaient pleins de larmes, car il se savait la vie sauve...

[1] La feuille de fraisier est l'ornement héraldique, en Angleterre, des couronnes ducales (N. D. T.)


Le portrait de Dorian Gray Chapitre 18 The Picture of Dorian Gray Chapter 18 Obraz Doriana Graya Rozdział 18 "Портрет Доріана Грея" Розділ 18

Chapitre XVIII

Le lendemain, il ne sortit pas et passa la plus grande partie de la journée dans sa chambre, en proie avec une terreur folle de mourir, indifférent à la vie cependant... La crainte d'être surveillé, chassé, traqué, commençait à le dominer. The next day, he did not go out and spent most of the day in his room, prey to a mad terror of dying, indifferent to life however... The fear of being watched, hunted, tracked, began to dominate it. Il tremblait quand un courant d'air remuait la tapisserie. He trembled when a current of air moved the tapestry. Les feuilles mortes que le vent chassait contre les vitraux sertis de plomb lui semblaient pareilles à ses résolutions dissipées, à ses regrets ardents... Quand il fermait les yeux, il revoyait la figure du matelot le regardant à travers la vitre embuée, et l'horreur paraissait avoir, une fois de plus, mis sa main sur son cœur !... The dead leaves that the wind was blowing against the leaden stained glass windows seemed to him like his dissipated resolutions, his ardent regrets... When he closed his eyes, he saw again the face of the sailor looking at him through the steamy window, and the Horror seemed to have, once more, put its hand on its heart!... Mais peut-être, était-ce son esprit troublé qui avait suscité la vengeance des ténèbres, et placé devant ses yeux les hideuses formes du châtiment. But perhaps it was his troubled mind that had summoned the vengeance of darkness, and placed before his eyes the hideous shapes of retribution. La vie actuelle était un chaos, mais il y avait quelque chose de fatalement logique dans l'imagination. Life today was chaos, but there was something fatally logical in the imagination. C'est l'imagination qui met le remords à la piste du péché... C'est l'imagination qui fait que le crime emporte avec lui d'obscures punitions. It is the imagination that puts remorse on the trail of sin... It is the imagination that causes crime to carry with it obscure punishments. Dans le monde commun des faits, les méchants ne sont pas punis, ni les bons récompensés ; le succès est donné aux forts, et l'insuccès aux faibles ; c'est tout... In the common world of facts, the wicked are not punished, nor the good rewarded; success is given to the strong, and failure to the weak; that's all... D'ailleurs, si quelque étranger avait rôdé autour de la maison, les gardiens ou les domestiques l'auraient vu. Besides, if any stranger had prowled around the house, the guards or the servants would have seen him. Si des traces de pas avaient été relevées dans les parterres, les jardiniers en auraient fait la remarque... Décidément c'était une simple illusion ; le frère de Sibyl Vane n'était pas revenu pour le tuer. If footprints had been found in the flowerbeds, the gardeners would have noticed them... Definitely it was a simple illusion; Sibyl Vane's brother had not returned to kill him. Il était parti sur son vaisseau pour sombrer dans quelque mer arctique... Pour lui, en tout cas, il était sauf... Cet homme ne savait qui il était, ne pouvait le savoir ; le masque de la jeunesse l'avait sauvé. He had left on his vessel to sink in some arctic sea... For him, in any case, he was safe... This man did not know who he was, could not know; the mask of youth had saved him. Et cependant, en supposant même que ce ne fut qu'une illusion, n'était-ce pas terrible de penser que la conscience pouvait susciter de pareils fantômes, leur donner des formes visibles, et les faire se mouvoir !... And yet, even supposing that it was only an illusion, was it not terrible to think that consciousness could call up such phantoms, give them visible forms, and make them move!... Quelle sorte d'existence serait la sienne si, jours et nuits, les ombres de son crime le regardaient de tous les coins silencieux, le raillant de leurs cachettes, lui soufflant à l'oreille dans les fêtes, l'éveillant de leurs doigts glacés quand il dormirait !... What kind of existence would be his if, day and night, the shadows of his crime watched him from every silent corner, taunting him from their hiding places, whispering in his ear at parties, awakening him with their icy fingers when he sleeps... À cette pensée rampant dans son esprit, il pâlit, et soudainement l'air lui parut se refroidir... At that thought creeping into his mind, he paled, and suddenly the air seemed to grow cold... Oh ! quelle étrange heure de folie, celle où il avait tué son ami ! what a strange hour of madness, when he had killed his friend! Combien effroyable, la simple remembrance de cette scène ! How appalling is the mere remembrance of this scene! Il la voyait encore ! He saw her again! Chaque détail hideux lui en revenait, augmenté d'horreur !... Every hideous detail came back to him, augmented with horror!... Hors de la caverne ténébreuse du temps, effrayante et drapée d'écarlate, surgissait l'image de son crime ! Out of the dark cave of time, frightening and draped in scarlet, rose the image of his crime! Quand lord Henry vint vers six heures, il le trouva sanglotant comme si son cœur éclatait !... When Lord Henry came about six o'clock, he found him sobbing as if his heart were bursting!...

Ce ne fut que le troisième jour qu'il se hasarda à sortir. It was not until the third day that he ventured to go out. Il y avait quelque chose dans l'air clair, chargé de senteurs de pin de ce matin d'hiver, qui paraissait lui rapporter sa joie et son ardeur de vivre ; mais ce n'était pas seulement les conditions physiques de l'ambiance qui avaient causé ce changement. There was something in the clear, pine-scented air of this winter morning that seemed to bring back her joy and zest for life; but it was not only the physical conditions of the atmosphere that had caused this change. Sa propre nature se révoltait contre cet excès d'angoisse qui avait cherché à gâter, à mutiler la perfection de son calme ; il en est toujours ainsi avec les tempéraments subtils et finement trempés ; leurs passions fortes doivent ou plier ou les meurtrir. Her own nature revolted against this excess of anguish which had sought to spoil, to mutilate the perfection of her calm; it is always so with subtle and finely tempered temperaments; their strong passions must either bend or bruise them. Elles tuent l'homme si elles ne meurent pas elles-mêmes. They kill the man if they don't die themselves. Les chagrins médiocres et les amours bornées survivent. Mediocre sorrows and narrow loves survive. Les grandes amours et les vrais chagrins s'anéantissent par leur propre plénitude... Great loves and true sorrows are annihilated by their own plenitude... Il s'était convaincu qu'il avait été la victime de son imagination frappée de terreur, et il songeait à ses terreurs avec compassion et quelque mépris. He had convinced himself that he had been the victim of his terror-stricken imagination, and he thought of his terrors with compassion and some contempt. Après le déjeuner du matin, il se promena près d'une heure avec la duchesse dans le jardin, puis ils traversèrent le parc en voiture pour rejoindre la chasse. After breakfast in the morning, he walked for nearly an hour with the Duchess in the garden, then they drove through the park to join the hunt. Un givre, craquant sous les pieds, était répandu sur le gazon comme du sable. A frost, crunchy underfoot, was spread over the grass like sand. Le ciel était une coupe renversée de métal bleu. The sky was an upturned cup of blue metal. Une légère couche de glace bordait la surface unie du lac entouré de roseaux... A thin layer of ice bordered the smooth surface of the lake surrounded by reeds...

Au coin d'un bois de sapins, il aperçut sir Geoffrey Clouston, le frère de la duchesse, extrayant de son fusil deux cartouches tirées. At the corner of a fir wood, he saw Sir Geoffrey Clouston, the Duchess's brother, extracting two cartridges from his rifle. Il sauta à bas de la voiture et après avoir dit au groom de reconduire la jument au château, il se dirigea vers ses hôtes, à travers les branches tombées et les broussailles rudes. He jumped out of the carriage and after telling the groom to drive the mare back to the castle, he made his way to his hosts, through fallen branches and rough brush.

– Avez-vous fait bonne chasse, Geoffrey ? "Did you have a good hunt, Geoffrey?" demanda-t-il.

– Pas très bonne, Dorian... Les oiseaux sont dans la plaine : je crois qu'elle sera meilleure après le lunch, quand nous avanceront dans les terres... – Not very good, Dorian... The birds are in the plain: I think it will be better after lunch, when we go further inland... Dorian flâna à côté de lui... L'air était vif et aromatique, les lueurs diverses qui brillaient dans le bois, les cris rauques des rabatteurs éclatant de temps à autre, les détonations aiguës des fusils qui se succédaient, l'intéressèrent et le remplirent d'un sentiment de délicieuse liberté. Dorian strolled beside him... The air was crisp and aromatic, the various lights that shone in the wood, the hoarse cries of beaters breaking out from time to time, the high-pitched bangs of rifles following one another, interested him and filled him with a feeling of delicious freedom. Il fut emporté par l'insouciance du bonheur, par l'indifférence hautaine de la joie... He was carried away by the carelessness of happiness, by the haughty indifference of joy... Soudain, d'une petite éminence gazonnée, à vingt pas devant eux, avec ses oreilles aux pointes noires dressées, et ses longues pattes de derrière étendues, partit un lièvre. Suddenly, from a little grassy knoll, twenty paces ahead of them, with its black-tipped ears pricked up, and its long hind legs outstretched, came a hare. Il se lança vers un bouquet d'aulnes. He dashed towards a clump of alders. Sir Geoffrey épaula son fusil, mais il y avait quelque chose de si gracieux dans les mouvements de l'animal, que cela ravit Dorian qui s'écria : Sir Geoffrey shouldered his rifle, but there was something so graceful about the animal's movements that it delighted Dorian, who exclaimed: – Ne tirez pas, Geoffrey ! “Don't shoot, Geoffrey! Laissez-le vivre !...

– Quelle sottise, Dorian ! “How foolish, Dorian! dit son compagnon en riant, et comme le lièvre bondissait dans le fourré, il tira... said his companion, laughing, and as the hare leaped into the thicket, he fired...

On entendit deux cris, celui du lièvre blessé, ce qui est affreux, et celui d'un homme mortellement frappé, ce qui est autrement horrible ! Two cries were heard, that of a wounded hare, which is terrible, and that of a mortally struck man, which is otherwise horrible! – Mon Dieu ! J'ai atteint un rabatteur, s'exclama sir Geoffrey. I've hit a tout, exclaimed Sir Geoffrey. Quel âne, que cet homme qui se met devant les fusils ! What an ass, this man who puts himself in front of the guns! Cessez de tirer ! cria-t-il de toute la force de ses poumons. he shouted at the top of his lungs. Un homme est blessé !... A man is injured!...

Le garde général arriva courant, un bâton à la main. The General Guard came running, a stick in his hand.

– Où, monsieur ? cria-t-il, où est-il ?

Au même instant, le feu cessait sur toute la ligne. At the same instant, the fire ceased all along the line.

– Ici, répondit furieusement sir Geoffrey, en se précipitant vers le fourré. “Here,” answered Sir Geoffrey angrily, rushing towards the thicket. Pourquoi ne maintenez-vous pas vos hommes en arrière ?... Why don't you hold your men back?... Vous m'avez gâté ma chasse d'aujourd'hui... You spoiled my hunt today... Dorian les regarda entrer dans l'aunaie, écartant les branches... Au bout d'un instant, ils en sortirent, portant un corps dans le soleil. Dorian watched them enter the alder, parting the branches... After a moment, they came out, carrying a body into the sun. Il se retourna, terrifié... Il lui semblait que le malheur le suivait où il allait... Il entendit sir Geoffrey demander si l'homme était réellement mort, et l'affirmative réponse du garde. He turned around, terrified... It seemed to him that misfortune followed him where he was going... He heard Sir Geoffrey ask if the man was really dead, and the affirmative answer of the guard. Le bois lui parut soudain hanté de figures vivantes ; il y entendait comme le bruit d'une myriade de pieds et un sourd bourdonnement de voix... Un grand faisan à gorge dorée s'envola dans les branches au-dessus d'eux. The wood suddenly seemed haunted by living figures; he heard there something like the sound of a myriad of feet and a dull hum of voices... A large golden-throated pheasant flew into the branches above them. Après quelques instants qui lui parurent, dans son état de trouble, comme des heures sans fin de douleur, il sentit qu'une main se posait sur son épaule ; il tressaillit et regarda autour de lui... After a few moments that seemed to him, in his troubled state, like endless hours of pain, he felt a hand resting on his shoulder; he started and looked around... – Dorian, dit lord Henry, je ferai mieux d'annoncer que la chasse est close pour aujourd'hui. 'Dorian,' said Lord Henry, 'I had better announce the hunt is closed for today. Ce ne serait pas bien de la continuer. It wouldn't be good to continue it.

– Je voudrais qu'elle fût close à jamais, Harry, répondit-il amèrement. "I wish it were closed forever, Harry," he replied bitterly. Cette chose est odieuse et cruelle. This thing is heinous and cruel. Est-ce que cet homme est... Is this man...

Il ne put achever... He couldn't finish...

– Je le crains, répliqua lord Henry. “I fear so,” replied Lord Henry. Il a reçu la charge entière dans la poitrine. He got the whole load in the chest. Il doit être mort sur le coup. He must have died instantly. Allons, venez à la maison... Come on, come home...

Ils marchèrent côte à côte dans la direction de l'avenue pendant près de cinquante yards sans se parler... Enfin Dorian se tourna vers lord Henry et lui dit avec un soupir profond : They walked side by side in the direction of the avenue for nearly fifty yards without speaking. At last Dorian turned to Lord Henry and said to him with a deep sigh: – C'est un mauvais présage, Harry, un bien mauvais présage ! “It's a bad omen, Harry, a very bad omen! – Quoi donc ? - What ? interrogea lord Henry... Ah ! asked Lord Henry. Ah! cet accident, je crois. Mon cher ami, je n'y puis rien... C'est la faute de cet homme... Pourquoi se mettait-il devant les fusils ? My dear friend, I can't help it... It's that man's fault... Why was he putting himself in front of the guns? Ça ne nous regarde pas... C'est naturellement malheureux pour Geoffrey. It's none of our business... It's naturally unfortunate for Geoffrey. Ce n'est pas bon de tirer les rabatteurs ; ça fait croire qu'on est un mauvais fusil, et cependant Geoffrey ne l'est pas, car il tire fort bien... Mais pourquoi parler de cela ?... It's no good pulling touts; it makes you think you're a bad gun, and yet Geoffrey isn't, because he shoots very well... But why talk about that?... Dorian secoua la tête : Dorian shook his head.

– Mauvais présage, Harry !... "Bad omen, Harry!" J'ai idée qu'il va arriver quelque chose de terrible à l'un d'entre nous... À moi, peut-être... I have an idea that something terrible is going to happen to one of us... To me, maybe... Il se passa la main sur les yeux, avec un geste douloureux... Lord Henry éclata de rire... He passed his hand over his eyes, with a painful gesture... Lord Henry burst out laughing...

– La seule chose terrible au monde est l'ennui, Dorian. “The only terrible thing in the world is boredom, Dorian. C'est le seul péché pour lequel il n'existe pas de pardon... Mais probablement, cette affaire ne nous amènera pas de désagréments, à moins que les rabatteurs n'en bavardent en dînant ; je leur défendrai d'en parler... Quant aux présages, ça n'existe pas : la destinée ne nous envoie pas de hérauts ; elle est trop sage... ou trop cruelle pour cela. It is the only sin for which there is no forgiveness... But probably, this matter will not bring us any inconvenience, unless the touts gossip about it while dining; I will forbid them to speak of it... As for omens, that does not exist: destiny does not send us heralds; she is too wise... or too cruel for that. D'ailleurs, que pourrait-il vous arriver, Dorian ?... Besides, what could happen to you, Dorian?... Vous avez tout ce que dans le monde un homme peut désirer. You have everything in the world a man could want. Quel est celui qui ne voudrait changer son existence contre la vôtre ?... Who wouldn't want to change his life for yours?...

– Il n'est personne avec qui je ne la changerais, Harry... Ne riez pas !... “There's no one I wouldn't change her with, Harry... Don't laugh!... Je dis vrai... Le misérable paysan qui vient de mourir est plus heureux que moi. I tell the truth... The wretched peasant who has just died is happier than me. Je n'ai point la terreur de la mort. I have no terror of death. C'est la venue de la mort qui me terrifie !... It is the coming of death that terrifies me!... Ses ailes monstrueuses semblent planer dans l'air lourd autour de moi !... Its monstrous wings seem to hover in the heavy air around me!... Mon Dieu ! Ne voyez-vous pas, derrière ces arbres, un homme qui me guette, qui m'attend !... Don't you see, behind these trees, a man watching me, waiting for me!... Lord Henry regarda dans la direction que lui indiquait la tremblante main gantée... Lord Henry looked in the direction indicated by the trembling gloved hand...

– Oui, dit-il en riant... Je vois le jardinier qui vous attend. “Yes,” he said, laughing. “I see the gardener waiting for you. Je m'imagine qu'il a besoin de savoir quelles sont les fleurs que vous voulez mettre sur la table, ce soir... Vous êtes vraiment nerveux, mon cher ! I imagine he needs to know what flowers you want to put on the table tonight... You're really nervous, my dear! Il vous faudra voir le médecin, quand vous retournerez à la ville... You'll have to see the doctor when you get back to town...

Dorian eut un soupir de soulagement en voyant s'approcher le jardinier. Dorian sighed with relief as the gardener approached. L'homme leva son chapeau, regarda hésitant du côté de lord Henry, et sortit une lettre qu'il tendit à son maître. The man raised his hat, looked hesitantly in the direction of Lord Henry, and took out a letter which he held out to his master. – Sa Grâce m'a dit d'attendre une réponse, murmura-t-il. “His Grace told me to wait for an answer,” he whispered. Dorian mit la lettre dans sa poche. Dorian put the letter in his pocket.

– Dites à Sa Grâce, que je rentre, répondit-il froidement. "Tell His Grace I'm going home," he answered coldly.

L'homme fit demi-tour, et courut dans la direction de la maison. The man turned around and ran in the direction of the house. – Comme les femmes aiment à faire les choses dangereuses, remarqua en riant lord Henry. “How women like to do dangerous things,” remarked Lord Henry, laughing. C'est une des qualités que j'admire le plus en elles. This is one of the qualities that I admire most in them. Une femme flirtera avec n'importe qui au monde, aussi longtemps qu'on la regardera... A woman will flirt with anyone in the world, as long as you look at her... – Comme vous aimez dire de dangereuses choses, Harry... Ainsi, en ce moment, vous vous égarez. "How you like to say dangerous things, Harry... So right now you're going astray." J'estime beaucoup la duchesse, mais je ne l'aime pas. I esteem the Duchess very much, but I don't love her. – Et la duchesse vous aime beaucoup, mais elle vous estime moins, ce qui fait que vous êtes parfaitement appariés. “And the Duchess likes you very much, but she thinks less of you, which makes you a perfect match.

– Vous parlez scandaleusement, Harry, et il n'y a dans nos relations aucune base scandaleuse. “You talk scandalously, Harry, and there is no scandalous basis in our relationship. – La base de tout scandale est une certitude immorale, dit lord Henry, allumant une cigarette. “The basis of all scandal is an immoral certainty,” said Lord Henry, lighting a cigarette.

– Vous sacrifiez n'importe qui, Harry, pour l'amour d'un épigramme. “You sacrifice anyone, Harry, for the sake of an epigram. – Les gens vont à l'autel de leur propre consentement, fut la réponse. “People go to the altar of their own accord,” was the reply. – Je voudrais aimer ! - I would like to love ! s'écria Dorian Gray avec une intonation profondément pathétique dans la voix. cried Dorian Gray with a profoundly pathetic intonation in his voice. Mais il me semble que j'ai perdu la passion et oublié le désir. But it seems to me that I have lost the passion and forgotten the desire. Je suis trop concentré en moi-même. I'm too focused on myself. Ma personnalité m'est devenue un fardeau, j'ai besoin de m'évader, de voyager, d'oublier. My personality has become a burden to me, I need to escape, to travel, to forget. C'est ridicule de ma part d'être venu ici. It's ridiculous of me to come here. Je pense que je vais envoyer un télégramme à Harvey pour qu'on prépare le yacht. I think I'll send a telegram to Harvey to get the yacht ready. Sur un yacht, on est en sécurité... On a yacht, we are safe...

– Contre quoi, Dorian ?... "Against what, Dorian?" Vous avez quelque ennui. You have some trouble. Pourquoi ne pas me le dire ? Why don't you tell me? Vous savez que je vous aiderais. You know I would help you.

– Je ne puis vous le dire, Harry, répondit-il tristement. "I can't tell you, Harry," he replied sadly. Et d'ailleurs ce n'est qu'une lubie de ma part. And besides, it's just a whim on my part. Ce malheureux accident m'a bouleversé. This unfortunate accident shocked me. J'ai un horrible pressentiment que quelque chose de semblable ne m'arrive. I have a horrible feeling that something similar will happen to me. – Quelle folie !

– Je l'espère... mais je ne puis m'empêcher d'y penser... Ah ! – I hope so... but I can't help thinking about it... Ah! voici la duchesse, elle a l'air d'Arthémise dans un costume tailleur... Vous voyez que nous revenions, duchesse... here is the duchess, she looks like Arthémise in a tailored suit... You see that we are coming back, duchess... – J'ai appris ce qui est arrivé ; Mr Gray, répondit-elle. – I learned what happened; Mr Gray, she replied. Ce pauvre Geoffrey est tout à fait contrarié... Il paraîtrait que vous l'aviez conjuré de ne pas tirer ce lièvre. Poor Geoffrey is quite annoyed... It seems that you had conjured him not to shoot that hare. C'est curieux ! – Oui, c'est très curieux. Je ne sais pas ce qui m'a fait dire cela. I don't know what made me say that. Quelque caprice, je crois ; ce lièvre avait l'air de la plus jolie des choses vivantes... Mais je suis fâché qu'on vous ait rapporté l'accident. Some whim, I believe; that hare looked like the prettiest of living things... But I'm sorry you were told about the accident. C'est un odieux sujet... – C'est un sujet ennuyant, interrompit lord Henry. Il n'a aucune valeur psychologique. It has no psychological value. Ah ! si Geoffrey avait commis cette chose exprès, comme c'eut été intéressant !... if Geoffrey had done this on purpose, how interesting it would have been!... J'aimerais connaître quelqu'un qui eût commis un vrai meurtre. I would like to know someone who had committed a real murder. – Que c'est mal à vous de parler ainsi, cria la duchesse. “How wrong of you to talk like that,” cried the Duchess. N'est-ce pas, Mr Gray ?... Harry !... Mr Gray est encore indisposé !... Mr. Gray is still indisposed!... Il va se trouver mal !... He's going to be sick!...

Dorian se redressa avec un effort et sourit. Dorian sat up with an effort and smiled.

– Ce n'est rien, duchesse, murmura-t-il, mes nerfs sont surexcités ; c'est tout... Je crains de ne pouvoir aller loin ce matin. 'It's nothing, Duchess,' he murmured, 'my nerves are overexcited; that's all... I'm afraid I can't go far this morning. Je n'ai pas entendu ce qu'Harry disait... Était-ce mal ? I didn't hear what Harry was saying... Was it wrong? Vous me le direz une autre fois. You will tell me another time. Je pense qu'il vaut mieux que j'aille me coucher. I think it's best that I go to bed. Vous m'en excuserez, n'est-ce pas ?... You'll excuse me, won't you? Ils avaient atteint les marches de l'escalier menant de la serre à la terrasse. They had reached the steps leading from the greenhouse to the terrace. Comme la porte vitrée se fermait derrière Dorian, lord Henry tourna vers la duchesse ses yeux fatigués. As the glass door closed behind Dorian, Lord Henry turned his tired eyes to the Duchess.

– L'aimez-vous beaucoup, demanda-t-il. “Do you like her very much?” he asked. Elle ne fit pas une immédiate réponse, considérant le paysage... She didn't respond immediately, considering the landscape...

– Je voudrais bien le savoir... dit-elle enfin. "I'd really like to know..." she finally said.

Il secoua la tête : He shook his head:

– La connaissance en serait fatale. – Knowledge of it would be fatal. C'est l'incertitude qui vous charme. It is the uncertainty that charms you. La brume fait plus merveilleuses les choses. The mist makes things more wonderful.

– On peut perdre son chemin. – You can lose your way.

– Tous les chemins mènent au même point, ma chère Gladys. – All roads lead to the same point, my dear Gladys.

– Quel est-il ?

– La désillusion. - The desillusion.

– C'est mon début dans la vie, soupira-t-elle. “It's my start in life,” she sighed. – Il vous vint couronné... “He came to you crowned...

– Je suis fatigué des feuilles de fraisier. – I am tired of strawberry leaves. [1]

– Elles vous vont bien. - They look good on you.

– Seulement en public... - Only in public...

– Vous les regretterez. - You will regret them.

– Je n'en perdrai pas un pétale. “I won't lose a petal. – Monmouth a des oreilles. – Monmouth has ears.

– La vieillesse est dure d'oreille. – Old age is hard of hearing. – N'a-t-il jamais été jaloux ? "Has he ever been jealous?" – Je voudrais qu'il l'eût été. “I wish he had been. Il regarda autour de lui comme cherchant quelque chose... He looked around as if looking for something...

– Que cherchez-vous ? - What are you looking for ? demanda-t-elle.

– La mouche de votre fleuret, répondit-il... Vous l'avez laissée tomber. “Your foil fly,” he replied. “You dropped it. – J'ai encore le masque, dit-elle en riant. “I still have the mask,” she said, laughing. – Il fait vos yeux plus adorables ! - It makes your eyes more adorable!

Elle rit à nouveau. Ses dents apparurent, tels de blancs pépins dans un fruit écarlate... His teeth appeared, like white pips in a scarlet fruit...

Là-haut, dans sa chambre, Dorian Gray gisait sur un sofa, la terreur dans chaque fibre frissonnante de son corps. Up there in his bedroom, Dorian Gray lay on a sofa, terror in every quivering fiber of his body. La vie lui était devenue subitement un fardeau trop lourd à porter. Life had suddenly become too heavy a burden for him to bear. La mort terrible du rabatteur infortuné, tué dans le fourré comme un fauve, lui semblait préfigurer sa mort. The terrible death of the unfortunate beater, killed in the thicket like a beast, seemed to him to prefigure his death. Il s'était presque trouvé mal à ce que lord Henry avait dit, par hasard, en manière de plaisanterie cynique. He had almost been hurt by what Lord Henry had said, by chance, as a cynical joke. À cinq heures, il sonna son valet et lui donna l'ordre de préparer ses malles pour l'express du soir, et de faire atteler le brougham pour huit heures et demie. At five o'clock he rang for his valet and ordered him to prepare his trunks for the evening express, and to have the brougham harnessed for eight-thirty. Il était résolu à ne pas dormir une nuit de plus à Selby Royal ; c'était un lieu de funèbre augure. He was determined not to sleep another night at Selby Royal; it was a place of funeral augury. La Mort y marchait dans le soleil. Death walked there in the sun. Le gazon de la forêt avait été taché de sang. The grass in the forest had been stained with blood.

Puis il écrivit un mot à lord Henry, lui disant qu'il allait à la ville consulter un docteur, et le priant de divertir ses invités pendant son absence. Then he wrote a note to Lord Henry, telling him that he was going to town to consult a doctor, and begging him to entertain his guests during his absence. Comme il le mettait dans l'enveloppe, on frappa à la porte, et son valet vint l'avertir que le garde principal désirait lui parler... Il fronça les sourcils et mordit ses lèvres : As he put it in the envelope, there was a knock at the door, and his valet came to tell him that the main guard wished to speak to him... He frowned and bit his lips: – Faites-le entrer, dit-il après un instant d'hésitation. “Let him in,” he said after a moment's hesitation. Comme l'homme entrait, Dorian tira un carnet de chèques de son tiroir et l'ouvrant devant lui : As the man entered, Dorian pulled a checkbook from his drawer and opened it in front of him: – Je pense que vous venez pour le malheureux accident de ce matin, Thornton, dit-il, en prenant une plume. 'I think you've come for the unfortunate accident this morning, Thornton,' he said, picking up a quill.

– Oui, monsieur, dit le garde-chasse. “Yes, sir,” said the game warden.

– Est-ce que le pauvre garçon était marié ? "Was the poor boy married?" Avait-il de la famille ? Did he have family? demanda Dorian d'un air ennuyé. Dorian asked annoyed. S'il en est ainsi, je ne la laisserai pas dans le besoin et je leur enverrai l'argent que vous jugerez nécessaire. If so, I will not leave her in need and I will send them the money you deem necessary. – Nous ne savons qui il est, monsieur. “We don't know who he is, sir. C'est pourquoi j'ai pris la liberté de venir vous voir. That's why I took the liberty of coming to see you. – Vous ne savez qui il est, dit Dorian insoucieusement ; que voulez-vous dire ? "You don't know who he is," said Dorian carelessly; what do you mean ? N'était-il pas un de vos hommes ?... Was he not one of your men?... – Non, monsieur ; personne ne l'avait jamais vu ; il a l'air d'un marin. - No sir ; no one had ever seen him; he looks like a sailor. La plume tomba des doigts de Dorian, et il lui parut que son cœur avait soudainement cessé de battre The quill fell from Dorian's fingers, and it seemed to him that his heart had suddenly stopped beating.

– Un marin !... clama-t-il. Vous dites un marin ?... You say a sailor?...

– Oui, monsieur... Il a vraiment l'air de quelqu'un qui a servi dans la marine. – Yes, sir... He really looks like someone who served in the navy. Il est tatoué aux deux bras, notamment. He is tattooed on both arms, in particular.

– A-t-on trouvé quelque chose sur lui, dit Dorian en se penchant vers l'homme et le regardant fixement. "Did we find anything on him?" Dorian said, leaning over to the man and staring at him. Quelque chose faisant connaître son nom ?... Something to make his name known?...

– Rien qu'un peu d'argent, et un revolver à six coups. “Just a little money, and a six-shooter. Nous n'avons découvert aucun nom... L'apparence convenable, mais grossière. We found no name... Decent appearance, but crude. Une sorte de matelot, croyons-nous... A kind of sailor, we believe...

Dorian bondit sur ses pieds... Une espérance terrible le traversa... Il s'y cramponna follement... Dorian jumped to his feet... A terrible hope crossed him... He clung to them madly... – Où est le corps ? s'écria-t-il. Vite, je veux le voir ! Quick, I want to see it!

– Il a été déposé dans une écurie vide de la maison de ferme. – He was dropped off in an empty stable at the farmhouse. Les gens n'aiment pas avoir ces sortes de choses dans leurs maisons. People don't like to have those kinds of things in their homes. Ils disent qu'un cadavre apporte le malheur. They say a dead body brings misfortune. – La maison de ferme... Allez m'y attendre. – The farmhouse... Go and wait for me there. Dites à un palefrenier de m'amener un cheval... Non, n'en faites rien... J'irai moi-même aux écuries. Tell a groom to bring me a horse... No, don't... I'll go to the stables myself. Ça économisera du temps. It will save time.

Moins d'un quart d'heure après, Dorian Gray descendit au grand galop la longue avenue ; les arbres semblaient passer devant lui comme une procession spectrale, et des ombres hostiles traversaient non chemin. Less than a quarter of an hour later, Dorian Gray galloped down the long avenue; the trees seemed to pass before him like a ghostly procession, and hostile shadows crossed his path. Soudain, la jument broncha devant un poteau de barrière et le désarçonna presque. Suddenly, the mare flinched in front of a fence post and nearly knocked him unsaddled. Il la cingla à l'encolure de sa cravache. He slapped her around the neck with his riding crop. Elle fendit l'air comme une flèche ; les pierres volaient sous ses sabots... She split the air like an arrow; the stones flew under his hooves... Enfin, il atteignit la maison de ferme. Finally, he reached the farmhouse. Deux hommes causaient dans la cour. Two men were chatting in the yard. Il sauta de la selle et remit les rênes à l'un deux. He jumped out of the saddle and handed over the reins to one of them. Dans l'écurie la plus écartée, une lumière brillait. In the furthest stable, a light shone. Quelque chose lui dit que le corps était là ; il se précipita vers la porte et mit la main au loquet... Something told him the body was there; he rushed to the door and put his hand on the latch...

Il hésita un moment, sentant qu'il était sur la pente d'une découverte qui referait ou gâterait à jamais sa vie... Puis il poussa la porte et entra. He hesitated for a moment, feeling that he was on the verge of a discovery that would make or spoil his life forever... Then he pushed open the door and entered. Sur un amas de sacs, au fond, dans un coin, gisait le cadavre d'un homme habillé d'une chemise grossière et d'un pantalon bleu. On a pile of sacks, in the back, in a corner, lay the body of a man dressed in a rough shirt and blue trousers. Un mouchoir taché lui couvrait la face. A stained handkerchief covered his face. Une chandelle commune, fichée à côté de lui dans une bouteille, grésillait... A common candle, stuck next to him in a bottle, sizzled...

Dorian Gray frissonna... Il sentit qu'il ne pourrait pas enlever lui-même le mouchoir... Il dit à un garçon de ferme de venir. Dorian Gray shivered... He felt he couldn't take the handkerchief off himself... He told a farm boy to come. – Ôtez cette chose de la figure ; je voudrais la voir, fit-il en s'appuyant au montant de la porte. “Take that thing out of the face; I would like to see her, he said, leaning against the doorpost. Quand le valet eût fait ce qu'il lui commandait, il s'avança... Un cri de joie jaillit de ses lèvres ! When the valet had done what he commanded, he came forward... A cry of joy burst from his lips! L'homme qui avait été tué dans le fourré était James Vane !... The man who had been killed in the thicket was James Vane!... Il resta encore quelques instants à considérer le cadavre... There were still a few moments to consider the corpse...

Comme il reprenait en galopant le chemin de la maison, ses yeux étaient pleins de larmes, car il se savait la vie sauve... As he galloped back home, his eyes were full of tears, for he knew his life was safe...

[1] La feuille de fraisier est l'ornement héraldique, en Angleterre, des couronnes ducales (N. D. [1] The strawberry leaf is the heraldic ornament, in England, of the ducal crowns (ND T.)