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Oscar Wilde - Le Portrait de Dorian Gray, Le portrait de Dorian Gray Chapitre 16

Le portrait de Dorian Gray Chapitre 16

Chapitre XVI

Une pluie froide commençait à tomber, et les réverbères luisaient fantomatiquement dans le brouillard humide. Les public-houses se fermaient et des groupes ténébreux d'hommes et de femmes se séparaient aux alentours. D'ignobles éclats de rire fusaient des bars ; en d'autres, des ivrognes braillaient et criaient... Étendu dans le hansom , son chapeau posé en arrière sur sa tête, Dorian Gray regardait avec des yeux indifférents la honte sordide de la grande ville ; il se répétait à lui-même les mots que lord Henry lui avait dits le jour de leur première rencontre : « Guérir l'âme par le moyen des sens et les sens au moyen de l'âme... Oui, là était le secret ; il l'avait souvent essayé et l'essaierait encore. Il y a des boutiques d'opium où l'on peut acheter l'oubli, des tanières d'horreur où la mémoire des vieux péchés s'abolit par la folie des péchés nouveaux. La lune se levait basse dans le ciel, comme un crâne jaune... De temps à autre, un lourd nuage informe, comme un long bras, la cachait. Les réverbères devenaient de plus en plus rares, et les rues plus étroites et plus sombres... À un certain moment le cocher perdit son chemin et dut rétrograder d'un demi-mille ; une vapeur enveloppait le cheval, trottant dans les flaques d'eau... Les vitres du hansom étaient ouatées d'une brume grise... « Guérir l'âme par le moyen des sens, et les sens au moyen de l'âme. » Ces mots sonnaient singulièrement à son oreille... Oui, son âme était malade à la mort... Était-il vrai que les sens la pouvaient guérir ?... Un sang innocent avait été versé... Comment racheter cela ? Ah ! il n'était point d'expiation !... Mais quoique le pardon fût impossible, possible encore était l'oubli, et il était déterminé à oublier cette chose, à en abolir pour jamais le souvenir, à l'écraser comme on écrase une vipère qui vous a mordu... Vraiment de quel droit Basil lui avait-il parlé ainsi ? Qui l'avait autorisé à se poser en juge des autres ? Il avait dit des choses qui étaient effroyables, horribles, impossibles à endurer...

Le hansom allait cahin-caha, de moins en moins vite, semblait-il... Il abaissa la trappe et dit à l'homme de se presser. Un hideux besoin d'opium commençait à le ronger. Sa gorge brûlait, et ses mains délicates se crispaient nerveusement ; il frappa férocement le cheval avec sa canne.

Le cocher ricana et fouetta sa bête... Il se mit à rire à son tour, et l'homme se tut... La route était interminable, les rues lui semblaient comme la toile noire d'une invisible araignée. Cette monotonie devenait insupportable, et il s'effraya de voir le brouillard s'épaissir. Ils passèrent près de solitaires briqueteries... Le brouillard se raréfiait, et il put voir les étranges fours en forme de bouteille d'où sortaient des langues de feu oranges en éventail. Un chien aboya comme ils passaient et dans le lointain cria quelque mouette errante. Le cheval trébucha dans une ornière, fit un écart et partit au galop...

Au bout d'un instant, ils quittèrent le chemin glaiseux, et éveillèrent les échos des rues mal pavées... Les fenêtres n'étaient point éclairées, mais ça et là, des ombres fantastiques se silhouettaient contre des jalousies illuminées ; il les observait curieusement. Elles se remuaient comme de monstrueuses marionnettes, qu'on eût dit vivantes ; il les détesta... Une rage sombre était dans son cœur. Au coin d'une rue, une femme leur cria quelque chose d'une porte ouverte, et deux hommes coururent après la voiture l'espace de cent yards ; le cocher les frappa de son fouet. Il a été reconnu que la passion nous fait revenir aux mêmes pensées... Avec une hideuse réitération, les lèvres mordues de Dorian Gray répétaient et répétaient encore la phrase captieuse qui lui parlait d'âme et de sens, jusqu'à ce qu'il y eût trouvé la parfaite expression de son humeur, et justifié, par l'approbation intellectuelle, les sentiments qui le dominaient... D'une cellule à l'autre de son cerveau rampait la même pensée ; et le sauvage désir de vivre, le plus terrible de tous les appétits humains, vivifiait chaque nerf et chaque fibre de son être. La laideur qu'il avait haïe parce qu'elle fait les choses réelles, lui devenait chère pour cette raison ; la laideur était la seule réalité. Les abominables bagarres, l'exécrable taverne, la violence crue d'une vie désordonnée, la vilenie des voleurs et des déclassés, étaient plus vraies, dans leur intense actualité d'impression, que toutes les formes gracieuses d'art, que les ombres rêveuses du chant ; c'était ce qu'il lui fallait pour l'oubli... Dans trois jours il serait libre... Soudain, l'homme arrêta brusquement son cheval à l'entrée d'une sombre ruelle. Par-dessus les toits bas, et les souches dentelées des cheminées des maisons, s'élevaient des mâts noirs de vaisseaux ; des guirlandes de blanche brume s'attachaient aux vergues ainsi que des voiles de rêve... – C'est quelque part par ici, n'est-ce pas, m'sieu ? demanda la voix rauque du cocher par la trappe.

Dorian tressaillit et regarda autour de lui...

– C'est bien comme cela, répondit-il ; et après être sorti hâtivement du cab et avoir donné au cocher le pourboire qu'il lui avait promis, il marcha rapidement dans la direction du quai... De ci, de là, une lanterne luisait à la poupe d'un navire de commerce ; la lumière dansait et se brisait dans les flots. Une rouge lueur venait d'un steamer au long cours qui faisait du charbon. Le pavé glissant avait l'air d'un mackintosh mouillé. Il se hâta vers la gauche, regardant derrière lui de temps à autre pour voir s'il n'était pas suivi. Au bout de sept à huit minutes, il atteignit une petite maison basse, écrasée entre deux manufactures, misérables... Une lumière brillait à une fenêtre du haut. Il s'arrêta et frappa un coup particulier. Quelques instants après, des pas se firent entendre dans le corridor, et il y eut un bruit de chaînes décrochées. La porte s'ouvrit doucement, et il entra, sans dire un mot à la vague forme humaine, qui s'effaça dans l'ombre comme il entrait. Au fond du corridor, pendait un rideau vert déchiré que souleva le vent venu de la rue. L'ayant écarté, il entra dans une longue chambre basse qui avait l'air d'un salon de danse de troisième ordre. Autour des murs, des becs de gaz répandaient une lumière éclatante qui se déformait dans les glaces pleines de chiures de mouches, situées en face. De graisseux réflecteurs d'étain à côtes se trouvaient derrière, frissonnants disques de lumière... Le plancher était couvert d'un sable jaune d'ocre, sali de boue, taché de liqueur renversée. Des Malais étaient accroupis près d'un petit fourneau à charbon de bois jouant avec des jetons d'os, et montrant en parlant des dents blanches. Dans un coin sur une table, la tête enfouie dans ses bras croisés était étendu un matelot, et devant le bar aux peintures criardes qui occupait tout un côté de la salle, deux femmes hagardes se moquaient d'un vieux qui brossait les manches de son paletot, avec une expression de dégoût... – Il croit qu'il a des fourmis rouges sur lui, dit l'une d'elles en riant, comme Dorian passait... L'homme les regardait avec terreur et se mit à geindre. Au bout de la chambre, il y avait un petit escalier, menant à une chambre obscure. Alors que Dorian en franchit les trois marches détraquées, une lourde odeur d'opium le saisit. Il poussa un soupir profond, et ses narines palpitèrent de plaisir...

En entrant, un jeune homme aux cheveux blonds et lisses, en train d'allumer à une lampe une longue pipe mince, le regarda et le salua avec hésitation. – Vous ici, Adrien, murmura Dorian.

– Où pourrais-je être ailleurs, répondit-il insoucieusement. Personne ne veut plus me fréquenter à présent...

– Je croyais que vous aviez quitté l'Angleterre. – Darlington ne veut rien faire... Mon frère a enfin payé la note... Georges ne veut pas me parler non plus. Ça m'est égal, ajouta-t-il avec un soupir... Tant qu'on a cette drogue, on n'a pas besoin d'amis. Je pense que j'en ai eu de trop... Dorian recula, et regarda autour de lui les gens grotesques, qui gisaient avec des postures fantastiques sur des matelas en loques... Ces membres déjetés, ces bouches béantes, ces yeux ouverts et vitreux, l'attirèrent... Il savait dans quels étranges cieux ils souffraient, et quels ténébreux enfers leur apprenaient le secret de nouvelles joies ; ils étaient mieux que lui, emprisonné dans sa pensée. La mémoire, comme une horrible maladie, rongeait son âme ; de temps à autre, il voyait les yeux de Basil Hallward fixés sur lui... Cependant, il ne pouvait rester là ; la présence d'Adrien Singleton le gênait ; il avait besoin d'être dans un lieu où personne ne sût qui il était ; il aurait voulu s'échapper de lui-même... – Je vais dans un autre endroit, dit-il au bout d'un instant. – Sur le quai ?...

– Oui...

– Cette folle y sera sûrement ; on n'en veut plus ici... Dorian leva les épaules.

– Je suis malade des femmes qui aiment : les femmes qui haïssent sont beaucoup plus intéressantes. D'ailleurs, cette drogue est encore meilleure... – C'est tout à fait pareil... – Je préfère cela. Venez boire quelque chose ; j'en ai grand besoin. –Moi, je n'ai besoin de rien, murmura le jeune homme. – Ça ne fait rien.

Adrien Singleton se leva paresseusement et suivit Dorian au bar.

Un mulâtre, dans un turban déchiré et un ulster sale, grimaça un hideux salut en posant une bouteille de brandy et deux gobelets devant eux. Les femmes se rapprochèrent doucement, et se mirent à bavarder. Dorian leur tourna le dos, et, à voix basse, dit quelque chose à Adrien Singleton.

Un sourire pervers, comme un kriss malais, se tordit sur la face de l'une des femmes : – Il paraît que nous sommes bien fiers ce soir, ricana-t-elle.

– Ne me parlez pas, pour l'amour de Dieu, cria Dorian, frappant du pied. Que désirez-vous ? de l'argent ? en voilà ! Ne me parlez plus...

Deux éclairs rouges traversèrent les yeux boursouflés de la femme, et s'éteignirent, les laissant vitreux et sombres. Elle hocha la tête et rafla la monnaie sur le comptoir avec des mains avides... Sa compagne la regardait envieusement...

– Ce n'est point la peine, soupira Adrien Singleton. Je ne me soucie pas de revenir ? À quoi cela me servirait-il ? Je suis tout à fait heureux maintenant...

– Vous m'écrirez si vous avez besoin de quelque chose, n'est-ce pas ? dit Dorian un moment après.

– Peut-être !...

– Bonsoir, alors.

– Bonsoir... répondit le jeune homme, en remontant les marches, essuyant ses lèvres desséchées avec un mouchoir.

Dorian se dirigea vers la porte, la face douloureuse ; comme il tirait le rideau, un rire ignoble jaillit des lèvres peintes de la femme qui avait pris l'argent. – C'est le marché du démon ! hoqueta-t-elle d'une voix éraillée. – Malédiction, cria-t-il, ne me dites pas cela !

Elle fit claquer ses doigts...

– C'est le Prince Charmant que vous aimez être appelé, n'est-ce pas ? glapit-elle derrière lui.

Le matelot assoupi, bondit sur ses pieds à ces paroles, et regarda autour de lui, sauvagement. Il entendit le bruit de la porte du corridor se fermant... Il se précipita dehors en courant.

Dorian Gray se hâtait le long des quais sous la bruine.

Sa rencontre avec Adrien Singleton l'avait étrangement ému ; il s'étonnait que la ruine de cette jeune vie fût réellement son fait, comme Basil Hallward le lui avait dit d'une manière si insultante. Il mordit ses lèvres et ses yeux s'attristèrent un moment. Après tout, qu'est-ce que cela pouvait lui faire ?... La vie est trop courte pour supporter encore le fardeau des erreurs d'autrui. Chaque homme vivait sa propre vie, et la payait son prix pour la vivre... Le seul malheur était que l'on eût à payer si souvent pour une seule faute, car il fallait payer toujours et encore... Dans ses marchés avec les hommes, la Destinée ne ferme jamais ses comptes. Les psychologues nous disent, quand la passion pour le vice, ou ce que les hommes appellent vice, domine notre nature, que chaque fibre du corps, chaque cellule de la cervelle, semblent être animées de mouvements effrayants ; les hommes et les femmes, dans de tels moments, perdent le libre exercice de leur volonté ; ils marchent vers une fin terrible comme des automates. Le choix leur est refusé et la conscience elle-même est morte, ou, si elle vit encore, ne vit plus que pour donner à la rébellion son attrait, et son charme à la désobéissance ; car tous les péchés, comme les théologiens sont fatigués de nous le rappeler, sont des péchés de désobéissance. Quand cet Ange hautain, étoile du matin, tomba du ciel, ce fut en rebelle qu'il tomba !... Endurci, concentré dans le mal, l'esprit souillé, l'âme assoiffée de révolte, Dorian Gray hâtait le pas de plus en plus... Comme il pénétrait sous une arcade sombre, il avait accoutumé souvent de prendre pour abréger son chemin vers l'endroit mal famé où il allait, il se sentit subitement saisi par derrière, et avant qu'il eût le temps de se défendre, il était violemment projeté contre le mur ; une main brutale lui étreignait la gorge !... Il se défendit follement, et par un effort désespéré, détacha de son cou les doigts qui l'étouffaient... Il entendit le déclic d'un revolver et aperçut la lueur d'un canon poli pointé vers sa tête, et la forme obscure d'un homme court et râblé... – Que voulez-vous ? balbutia-t-il.

– Restez tranquille ! dit l'homme. Si vous bougez, je vous tue !...

– Vous êtes fou ! Que vous ai-je fait ?

– Vous avez perdu la vie de Sibyl Vane, et Sibyl Vane était ma sœur ! Elle s'est tuée, je le sais... Mais sa mort est votre œuvre, et je jure que je vais vous tuer... Je vous ai cherché pendant des années, sans guide, sans trace. Les deux personnes qui vous connaissaient sont mortes. Je ne savais rien de vous, sauf le nom favori dont elle vous appelait. Par hasard, je l'ai entendu ce soir. Réconciliez-vous avec Dieu, car, ce soir, vous allez mourir !...

Dorian Gray faillit s'évanouir de terreur... – Je ne l'ai jamais connue, murmura-t-il, je n'ai jamais entendu parler d'elle, vous êtes fou... – Vous feriez mieux de confesser votre péché, car aussi vrai que je suis James Vane, vous allez mourir !

Le moment était terrible !... Dorian ne savait que faire, que dire !...

– À genoux ! cria l'homme. Vous avez encore une minute pour vous confesser, pas plus. Je pars demain pour les Indes et je dois d'abord régler cela... Une minute ! Pas plus !...

Les bras de Dorian retombèrent. Paralysé de terreur, il ne pouvait penser... Soudain, une ardente espérance lui traversa l'esprit !... – Arrêtez ! cria-t-il. Il y a combien de temps que votre sœur est morte ? Vite, dites-moi !...

– Dix huit ans, dit l'homme. Pourquoi cette question ? Le temps n'y fait rien... – Dix-huit ans, répondit Dorian Gray, avec un rire triomphant... Dix-huit ans ! Conduisez-moi sous une lanterne et voyez mon visage !...

James Vane hésita un moment, ne comprenant pas ce que cela voulait dire, puis il saisit Dorian Gray et le tira hors de l'arcade... Bien que la lumière de la lanterne fut indécise et vacillante, elle suffit cependant à lui montrer, lui sembla-t-il, l'erreur effroyable dans laquelle il était tombé, car la face de l'homme qu'il allait tuer avait toute la fraîcheur de l'adolescence et la pureté sans tache de la jeunesse. Il paraissait avoir un peu plus de vingt ans, à peine plus ; il ne devait guère être plus vieux que sa sœur, lorsqu'il la quitta, il y avait tant d'années... Il devenait évident que ce n'était pas l'homme qui avait détruit sa vie... Il le lâcha, et recula...

– Mon Dieu ! Mon Dieu, cria-t-il !... Et j'allais vous tuer ! Dorian Gray respira...

– Vous avez failli commettre un crime horrible, mon ami, dit-il, le regardant sévèrement. Que cela vous soit un avertissement de ne point chercher à vous venger vous-même.

– Pardonnez-moi, monsieur, murmura James Vane... On m'a trompé. Un mot que j'ai entendu dans cette maudite taverne m'a mis sur une fausse piste. – Vous feriez mieux de rentrer chez vous et de serrer ce revolver qui pourrait vous attirer des ennuis, dit Dorian Gray en tournant les talons et descendant doucement la rue.

James Vane restait sur le trottoir, rempli d'horreur, tremblant de la tête aux pieds... Il ne vit pas une ombre noire, qui, depuis un instant, rampait le long du mur suintant, fut un moment dans la lumière, et s'approcha de lui à pas de loup... Il sentit une main qui se posait sur son bras, et se retourna en tressaillant... C'était une des femmes qui buvaient au bar. – Pourquoi ne l'avez-vous pas tué, siffla-t-elle, en approchant de lui sa face hagarde. Je savais que vous le suiviez quand vous vous êtes précipité de chez Daly. Fou que vous êtes ! Vous auriez dû le tuer ! Il a beaucoup d'argent, et il est aussi mauvais que mauvais !... – Ce n'était pas l'homme que je cherchais, répondit-il, et je n'ai besoin de l'argent de personne. J'ai besoin de la vie d'un homme ! L'homme que je veux tuer a près de quarante ans. Celui-là était à peine un adolescent. Dieu merci ! Je n'ai pas souillé mes mains de son sang. La femme eut un rire amer...

– À peine un adolescent, ricana-t-elle... Savez-vous qu'il y a près de dix-huit ans que le Prince Charmant m'a fait ce que je suis ? – Vous mentez ! cria James Vane.

Elle leva les mains au ciel.

– Devant Dieu, je dis la vérité ! s'écria-t-elle... – Devant Dieu !...

– Que je devienne muette s'il n'en est ainsi. C'est le plus mauvais de ceux qui viennent ici. On dit qu'il s'est vendu au diable pour garder sa belle figure ! Il y a près de dix-huit ans que je l'ai rencontré. Il n'a pas beaucoup changé depuis. C'est comme je vous le dis, ajouta-t-elle avec un regard mélancolique. – Vous le jurez ?...

– Je le jure, dirent ses lèvres en écho. Mais ne me trahissez pas, gémit-elle. Il me fait peur. Donnez-moi quelque argent pour trouver un logement cette nuit.

Il la quitta avec un juron, et se précipita au coin de la rue, mais Dorian Gray avait disparu... Quand il revint, la femme était partie aussi...


Le portrait de Dorian Gray Chapitre 16 Das Bildnis des Dorian Gray Kapitel 16 The Picture of Dorian Gray Chapter 16 "Портрет Доріана Грея" Розділ 16

Chapitre XVI

Une pluie froide commençait à tomber, et les réverbères luisaient fantomatiquement dans le brouillard humide. A cold rain was beginning to fall, and the street lamps gleamed ghostly in the damp fog. Les public-houses se fermaient et des groupes ténébreux d'hommes et de femmes se séparaient aux alentours. The public houses were closing and shadowy groups of men and women were separating around them. D'ignobles éclats de rire fusaient des bars ; en d'autres, des ivrognes braillaient et criaient... Despicable peals of laughter rang out from the bars; in others, drunks were bawling and shouting... Étendu dans le hansom , son chapeau posé en arrière sur sa tête, Dorian Gray regardait avec des yeux indifférents la honte sordide de la grande ville ; il se répétait à lui-même les mots que lord Henry lui avait dits le jour de leur première rencontre : « Guérir l'âme par le moyen des sens et les sens au moyen de l'âme... Oui, là était le secret ; il l'avait souvent essayé et l'essaierait encore. Lying in the hansom, his hat propped back over his head, Dorian Gray gazed with indifferent eyes at the sordid shame of the big city; he repeated to himself the words Lord Henry had said to him on the day they first met: "Heal the soul by means of the senses and the senses by means of the soul ... Yes, that was the secret." ; he had tried it often and would try it again. Il y a des boutiques d'opium où l'on peut acheter l'oubli, des tanières d'horreur où la mémoire des vieux péchés s'abolit par la folie des péchés nouveaux. There are opium shops where you can buy oblivion, dens of horror where the memory of old sins is obliterated by the madness of new sins. La lune se levait basse dans le ciel, comme un crâne jaune... De temps à autre, un lourd nuage informe, comme un long bras, la cachait. The moon was rising low in the sky, like a yellow skull... From time to time, a shapeless heavy cloud, like a long arm, hid it. Les réverbères devenaient de plus en plus rares, et les rues plus étroites et plus sombres... À un certain moment le cocher perdit son chemin et dut rétrograder d'un demi-mille ; une vapeur enveloppait le cheval, trottant dans les flaques d'eau... Les vitres du hansom étaient ouatées d'une brume grise... The streetlamps became more and more rare, and the streets narrower and darker. At a certain moment the coachman lost his way and had to back down half a mile; a vapor enveloped the horse, trotting in the puddles... The panes of the hansom were padded with a gray mist... « Guérir l'âme par le moyen des sens, et les sens au moyen de l'âme. “Healing the soul through the senses, and the senses through the soul. » Ces mots sonnaient singulièrement à son oreille... Oui, son âme était malade à la mort... Était-il vrai que les sens la pouvaient guérir ?... These words rang singularly in her ear... Yes, her soul was sick to death... Was it true that the senses could heal her?... Un sang innocent avait été versé... Comment racheter cela ? Innocent blood had been shed... How to redeem that? Ah ! il n'était point d'expiation !... there was no expiation!... Mais quoique le pardon fût impossible, possible encore était l'oubli, et il était déterminé à oublier cette chose, à en abolir pour jamais le souvenir, à l'écraser comme on écrase une vipère qui vous a mordu... Vraiment de quel droit Basil lui avait-il parlé ainsi ? But though forgiveness was impossible, oblivion was still possible, and he was determined to forget this thing, to abolish the memory of it forever, to crush it as one crushes a viper that has bitten you. right had Basil spoken to him like that? Qui l'avait autorisé à se poser en juge des autres ? Who had authorized him to pose as judge of others? Il avait dit des choses qui étaient effroyables, horribles, impossibles à endurer... He had said things that were appalling, horrible, impossible to bear...

Le hansom allait cahin-caha, de moins en moins vite, semblait-il... Il abaissa la trappe et dit à l'homme de se presser. The hansom was chugging along, slower and slower, it seemed... He lowered the hatch and told the man to hurry. Un hideux besoin d'opium commençait à le ronger. A hideous craving for opium began to gnaw at him. Sa gorge brûlait, et ses mains délicates se crispaient nerveusement ; il frappa férocement le cheval avec sa canne. Her throat burned, and her delicate hands twitched nervously; he struck the horse fiercely with his cane.

Le cocher ricana et fouetta sa bête... Il se mit à rire à son tour, et l'homme se tut... The coachman sneered and whipped his beast... He began to laugh in his turn, and the man fell silent... La route était interminable, les rues lui semblaient comme la toile noire d'une invisible araignée. The road was endless, the streets seemed to him like the black web of an invisible spider. Cette monotonie devenait insupportable, et il s'effraya de voir le brouillard s'épaissir. This monotony was becoming unbearable, and he was frightened to see the fog thicken. Ils passèrent près de solitaires briqueteries... Le brouillard se raréfiait, et il put voir les étranges fours en forme de bouteille d'où sortaient des langues de feu oranges en éventail. They passed by lonely brickyards... The fog was thinning, and he could see the strange bottle-shaped kilns from which fanned orange tongues of fire issued. Un chien aboya comme ils passaient et dans le lointain cria quelque mouette errante. A dog barked as they passed, and in the distance some wandering seagull cried. Le cheval trébucha dans une ornière, fit un écart et partit au galop... The horse stumbled in a rut, swerved and galloped off...

Au bout d'un instant, ils quittèrent le chemin glaiseux, et éveillèrent les échos des rues mal pavées... Les fenêtres n'étaient point éclairées, mais ça et là, des ombres fantastiques se silhouettaient contre des jalousies illuminées ; il les observait curieusement. After a moment, they left the clay road, and awoke the echoes of the badly paved streets. The windows were not lighted, but here and there fantastic shadows silhouetted against lighted blinds; he watched them curiously. Elles se remuaient comme de monstrueuses marionnettes, qu'on eût dit vivantes ; il les détesta... Une rage sombre était dans son cœur. They moved like monstrous puppets, which one would have said were alive; he hated them... A dark rage was in his heart. Au coin d'une rue, une femme leur cria quelque chose d'une porte ouverte, et deux hommes coururent après la voiture l'espace de cent yards ; le cocher les frappa de son fouet. At a street corner a woman shouted something to them from an open door, and two men ran after the car the space of a hundred yards; the coachman struck them with his whip. Il a été reconnu que la passion nous fait revenir aux mêmes pensées... Avec une hideuse réitération, les lèvres mordues de Dorian Gray répétaient et répétaient encore la phrase captieuse qui lui parlait d'âme et de sens, jusqu'à ce qu'il y eût trouvé la parfaite expression de son humeur, et justifié, par l'approbation intellectuelle, les sentiments qui le dominaient... D'une cellule à l'autre de son cerveau rampait la même pensée ; et le sauvage désir de vivre, le plus terrible de tous les appétits humains, vivifiait chaque nerf et chaque fibre de son être. Passion has been known to make us return to the same thoughts... With hideous reiteration, Dorian Gray's bitten lips repeated and repeated the captivating phrase that spoke to him of soul and meaning, until he would have found there the perfect expression of his mood, and justified, by intellectual approval, the feelings which dominated him. From one cell of his brain to another crept the same thought; and the wild desire to live, the most terrible of all human appetites, quickened every nerve and every fiber of his being. La laideur qu'il avait haïe parce qu'elle fait les choses réelles, lui devenait chère pour cette raison ; la laideur était la seule réalité. Ugliness, which he had hated because it does real things, became dear to him for this reason; ugliness was the only reality. Les abominables bagarres, l'exécrable taverne, la violence crue d'une vie désordonnée, la vilenie des voleurs et des déclassés, étaient plus vraies, dans leur intense actualité d'impression, que toutes les formes gracieuses d'art, que les ombres rêveuses du chant ; c'était ce qu'il lui fallait pour l'oubli... Dans trois jours il serait libre... The abominable brawls, the execrable tavern, the crude violence of a disordered life, the villainy of thieves and declassed, were more real, in their intense actuality of impression, than all the graceful forms of art, than the shadows dreamers of singing; it was what he needed for oblivion... In three days he would be free... Soudain, l'homme arrêta brusquement son cheval à l'entrée d'une sombre ruelle. Suddenly, the man abruptly stopped his horse at the entrance to a dark alley. Par-dessus les toits bas, et les souches dentelées des cheminées des maisons, s'élevaient des mâts noirs de vaisseaux ; des guirlandes de blanche brume s'attachaient aux vergues ainsi que des voiles de rêve... Above the low roofs, and the jagged stumps of the chimneys of the houses, rose the black masts of ships; garlands of white mist clung to the yards like dreamy sails... – C'est quelque part par ici, n'est-ce pas, m'sieu ? "It's around here somewhere, isn't it, sir?" demanda la voix rauque du cocher par la trappe. asked the hoarse voice of the coachman from the hatch.

Dorian tressaillit et regarda autour de lui... Dorian flinched and looked around...

– C'est bien comme cela, répondit-il ; et après être sorti hâtivement du cab et avoir donné au cocher le pourboire qu'il lui avait promis, il marcha rapidement dans la direction du quai... De ci, de là, une lanterne luisait à la poupe d'un navire de commerce ; la lumière dansait et se brisait dans les flots. "It's fine like that," he replied; and after getting out of the cab hastily and giving the driver the tip he had promised him, he walked quickly in the direction of the quay... Here and there a lantern shone from the stern of a merchant ship ; the light danced and broke in the waves. Une rouge lueur venait d'un steamer au long cours qui faisait du charbon. A red glow came from an ocean-going steamer making coal. Le pavé glissant avait l'air d'un mackintosh mouillé. The slippery pavement looked like a wet mackintosh. Il se hâta vers la gauche, regardant derrière lui de temps à autre pour voir s'il n'était pas suivi. He hurried to the left, glancing behind him occasionally to see if he was being followed. Au bout de sept à huit minutes, il atteignit une petite maison basse, écrasée entre deux manufactures, misérables... Une lumière brillait à une fenêtre du haut. After seven or eight minutes, he reached a small, low house, crushed between two wretched factories. A light shone in an upper window. Il s'arrêta et frappa un coup particulier. He stopped and struck a particular blow. Quelques instants après, des pas se firent entendre dans le corridor, et il y eut un bruit de chaînes décrochées. A few moments later, footsteps were heard in the corridor, and there was the sound of unhooked chains. La porte s'ouvrit doucement, et il entra, sans dire un mot à la vague forme humaine, qui s'effaça dans l'ombre comme il entrait. The door opened softly, and he entered, without saying a word to the vague human form, which faded into the shadows as he entered. Au fond du corridor, pendait un rideau vert déchiré que souleva le vent venu de la rue. At the end of the corridor hung a torn green curtain, lifted by the wind coming from the street. L'ayant écarté, il entra dans une longue chambre basse qui avait l'air d'un salon de danse de troisième ordre. Pushing him aside, he entered a long lower room that looked like a third-rate ballroom. Autour des murs, des becs de gaz répandaient une lumière éclatante qui se déformait dans les glaces pleines de chiures de mouches, situées en face. Around the walls, gaslights shed a dazzling light which was deformed in the mirrors full of fly droppings, located opposite. De graisseux réflecteurs d'étain à côtes se trouvaient derrière, frissonnants disques de lumière... Le plancher était couvert d'un sable jaune d'ocre, sali de boue, taché de liqueur renversée. Greasy ribbed pewter reflectors lay behind, quivering discs of light... The floor was covered with ochre-yellow sand, smeared with mud, stained with spilled liquor. Des Malais étaient accroupis près d'un petit fourneau à charbon de bois jouant avec des jetons d'os, et montrant en parlant des dents blanches. Malays were squatting near a small charcoal stove playing with bone chips, and showing white teeth as they spoke. Dans un coin sur une table, la tête enfouie dans ses bras croisés était étendu un matelot, et devant le bar aux peintures criardes qui occupait tout un côté de la salle, deux femmes hagardes se moquaient d'un vieux qui brossait les manches de son paletot, avec une expression de dégoût... In a corner on a table, his head buried in his crossed arms, lay a sailor, and in front of the garishly painted bar which occupied the whole side of the room, two haggard women were making fun of an old man who was brushing the sleeves of his overcoat, with an expression of disgust... – Il croit qu'il a des fourmis rouges sur lui, dit l'une d'elles en riant, comme Dorian passait... L'homme les regardait avec terreur et se mit à geindre. “He thinks he has red ants on him,” said one of them, laughing, as Dorian passed. The man looked at them in terror and began to moan. Au bout de la chambre, il y avait un petit escalier, menant à une chambre obscure. At the end of the room, there was a small staircase, leading to a dark room. Alors que Dorian en franchit les trois marches détraquées, une lourde odeur d'opium le saisit. As Dorian descended the three broken steps, a heavy smell of opium seized him. Il poussa un soupir profond, et ses narines palpitèrent de plaisir... He sighed deeply, and his nostrils throbbed with pleasure...

En entrant, un jeune homme aux cheveux blonds et lisses, en train d'allumer à une lampe une longue pipe mince, le regarda et le salua avec hésitation. As he entered, a young man with straight blond hair, lighting a long, thin pipe at a lamp, looked at him and greeted him hesitantly. – Vous ici, Adrien, murmura Dorian. “You here, Adrien,” Dorian whispered.

– Où pourrais-je être ailleurs, répondit-il insoucieusement. “Where else could I be,” he replied carelessly. Personne ne veut plus me fréquenter à présent... No one wants to hang out with me anymore...

– Je croyais que vous aviez quitté l'Angleterre. “I thought you had left England. – Darlington ne veut rien faire... Mon frère a enfin payé la note... Georges ne veut pas me parler non plus. “Darlington doesn't want to do anything... My brother has finally paid the bill... Georges doesn't want to talk to me either. Ça m'est égal, ajouta-t-il avec un soupir... Tant qu'on a cette drogue, on n'a pas besoin d'amis. I don't care, he added with a sigh. As long as we have this drug, we don't need friends. Je pense que j'en ai eu de trop... I think I had too many... Dorian recula, et regarda autour de lui les gens grotesques, qui gisaient avec des postures fantastiques sur des matelas en loques... Ces membres déjetés, ces bouches béantes, ces yeux ouverts et vitreux, l'attirèrent... Il savait dans quels étranges cieux ils souffraient, et quels ténébreux enfers leur apprenaient le secret de nouvelles joies ; ils étaient mieux que lui, emprisonné dans sa pensée. Dorian stepped back, and looked around at the grotesque people, lying in fantastic postures on ragged mattresses...Those lopsided limbs, gaping mouths, open glassy eyes, drew him into...He knew what strange heavens they suffered, and what dark hells taught them the secret of new joys; they were better than he, imprisoned in his thought. La mémoire, comme une horrible maladie, rongeait son âme ; de temps à autre, il voyait les yeux de Basil Hallward fixés sur lui... Cependant, il ne pouvait rester là ; la présence d'Adrien Singleton le gênait ; il avait besoin d'être dans un lieu où personne ne sût qui il était ; il aurait voulu s'échapper de lui-même... Memory, like a horrible disease, gnawed at his soul; from time to time he saw Basil Hallward's eyes fixed on him... However, he could not stay there; the presence of Adrien Singleton bothered him; he needed to be somewhere where no one knew who he was; he would have liked to escape from himself... – Je vais dans un autre endroit, dit-il au bout d'un instant. “I'm going somewhere else,” he said after a moment. – Sur le quai ?... - On the dock ?...

– Oui...

– Cette folle y sera sûrement ; on n'en veut plus ici... “That madwoman will surely be there; we don't want it here anymore... Dorian leva les épaules. Dorian shrugged.

– Je suis malade des femmes qui aiment : les femmes qui haïssent sont beaucoup plus intéressantes. – I am sick of women who love: women who hate are much more interesting. D'ailleurs, cette drogue est encore meilleure... Besides, this drug is even better... – C'est tout à fait pareil... - It's exactly the same... – Je préfère cela. - I prefer that. Venez boire quelque chose ; j'en ai grand besoin. Come and have a drink; I need it badly. –Moi, je n'ai besoin de rien, murmura le jeune homme. “I don't need anything,” murmured the young man. – Ça ne fait rien. - It does not matter.

Adrien Singleton se leva paresseusement et suivit Dorian au bar. Adrien Singleton got up lazily and followed Dorian to the bar.

Un mulâtre, dans un turban déchiré et un ulster sale, grimaça un hideux salut en posant une bouteille de brandy et deux gobelets devant eux. A mulatto, in a torn turban and dirty ulster, grinned a hideous bow as he set a bottle of brandy and two goblets in front of them. Les femmes se rapprochèrent doucement, et se mirent à bavarder. The women approached slowly, and began to chat. Dorian leur tourna le dos, et, à voix basse, dit quelque chose à Adrien Singleton. Dorian turned his back on them and, in a low voice, said something to Adrien Singleton.

Un sourire pervers, comme un kriss malais, se tordit sur la face de l'une des femmes : A perverted smile, like a Malay kriss, twisted the face of one of the women: – Il paraît que nous sommes bien fiers ce soir, ricana-t-elle. - It seems that we are very proud tonight, she sneered.

– Ne me parlez pas, pour l'amour de Dieu, cria Dorian, frappant du pied. “Don't talk to me, for God's sake,” Dorian cried, stamping his foot. Que désirez-vous ? What would you like ? de l'argent ? en voilà ! Ne me parlez plus... Don't talk to me anymore...

Deux éclairs rouges traversèrent les yeux boursouflés de la femme, et s'éteignirent, les laissant vitreux et sombres. Two flashes of red flashed through the woman's puffy eyes, and faded, leaving them glassy and dark. Elle hocha la tête et rafla la monnaie sur le comptoir avec des mains avides... Sa compagne la regardait envieusement... She nodded and grabbed the change from the counter with greedy hands... Her companion looked at her enviously...

– Ce n'est point la peine, soupira Adrien Singleton. "It's not worth it," sighed Adrien Singleton. Je ne me soucie pas de revenir ? I don't care to come back? À quoi cela me servirait-il ? What use would that be to me? Je suis tout à fait heureux maintenant... I'm quite happy now...

– Vous m'écrirez si vous avez besoin de quelque chose, n'est-ce pas ? “You'll write to me if you need anything, won't you? dit Dorian un moment après. Dorian said a moment later.

– Peut-être !... - Maybe !...

– Bonsoir, alors.

– Bonsoir... répondit le jeune homme, en remontant les marches, essuyant ses lèvres desséchées avec un mouchoir. "Good evening..." replied the young man, going up the stairs, wiping his parched lips with a handkerchief.

Dorian se dirigea vers la porte, la face douloureuse ; comme il tirait le rideau, un rire ignoble jaillit des lèvres peintes de la femme qui avait pris l'argent. Dorian headed for the door, his face sore; as he drew the curtain, an ignoble laugh burst from the painted lips of the woman who had taken the money. – C'est le marché du démon ! - It's the market of the devil! hoqueta-t-elle d'une voix éraillée. she gasped in a hoarse voice. – Malédiction, cria-t-il, ne me dites pas cela ! “Curse,” he cried, “don't tell me that!

Elle fit claquer ses doigts... She snapped her fingers...

– C'est le Prince Charmant que vous aimez être appelé, n'est-ce pas ? – It's Prince Charming you like to be called, isn't it? glapit-elle derrière lui. she squealed behind him.

Le matelot assoupi, bondit sur ses pieds à ces paroles, et regarda autour de lui, sauvagement. The drowsy sailor jumped to his feet at these words, and looked around wildly. Il entendit le bruit de la porte du corridor se fermant... Il se précipita dehors en courant. He heard the sound of the corridor door closing... He rushed outside at a run.

Dorian Gray se hâtait le long des quais sous la bruine. Dorian Gray hurried along the quays in the drizzle.

Sa rencontre avec Adrien Singleton l'avait étrangement ému ; il s'étonnait que la ruine de cette jeune vie fût réellement son fait, comme Basil Hallward le lui avait dit d'une manière si insultante. His meeting with Adrien Singleton had strangely moved him; he wondered that the ruin of this young life was really his doing, as Basil Hallward had told him so insultingly. Il mordit ses lèvres et ses yeux s'attristèrent un moment. He bit his lip and his eyes saddened for a moment. Après tout, qu'est-ce que cela pouvait lui faire ?... After all, what could it matter to him?... La vie est trop courte pour supporter encore le fardeau des erreurs d'autrui. Life is too short to still bear the burden of other people's mistakes. Chaque homme vivait sa propre vie, et la payait son prix pour la vivre... Le seul malheur était que l'on eût à payer si souvent pour une seule faute, car il fallait payer toujours et encore... Dans ses marchés avec les hommes, la Destinée ne ferme jamais ses comptes. Each man lived his own life, and paid his price for living it... The only misfortune was that one had to pay so often for a single fault, because one had to pay again and again... In his markets with men, Destiny never closes its accounts. Les psychologues nous disent, quand la passion pour le vice, ou ce que les hommes appellent vice, domine notre nature, que chaque fibre du corps, chaque cellule de la cervelle, semblent être animées de mouvements effrayants ; les hommes et les femmes, dans de tels moments, perdent le libre exercice de leur volonté ; ils marchent vers une fin terrible comme des automates. Psychologists tell us, when the passion for vice, or what men call vice, dominates our nature, that every fiber of the body, every cell of the brain, seems to be animated with fearful movements; men and women, in such moments, lose the free exercise of their will; they walk towards a terrible end like automatons. Le choix leur est refusé et la conscience elle-même est morte, ou, si elle vit encore, ne vit plus que pour donner à la rébellion son attrait, et son charme à la désobéissance ; car tous les péchés, comme les théologiens sont fatigués de nous le rappeler, sont des péchés de désobéissance. Choice is denied them, and conscience itself is dead, or, if it still lives, lives only to give rebellion its allure, and disobedience its charm; for all sins, as theologians are weary of reminding us, are sins of disobedience. Quand cet Ange hautain, étoile du matin, tomba du ciel, ce fut en rebelle qu'il tomba !... When this haughty Angel, morning star, fell from heaven, it was as a rebel that he fell!... Endurci, concentré dans le mal, l'esprit souillé, l'âme assoiffée de révolte, Dorian Gray hâtait le pas de plus en plus... Comme il pénétrait sous une arcade sombre, il avait accoutumé souvent de prendre pour abréger son chemin vers l'endroit mal famé où il allait, il se sentit subitement saisi par derrière, et avant qu'il eût le temps de se défendre, il était violemment projeté contre le mur ; une main brutale lui étreignait la gorge !... Hardened, concentrated in evil, his mind sullied, his soul thirsty for revolt, Dorian Gray hastened his step more and more. the disreputable place where he was going, he suddenly felt seized from behind, and before he had time to defend himself, he was thrown violently against the wall; a brutal hand gripped his throat!... Il se défendit follement, et par un effort désespéré, détacha de son cou les doigts qui l'étouffaient... Il entendit le déclic d'un revolver et aperçut la lueur d'un canon poli pointé vers sa tête, et la forme obscure d'un homme court et râblé... He defended himself madly, and with a desperate effort unfastened the choking fingers from his neck... He heard the click of a revolver and saw the glow of a polished barrel pointed at his head, and of a short, stocky man... – Que voulez-vous ? - What do you want ? balbutia-t-il.

– Restez tranquille ! - Stay calm ! dit l'homme. Si vous bougez, je vous tue !... If you move, I'll kill you!...

– Vous êtes fou ! Que vous ai-je fait ?

– Vous avez perdu la vie de Sibyl Vane, et Sibyl Vane était ma sœur ! “You lost Sibyl Vane's life, and Sibyl Vane was my sister! Elle s'est tuée, je le sais... Mais sa mort est votre œuvre, et je jure que je vais vous tuer... Je vous ai cherché pendant des années, sans guide, sans trace. She killed herself, I know it... But her death is your work, and I swear that I will kill you... I searched for you for years, without a guide, without a trace. Les deux personnes qui vous connaissaient sont mortes. The two people who knew you are dead. Je ne savais rien de vous, sauf le nom favori dont elle vous appelait. I knew nothing about you except the favorite name she called you. Par hasard, je l'ai entendu ce soir. By chance, I heard it tonight. Réconciliez-vous avec Dieu, car, ce soir, vous allez mourir !... Be reconciled with God, because tonight you are going to die!...

Dorian Gray faillit s'évanouir de terreur... Dorian Gray almost fainted from terror... – Je ne l'ai jamais connue, murmura-t-il, je n'ai jamais entendu parler d'elle, vous êtes fou... “I never knew her,” he murmured, “I never heard of her, you're crazy... – Vous feriez mieux de confesser votre péché, car aussi vrai que je suis James Vane, vous allez mourir ! "You better confess your sin, because as sure as I am James Vane, you're going to die!"

Le moment était terrible !... The moment was terrible!... Dorian ne savait que faire, que dire !... Dorian didn't know what to do, what to say!...

– À genoux ! - On your knees! cria l'homme. Vous avez encore une minute pour vous confesser, pas plus. You still have one minute to confess, no more. Je pars demain pour les Indes et je dois d'abord régler cela... Une minute ! I'm leaving tomorrow for India and I have to settle this first... Wait a minute! Pas plus !... No more !...

Les bras de Dorian retombèrent. Dorian's arms fell. Paralysé de terreur, il ne pouvait penser... Soudain, une ardente espérance lui traversa l'esprit !... Paralyzed with terror, he could not think... Suddenly, an ardent hope crossed his mind!... – Arrêtez ! – Stop! cria-t-il. Il y a combien de temps que votre sœur est morte ? How long has your sister been dead? Vite, dites-moi !... Quick, tell me!...

– Dix huit ans, dit l'homme. "Eighteen years old," said the man. Pourquoi cette question ? Why this question ? Le temps n'y fait rien... – Dix-huit ans, répondit Dorian Gray, avec un rire triomphant... Dix-huit ans ! "Eighteen," answered Dorian Gray, with a triumphant laugh. "Eighteen!" Conduisez-moi sous une lanterne et voyez mon visage !... Lead me under a lantern and see my face!...

James Vane hésita un moment, ne comprenant pas ce que cela voulait dire, puis il saisit Dorian Gray et le tira hors de l'arcade... James Vane hesitated for a moment, not understanding what that meant, then he grabbed Dorian Gray and pulled him out of the arcade... Bien que la lumière de la lanterne fut indécise et vacillante, elle suffit cependant à lui montrer, lui sembla-t-il, l'erreur effroyable dans laquelle il était tombé, car la face de l'homme qu'il allait tuer avait toute la fraîcheur de l'adolescence et la pureté sans tache de la jeunesse. Though the light from the lantern was indecisive and flickering, yet it sufficed to show him, it seemed to him, the dreadful error into which he had fallen, for the face of the man he was about to kill had all the freshness of adolescence and the spotless purity of youth. Il paraissait avoir un peu plus de vingt ans, à peine plus ; il ne devait guère être plus vieux que sa sœur, lorsqu'il la quitta, il y avait tant d'années... Il devenait évident que ce n'était pas l'homme qui avait détruit sa vie... He looked to be a little over twenty, hardly more; he must not have been much older than his sister when he left her, so many years ago... It became clear that it was not the man who had destroyed his life... Il le lâcha, et recula... He let go, and stepped back...

– Mon Dieu ! Mon Dieu, cria-t-il !... Et j'allais vous tuer ! And I was going to kill you! Dorian Gray respira... Dorian Gray breathed...

– Vous avez failli commettre un crime horrible, mon ami, dit-il, le regardant sévèrement. “You almost committed a horrible crime, my friend,” he said, looking at him sternly. Que cela vous soit un avertissement de ne point chercher à vous venger vous-même. Let this be a warning to you not to seek revenge on yourself.

– Pardonnez-moi, monsieur, murmura James Vane... On m'a trompé. 'Pardon me, sir,' murmured James Vane. 'I have been deceived. Un mot que j'ai entendu dans cette maudite taverne m'a mis sur une fausse piste. A word I heard in that cursed tavern put me on the wrong track. – Vous feriez mieux de rentrer chez vous et de serrer ce revolver qui pourrait vous attirer des ennuis, dit Dorian Gray en tournant les talons et descendant doucement la rue. "You'd better go home and put on that gun that might get you in trouble," Dorian Gray said, turning on his heels and walking quietly down the street.

James Vane restait sur le trottoir, rempli d'horreur, tremblant de la tête aux pieds... Il ne vit pas une ombre noire, qui, depuis un instant, rampait le long du mur suintant, fut un moment dans la lumière, et s'approcha de lui à pas de loup... Il sentit une main qui se posait sur son bras, et se retourna en tressaillant... C'était une des femmes qui buvaient au bar. James Vane stood on the sidewalk, filled with horror, trembling from head to toe... He did not see a black shadow, which for a moment had been crawling along the seeping wall, was for a moment in the light, and approached him on tiptoe... He felt a hand resting on his arm, and turned around with a start... It was one of the women who were drinking at the bar. – Pourquoi ne l'avez-vous pas tué, siffla-t-elle, en approchant de lui sa face hagarde. "Why didn't you kill him," she hissed, bringing her haggard face closer to him. Je savais que vous le suiviez quand vous vous êtes précipité de chez Daly. I knew you were following him when you rushed from Daly's. Fou que vous êtes ! Crazy that you are! Vous auriez dû le tuer ! You should have killed him! Il a beaucoup d'argent, et il est aussi mauvais que mauvais !... He has a lot of money, and he is as bad as bad!... – Ce n'était pas l'homme que je cherchais, répondit-il, et je n'ai besoin de l'argent de personne. “He wasn't the man I was looking for,” he replied, “and I don't need anyone's money. J'ai besoin de la vie d'un homme ! I need a man's life! L'homme que je veux tuer a près de quarante ans. The man I want to kill is almost forty years old. Celui-là était à peine un adolescent. This one was barely a teenager. Dieu merci ! Je n'ai pas souillé mes mains de son sang. I have not stained my hands with his blood. La femme eut un rire amer... The woman laughed bitterly...

– À peine un adolescent, ricana-t-elle... Savez-vous qu'il y a près de dix-huit ans que le Prince Charmant m'a fait ce que je suis ? “Barely a teenager,” she sneered. “Do you know that it's been almost eighteen years since Prince Charming made me what I am? – Vous mentez ! - You're lying ! cria James Vane.

Elle leva les mains au ciel. She raised her hands to the sky.

– Devant Dieu, je dis la vérité ! – Before God, I speak the truth! s'écria-t-elle... – Devant Dieu !... - In front of God !...

– Que je devienne muette s'il n'en est ainsi. – That I become mute if that is not so. C'est le plus mauvais de ceux qui viennent ici. It is the worst of those who come here. On dit qu'il s'est vendu au diable pour garder sa belle figure ! They say he sold himself to the devil to keep his handsome face! Il y a près de dix-huit ans que je l'ai rencontré. It is nearly eighteen years since I met him. Il n'a pas beaucoup changé depuis. He hasn't changed much since. C'est comme je vous le dis, ajouta-t-elle avec un regard mélancolique. It's as I tell you, she added with a melancholy look. – Vous le jurez ?... "You swear it?...

– Je le jure, dirent ses lèvres en écho. "I swear it," her lips echoed. Mais ne me trahissez pas, gémit-elle. But don't betray me, she moaned. Il me fait peur. He scares me. Donnez-moi quelque argent pour trouver un logement cette nuit. Give me some money to find accommodation tonight.

Il la quitta avec un juron, et se précipita au coin de la rue, mais Dorian Gray avait disparu... Quand il revint, la femme était partie aussi... He left her with a curse, and rushed around the corner, but Dorian Gray was gone... When he came back, the woman was gone too...