×

We use cookies to help make LingQ better. By visiting the site, you agree to our cookie policy.


image

Oscar Wilde - Le Portrait de Dorian Gray, Le portrait de Dorian Gray Chapitre 15

Le portrait de Dorian Gray Chapitre 15

Chapitre XV

Ce soir-là, à huit heures trente, exquisément vêtu, la boutonnière ornée d'un gros bouquet de violettes de Parme, Dorian Gray était introduit dans le salon de lady Narborough par des domestiques inclinés.

Les veines de ses tempes palpitaient fébrilement et il était dans un état de sauvage excitation, mais l'élégante révérence qu'il eut vers la main de la maîtresse de la maison fut aussi aisée et aussi gracieuse qu'à l'ordinaire. Peut-être n'est-on jamais plus à l'aise que lorsqu'on a quelque comédie à jouer. Certes, aucun de ceux qui virent Dorian Gray ce soir-là, n'eût pu imaginer qu'il venait de traverser un drame aussi horrible qu'aucun drame de notre époque. Ces doigts délicats ne pouvaient avoir tenu le couteau d'un assassin, ni ces lèvres souriantes blasphémé Dieu. Malgré lui il s'étonnait du calme de son esprit et pour un moment il ressentit profondément le terrible plaisir d'avoir une vie double.

C'était une réunion intime, bientôt transformée en confusion par lady Narborough, femme très intelligente dont lord Henry parlait comme d'une femme qui avait gardé de beaux restes d'une remarquable laideur. Elle s'était montrée l'excellente épouse d'un de nos plus ennuyeux ambassadeurs et ayant enterré son mari convenablement sous un mausolée de marbre, qu'elle avait elle-même dessiné, et marié ses filles à des hommes riches et mûrs, se consacrait maintenant aux plaisirs de l'art français, de la cuisine française et de l'esprit français quand elle pouvait l'atteindre...

Dorian était un de ses grands favoris ; elle lui disait toujours qu'elle était ravie de ne l'avoir pas connue dans sa jeunesse.

– Car, mon cher ami, je suis sûre que je serai devenue follement amoureuse de vous, ajoutait-elle, j'aurais jeté pour vous mon bonnet par dessus les moulins ! Heureusement que l'on ne pensait pas à vous alors ! D'ailleurs nos bonnets étaient si déplaisants et les moulins si occupés à prendre le vent que je n'eus jamais de flirt avec personne. Et puis, ce fut de la faute de Narborough. Il était tellement myope qu'il n'y aurait eu aucun plaisir à tromper un mari qui n'y voyait jamais rien !...

Ses invités, ce soir-là, étaient plutôt ennuyeux... Ainsi qu'elle l'expliqua à Dorian, derrière un éventail usé, une de ses filles mariées lui était tombée à l'improviste, et pour comble de malheur, avait amené son mari avec elle.

– Je trouve cela bien désobligeant de sa part, mon cher, lui souffla-t-elle à l'oreille... Certes, je vais passer chaque été avec eux en revenant de Hambourg, mais il faut bien qu'une vieille femme comme moi aille quelquefois prendre un peu d'air frais. Au reste, je les réveille réellement. Vous n'imaginez pas l'existence qu'ils mènent. C'est la plus complète vie de campagne. Ils se lèvent de bonne heure, car ils ont tant à faire, et se couchent tôt ayant si peu à penser. Il n'y a pas eu le moindre scandale dans tout le voisinage depuis le temps de la Reine Elizabeth, aussi s'endorment-ils tous après dîner. Il ne faut pas aller vous asseoir près d'eux. Vous resterez près de moi et vous me distrairez...

Dorian murmura un compliment aimable et regarda autour de lui. C'était certainement une fastidieuse réunion. Deux personnages lui étaient inconnus et les autres étaient : Ernest Harrowden, un de ces médiocres entre deux âges, si communs dans les clubs de Londres, qui n'ont pas d'ennemis, mais qui n'en sont pas moins détestés de leurs amis ; Lady Ruxton, une femme de quarante-sept ans, à la toilette tapageuse, au nez recourbé, qui essayait toujours de se trouver compromise, mais était si parfaitement banale qu'à son grand désappointement, personne n'eut jamais voulu croire à aucune médisance sur son compte ; Mme Erlynne, personne aux cheveux roux vénitiens, très réservée, affectée d'un délicieux bégaiement ; Lady Alice Chapman, la fille de l'hôtesse, triste et mal fagotée, lotie d'une de ces banales figures britanniques qu'on ne se rappelle jamais ; et enfin son mari, un être aux joues rouges, aux favoris blancs, qui, comme beaucoup de ceux de son espèce, pensait qu'une excessive jovialité pouvait suppléer au manque absolu d'idées...

Dorian regrettait presque d'être venu, lorsque lady Narborough regardant la grande pendule qui étalait sur la cheminée drapée de mauve ses volutes prétentieuses de bronze doré, s'écria :

– Comme c'est mal à Henry Wotton d'être si en retard ! J'ai envoyé ce matin chez lui à tout hasard et il m'a promis de ne pas nous manquer.

Ce lui fut une consolation de savoir qu'Harry allait venir et quand la porte s'ouvrit et qu'il entendit sa voix douce et musicale, prêtant son charme à quelque insincère compliment, l'ennui le quitta.

Pourtant, à table, il ne put rien manger. Les mets se succédaient dans son assiette sans qu'il y goûtât. Lady Narborough ne cessait de le gronder pour ce qu'elle appelait : « une insulte à ce pauvre Adolphe qui a composé le menu exprès pour vous. » De temps en temps lord Henry le regardait, s'étonnant de son silence et de son air absorbé. Le sommelier remplissait sa coupe de champagne ; il buvait avidement et sa soif semblait en augmenter.

– Dorian, dit enfin lord Henry, lorsqu'on servit le chaud-froid, qu'avez-vous donc ce soir ?... Vous ne paraissez pas à votre aise ?

– Il est amoureux, s'écria lady Narborough, et je crois qu'il a peur de me l'avouer, de crainte que je ne sois jalouse. Et il a raison, je le serais certainement...

– Chère lady Narborough, murmura Dorian en souriant, je n'ai pas été amoureux depuis une grande semaine, depuis que Mme de Ferrol a quitté Londres.

– Comment les hommes peuvent-ils être amoureux de cette femme, s'écria la vieille dame. Je ne puis vraiment le comprendre !

– C'est tout simplement parce qu'elle vous rappelle votre enfance, lady Narborough, dit lord Henry. Elle est le seul trait d'union entre nous et vos robes courtes.

– Elle ne me rappelle pas du tout mes robes courtes, lord Henry. Mais je me souviens très bien de l'avoir vue à Vienne il y a trente ans... Était-elle assez décolletée alors !

– Elle est encore décolletée, répondit-il, prenant une olive de ses longs doigts, et quand elle est en brillante toilette elle ressemble à une édition de luxe d'un mauvais roman français. Elle est vraiment extraordinaire et pleine de surprises. Son goût pour la famille est étonnant : lorsque son troisième mari mourut, ses cheveux devinrent parfaitement dorés de chagrin !

– Pouvez-vous dire, Harry !... s'écria Dorian.

– C'est une explication romantique ! s'exclama en riant l'hôtesse. Mais, vous dites son troisième mari, lord Henry... Vous ne voulez pas dire que Ferrol est le quatrième ?

– Certainement, lady Narborough.

– Je n'en crois pas un mot.

– Demandez plutôt à Mr Gray, c'est un de ses plus intimes amis.

– Est-ce vrai, Mr Gray ?

– Elle me l'a dit, lady Narborough, dit Dorian. Je lui ai demandé si comme Marguerite de Navarre, elle ne conservait pas leurs cœurs embaumés et pendus à sa ceinture. Elle me répondit que non, car aucun d'eux n'en avait.

– Quatre maris !... Ma parole c'est trop de zèle !...

– Trop d'audace, lui ai-je dit, repartit Dorian.

– Oh ! elle est assez audacieuse, mon cher, et comment est Ferrol ?... Je ne le connais pas.

– Les maris des très belles femmes appartiennent à la classe des criminels, dit lord Henry en buvant à petits coups.

Lady Narborough le frappa de son éventail.

– Lord Henry, je ne suis pas surprise que le monde vous trouve extrêmement méchant !...

– Mais pourquoi le monde dit-il cela ? demanda lord Henry en levant la tête. Ce ne peut être que le monde futur. Ce monde-ci et moi nous sommes en excellents termes.

– Tous les gens que je connais vous trouvent très méchant, s'écria la vieille dame, hochant la tête.

Lord Henry redevint sérieux un moment.

– C'est tout à fait monstrueux, dit-il enfin, cette façon qu'on a aujourd'hui de dire derrière le dos des gens ce qui est... absolument vrai !...

– N'est-il pas incorrigible ? s'écria Dorian, se renversant sur le dossier de sa chaise.

– Je l'espère bien ! dit en riant l'hôtesse. Mais si en vérité, vous adorez tous aussi ridiculement Mme de Ferrol, il faudra que je me remarie aussi, afin d'être à la mode.

– Vous ne vous remarierez jamais, lady Narborough, interrompit lord Henry. Vous fûtes beaucoup trop heureuse la première fois. Quand une femme se remarie c'est qu'elle détestait son premier époux. Quand un homme se remarie, c'est qu'il adorait sa première femme. Les femmes cherchent leur bonheur, les hommes risquent le leur.

– Narborough n'était pas parfait ! s'écria la vieille dame. – S'il l'avait été, vous ne l'eussiez point adoré, fut la réponse. Les femmes nous aiment pour nos défauts. Si nous en avons pas mal, elles nous passeront tout, même notre intelligence... Vous ne m'inviterez plus, j'en ai peur, pour avoir dit cela, lady Narborough, mais c'est entièrement vrai.

– Certes, c'est vrai, lord Henry... Si nous autres femmes, ne vous aimions pas pour vos défauts, que deviendriez-vous ? Aucun de vous ne pourrait se marier. Vous seriez un tas d'infortunés célibataires... Non pas cependant, que cela vous changerait beaucoup : aujourd'hui, tous les hommes mariés vivent comme des garçons et tous les garçons comme des hommes mariés.

– « Fin de siècle !... », murmura lord Henry.

– « Fin de globe !... », répondit l'hôtesse.

– Je voudrais que ce fût la Fin du globe , dit Dorian avec un soupir. La vie est une grande désillusion.

– Ah, mon cher ami ! s'écria lady Narborough mettant ses gants, ne me dites pas que vous avez épuisé la vie. Quand un homme dit cela, on comprend que c'est la vie qui l'a épuisé. Lord Henry est très méchant et je voudrais souvent l'avoir été moi-même ; mais vous, vous êtes fait pour être bon, vous êtes si beau !... Je vous trouverai une jolie femme. Lord Henry, ne pensez-vous pas que Mr Gray devrait se marier ?...

– C'est ce que je lui dis toujours, lady Narborough, acquiesça lord Henry en s'inclinant.

– Bien, il faudra que nous nous occupions d'un parti convenable pour lui. Je parcourrai ce soir le « Debrett » avec soin et dresserai une liste de toutes les jeunes filles à marier.

– Avec leurs âges, lady Narborough ? demanda Dorian.

– Certes, avec leurs âges, dûment reconnus... Mais il ne faut rien faire avec précipitation. Je veux que ce soit ce que le Morning Post appelle une union assortie, et je veux que vous soyez heureux !

– Que de bêtises on dit sur les mariages heureux ! s'écria lord Henry. Un homme peut être heureux avec n'importe quelle femme aussi longtemps qu'il ne l'aime pas !...

– Ah ! quel affreux cynique vous faites !... fit en se levant la vieille dame et en faisant un signe vers lady Ruxton.

– Il faudra bientôt revenir dîner avec moi. Vous êtes vraiment un admirable tonique, bien meilleur que celui que Sir Andrew m'a proscrit. Il faudra aussi me dire quelles personnes vous aimeriez rencontrer. Je veux que ce soit un choix parfait.

– J'aime les hommes qui ont un avenir et les femmes qui ont un passé, répondit lord Henry. Ne croyez-vous pas que cela puisse faire une bonne compagnie ?

– Je le crains, dit-elle riant, en se dirigeant vers la porte... Mille pardons, ma chère lady Ruxton, ajouta-t-elle, je n'avais pas vu que vous n'aviez pas fini votre cigarette.

– Ce n'est rien, lady Narborough, je fume beaucoup trop. Je me limiterai à l'avenir.

– N'en faites rien, lady Huxton, dit lord Henry. La modération est une chose fatale. Assez est aussi mauvais qu'un repas ; plus qu'assez est aussi bon qu'une fête.

Lady Ruxton le regarda avec curiosité.

– Il faudra venir m'expliquer cela une de ces après-midi, lord Henry ; la théorie me parait séduisante, murmura-t-elle en sortant majestueusement...

– Maintenant songez à ne pas trop parler de politique et de scandales, cria lady Narborough de la porte. Autrement nous nous querellerons.

Les hommes éclatèrent de rire et Mr Chapman remonta solennellement du bout de la table et vint s'asseoir à la place d'honneur. Dorian Gray alla se placer près de lord Henry. Mr Chapman se mit à parler très haut de la situation à la Chambre des Communes. Il avait de gros rires en nommant ses adversaires. Le mot doctrinaire – mot plein de terreurs pour l'esprit britannique – revenait de temps en temps dans sa conversation. Un préfixe allitéré est un ornement à l'art oratoire. Il élevait l' « Union Jack » sur le pinacle de la Pensée. La stupidité héréditaire de la race – qu'il dénommait jovialement le bon sens anglais – était, comme il le démontrait, le vrai rempart de la Société.

Un sourire vint aux lèvres de lord Henry qui se retourna vers Dorian.

– Êtes-vous mieux, cher ami ? demanda-t-il... vous paraissiez mal à votre aise à table ?

– Je suis très bien, Harry, un peu fatigué, voilà tout.

– Vous fûtes charmant hier soir. La petite duchesse est tout à fait folle de vous. Elle m'a dit qu'elle irait à Selby.

– Elle m'a promis de venir le vingt.

– Est-ce que Monmouth y sera aussi ?

– Oh ! oui, Harry...

– Il m'ennuie terriblement, presque autant qu'il ennuie la duchesse. Elle est très intelligente, trop intelligente pour une femme. Elle manque de ce charme indéfinissable des faibles. Ce sont les pieds d'argile qui rendent précieux l'or de la statue. Ses pieds sont fort jolis, mais ils ne sont pas d'argile ; des pieds de porcelaine blanche, si vous voulez. Ils ont passé au feu et ce que le feu ne détruit pas, il le durcit. Elle a eu des aventures...

– Depuis quand est-elle mariée ? demanda Dorian. – Depuis une éternité, m'a-t-elle dit. Je crois, d'après l'armorial, que ce doit être depuis dix ans, mais dix ans avec Monmouth peuvent compter pour une éternité. Qui viendra encore ?

– Oh ! les Willoughbys, Lord Rugby et sa femme, notre hôtesse, Geoffrey Clouston, les habitués... J'ai invité Lord Grotrian.

– Il me plaît, dit lord Henry. Il ne plaît pas à tout le monde, mais je le trouve charmant. Il expie sa mise quelquefois exagérée et son éducation toujours trop parfaite. C'est une figure très moderne.

– Je ne sais s'il pourra venir, Harry. Il faudra peut-être qu'il aille à Monte-Carlo avec son père.

– Ah ! quel peste que ces gens ! Tâchez donc qu'il vienne. À propos, Dorian, vous êtes parti de bien bonne heure, hier soir. Il n'était pas encore onze heures. Qu'avez-vous fait ?... Êtes-vous rentré tout droit chez vous ?

Dorian le regarda brusquement.

– Non, Harry, dit-il enfin. Je ne suis rentré chez moi que vers trois heures.

– Êtes-vous allé au club ?

– Oui, répondit-il. Puis il se mordit les lèvres... Non, je veux dire, je ne suis pas allé au club... Je me suis promené. Je ne sais plus ce que j'ai fait... Comme vous êtes indiscret, Harry ! Vous voulez toujours savoir ce qu'on fait ; moi, j'ai toujours besoin d'oublier ce que j'ai fait... Je suis rentré à deux heures et demie, si vous tenez à savoir l'heure exacte ; j'avais oublié ma clef et mon domestique a dû m'ouvrir. S'il vous faut des preuves, vous les lui demanderez.

Lord Henry haussa les épaules.

– Comme si cela m'intéressait, mon cher ami ! Montons au salon – Non, merci, Mr Chapman, pas de sherry... – Il vous est arrivé quelque chose, Dorian... Dites-moi ce que c'est. Vous n'êtes pas vous-même ce soir.

– Ne vous inquiétez pas de moi, Harry, je suis irritable, nerveux. J'irai vous voir demain ou après-demain. Faites mes excuses à lady Narborough. Je ne monterai pas. Je vais rentrer. Il faut que je rentre.

– Très bien, Dorian. J'espère que je vous verrai demain au thé ; la Duchesse viendra.

– Je ferai mon possible, Harry, dit-il, en s'en allant.

En rentrant chez lui il sentit que la terreur qu'il avait chassée l'envahissait de nouveau. Les questions imprévues de lord Henry, lui avaient fait perdre un instant tout son sang-froid, et il avait encore besoin de calme. Des objets dangereux restaient à détruire. Il se révoltait à l'idée de les toucher de ses mains.

Cependant il fallait que ce fût fait. Il se résigna et quand il eut fermé à clef la porte de sa bibliothèque il ouvrit le placard secret où il avait jeté le manteau et la valise de Basil Hallward. Un grand feu brûlait dans la cheminée ; il y jeta encore une bûche. L'odeur de cuir roussi et du drap brûlé était insupportable. Il lui fallut trois quarts d'heure pour consumer le tout. À la fin, il se sentit faiblir, presque malade ; et ayant allumé des pastilles d'Alger dans un brûle-parfums de cuivre ajouré, il se rafraîchit les mains et le front avec du vinaigre de toilette au musc.

Soudain il frissonna... Ses yeux brillaient étrangement, il mordillait fiévreusement sa lèvre inférieure. Entre deux fenêtres se trouvait un grand cabinet florentin, en ébène incrusté d'ivoire et de lapis. Il le regardait comme si c'eût été un objet capable de le ravir et de l'effrayer tout à la fois et comme s'il eût contenu quelque chose qu'il désirait et dont il avait peur. Sa respiration était haletante. Un désir fou s'empara de lui. Il alluma une cigarette, puis la jeta. Ses paupières s'abaissèrent, et les longues franges de ses cils faisaient une ombre sur ses joues. Il regarda encore le cabinet. Enfin, il se leva du divan où il était étendu, alla vers le meuble, l'ouvrit et pressa un bouton dissimulé dans un coin. Un tiroir triangulaire sortit lentement. Ses doigts y plongèrent instinctivement et en retirèrent une petite boite de laque vieil or, délicatement travaillée ; les côtés en étaient ornés de petites vagues en relief et de cordons de soie où pendaient des glands de fils métalliques et des perles de cristal. Il ouvrit la boîte. Elle contenait une pâte verte ayant l'aspect de la cire et une odeur forte et pénétrante...

Il hésita un instant, un étrange sourire aux lèvres... Il grelottait, quoique l'atmosphère de la pièce fût extraordinairement chaude, puis il s'étira, et regarda la pendule. Il était minuit moins vingt. Il remit la boîte, ferma la porte du meuble et rentra dans sa chambre.

Quand les douze coups de bronze de minuit retentirent dans la nuit épaisse, Dorian Gray, mal vêtu, le cou enveloppé d'un cache-nez, se glissait hors de sa maison. Dans Bond Street il rencontra un hansom attelé d'un bon cheval. Il le héla, et donna à voix basse une adresse au cocher.

L'homme secoua la tête.

– C'est trop loin pour moi, murmura-t-il.

– Voilà un souverain pour vous, dit Dorian ; vous en aurez un autre si vous allez vite.

– Très bien, monsieur, répondit l'homme, vous y serez dans une heure, et ayant mis son pourboire dans sa poche, il fit faire demi-tour à son cheval qui partit rapidement dans la direction du fleuve.


Le portrait de Dorian Gray Chapitre 15 The Picture of Dorian Gray Chapter 15 "Портрет Доріана Грея" Розділ 15

Chapitre XV

Ce soir-là, à huit heures trente, exquisément vêtu, la boutonnière ornée d'un gros bouquet de violettes de Parme, Dorian Gray était introduit dans le salon de lady Narborough par des domestiques inclinés. That evening, at eight-thirty, exquisitely dressed, his button-hole adorned with a large bouquet of Parma violets, Dorian Gray was ushered into Lady Narborough's drawing-room by bowing servants.

Les veines de ses tempes palpitaient fébrilement et il était dans un état de sauvage excitation, mais l'élégante révérence qu'il eut vers la main de la maîtresse de la maison fut aussi aisée et aussi gracieuse qu'à l'ordinaire. The veins in his temples throbbed feverishly and he was in a state of wild excitement, but his elegant bow to the hand of the mistress of the house was as easy and graceful as ever. Peut-être n'est-on jamais plus à l'aise que lorsqu'on a quelque comédie à jouer. Perhaps one is never more at ease than when one has some comedy to play. Certes, aucun de ceux qui virent Dorian Gray ce soir-là, n'eût pu imaginer qu'il venait de traverser un drame aussi horrible qu'aucun drame de notre époque. Certainly, none of those who saw Dorian Gray that evening could have imagined that he had just gone through a drama as horrible as any drama of our time. Ces doigts délicats ne pouvaient avoir tenu le couteau d'un assassin, ni ces lèvres souriantes blasphémé Dieu. Those delicate fingers could not have held an assassin's knife, nor those smiling lips blasphemed God. Malgré lui il s'étonnait du calme de son esprit et pour un moment il ressentit profondément le terrible plaisir d'avoir une vie double. In spite of himself he was surprised at the calm of his mind and for a moment he felt deeply the terrible pleasure of having a double life.

C'était une réunion intime, bientôt transformée en confusion par lady Narborough, femme très intelligente dont lord Henry parlait comme d'une femme qui avait gardé de beaux restes d'une remarquable laideur. It was an intimate meeting, soon turned into confusion by Lady Narborough, a very intelligent woman whom Lord Henry spoke of as a woman who had preserved beautiful remnants of remarkable ugliness. Elle s'était montrée l'excellente épouse d'un de nos plus ennuyeux ambassadeurs et ayant enterré son mari convenablement sous un mausolée de marbre, qu'elle avait elle-même dessiné, et marié ses filles à des hommes riches et mûrs, se consacrait maintenant aux plaisirs de l'art français, de la cuisine française et de l'esprit français quand elle pouvait l'atteindre... She had shown herself the excellent wife of one of our dullest ambassadors, and having buried her husband suitably under a marble mausoleum, which she had designed herself, and married her daughters to rich and mature men, now devoted to the pleasures of French art, French cuisine and the French spirit when she could reach it...

Dorian était un de ses grands favoris ; elle lui disait toujours qu'elle était ravie de ne l'avoir pas connue dans sa jeunesse. Dorian was a big favourite; she always told him that she was delighted not to have known her in her youth.

– Car, mon cher ami, je suis sûre que je serai devenue follement amoureuse de vous, ajoutait-elle, j'aurais jeté pour vous mon bonnet par dessus les moulins ! "Because, my dear friend, I'm sure I would have fallen madly in love with you," she added, "I would have thrown my bonnet over the windmills for you!" Heureusement que l'on ne pensait pas à vous alors ! Luckily we weren't thinking of you then! D'ailleurs nos bonnets étaient si déplaisants et les moulins si occupés à prendre le vent que je n'eus jamais de flirt avec personne. Besides, our caps were so unpleasant and the windmills so busy catching the wind that I never flirted with anyone. Et puis, ce fut de la faute de Narborough. And then it was Narborough's fault. Il était tellement myope qu'il n'y aurait eu aucun plaisir à tromper un mari qui n'y voyait jamais rien !... He was so myopic that there would have been no pleasure in cheating on a husband who never saw anything!...

Ses invités, ce soir-là, étaient plutôt ennuyeux... Ainsi qu'elle l'expliqua à Dorian, derrière un éventail usé, une de ses filles mariées lui était tombée à l'improviste, et pour comble de malheur, avait amené son mari avec elle. Her guests that night were rather boring. her husband with her.

– Je trouve cela bien désobligeant de sa part, mon cher, lui souffla-t-elle à l'oreille... Certes, je vais passer chaque été avec eux en revenant de Hambourg, mais il faut bien qu'une vieille femme comme moi aille quelquefois prendre un peu d'air frais. "I find that very disparaging of him, my dear," she whispered in his ear. me sometimes go get some fresh air. Au reste, je les réveille réellement. Besides, I actually wake them up. Vous n'imaginez pas l'existence qu'ils mènent. You cannot imagine the existence they lead. C'est la plus complète vie de campagne. It is the most complete country life. Ils se lèvent de bonne heure, car ils ont tant à faire, et se couchent tôt ayant si peu à penser. They get up early, because they have so much to do, and go to bed early with so little to think about. Il n'y a pas eu le moindre scandale dans tout le voisinage depuis le temps de la Reine Elizabeth, aussi s'endorment-ils tous après dîner. There hasn't been a single scandal in the whole neighborhood since the days of Queen Elizabeth, so they all fall asleep after dinner. Il ne faut pas aller vous asseoir près d'eux. You shouldn't sit near them. Vous resterez près de moi et vous me distrairez... You will stay close to me and distract me...

Dorian murmura un compliment aimable et regarda autour de lui. Dorian muttered a kind compliment and looked around. C'était certainement une fastidieuse réunion. It was certainly a tedious meeting. Deux personnages lui étaient inconnus et les autres étaient : Ernest Harrowden, un de ces médiocres entre deux âges, si communs dans les clubs de Londres, qui n'ont pas d'ennemis, mais qui n'en sont pas moins détestés de leurs amis ; Lady Ruxton, une femme de quarante-sept ans, à la toilette tapageuse, au nez recourbé, qui essayait toujours de se trouver compromise, mais était si parfaitement banale qu'à son grand désappointement, personne n'eut jamais voulu croire à aucune médisance sur son compte ; Mme Erlynne, personne aux cheveux roux vénitiens, très réservée, affectée d'un délicieux bégaiement ; Lady Alice Chapman, la fille de l'hôtesse, triste et mal fagotée, lotie d'une de ces banales figures britanniques qu'on ne se rappelle jamais ; et enfin son mari, un être aux joues rouges, aux favoris blancs, qui, comme beaucoup de ceux de son espèce, pensait qu'une excessive jovialité pouvait suppléer au manque absolu d'idées... Two characters were unknown to him, and the others were: Ernest Harrowden, one of those middle-aged mediocrities, so common in London clubs, who have no enemies, but who are hated by their friends none the less ; Lady Ruxton, a gaudy, crooked-nosed woman of forty-seven, who always tried to find herself compromised, but was so thoroughly unremarkable that, to her disappointment, no one would ever believe in any gossip on his account; Mrs. Erlynne, a person with Venetian red hair, very reserved, affected by a delicious stutter; Lady Alice Chapman, the landlady's daughter, sad and frumpy, endowed with one of those banal British figures one never remembers; and finally her husband, a being with red cheeks, white whiskers, who, like many of his kind, thought that an excessive joviality could make up for the absolute lack of ideas...

Dorian regrettait presque d'être venu, lorsque lady Narborough regardant la grande pendule qui étalait sur la cheminée drapée de mauve ses volutes prétentieuses de bronze doré, s'écria : Dorian almost regretted having come, when Lady Narborough, gazing at the great clock which displayed its pretentious scrolls of gilded bronze over the mantelpiece draped in mauve, exclaimed:

– Comme c'est mal à Henry Wotton d'être si en retard ! "How wrong of Henry Wotton to be so late!" J'ai envoyé ce matin chez lui à tout hasard et il m'a promis de ne pas nous manquer. I sent this morning to him on the off chance and he promised not to miss us.

Ce lui fut une consolation de savoir qu'Harry allait venir et quand la porte s'ouvrit et qu'il entendit sa voix douce et musicale, prêtant son charme à quelque insincère compliment, l'ennui le quitta. It was a consolation to him to know that Harry was coming and when the door opened and he heard his soft, musical voice, lending its charm to some insincere compliment, the boredom left him.

Pourtant, à table, il ne put rien manger. However, at the table, he could eat nothing. Les mets se succédaient dans son assiette sans qu'il y goûtât. The dishes followed one another on his plate without his tasting them. Lady Narborough ne cessait de le gronder pour ce qu'elle appelait : « une insulte à ce pauvre Adolphe qui a composé le menu exprès pour vous. Lady Narborough kept scolding him for what she called: "an insult to poor Adolphe who composed the menu just for you." » De temps en temps lord Henry le regardait, s'étonnant de son silence et de son air absorbé. From time to time Lord Henry looked at him, surprised at his silence and his absorbed air. Le sommelier remplissait sa coupe de champagne ; il buvait avidement et sa soif semblait en augmenter. The sommelier filled his glass with champagne; he drank greedily and his thirst seemed to increase.

– Dorian, dit enfin lord Henry, lorsqu'on servit le chaud-froid, qu'avez-vous donc ce soir ?... "Dorian," said Lord Henry at last, when hot and cold was served, "what's the matter with you this evening?" Vous ne paraissez pas à votre aise ? You don't look comfortable?

– Il est amoureux, s'écria lady Narborough, et je crois qu'il a peur de me l'avouer, de crainte que je ne sois jalouse. 'He is in love,' cried Lady Narborough, 'and I think he is afraid to confess it to me, lest I be jealous. Et il a raison, je le serais certainement... And he's right, I certainly would be...

– Chère lady Narborough, murmura Dorian en souriant, je n'ai pas été amoureux depuis une grande semaine, depuis que Mme de Ferrol a quitté Londres. 'Dear Lady Narborough,' smiled Dorian, 'I haven't been in love for a long week, since Madame de Ferrol left London.

– Comment les hommes peuvent-ils être amoureux de cette femme, s'écria la vieille dame. "How can men be in love with this woman?" cried the old lady. Je ne puis vraiment le comprendre ! I really can't understand it!

– C'est tout simplement parce qu'elle vous rappelle votre enfance, lady Narborough, dit lord Henry. 'It is simply because she reminds you of your childhood, Lady Narborough,' said Lord Henry. Elle est le seul trait d'union entre nous et vos robes courtes. She is the only link between us and your short dresses.

– Elle ne me rappelle pas du tout mes robes courtes, lord Henry. 'She doesn't remind me of my short dresses at all, Lord Henry. Mais je me souviens très bien de l'avoir vue à Vienne il y a trente ans... Était-elle assez décolletée alors ! But I remember very well having seen her in Vienna thirty years ago... Was she low-cut enough then!

– Elle est encore décolletée, répondit-il, prenant une olive de ses longs doigts, et quand elle est en brillante toilette elle ressemble à une édition de luxe d'un mauvais roman français. 'She's still low-cut,' he replied, taking an olive with his long fingers, 'and when she's brilliantly dressed she looks like a deluxe edition of a bad French novel. Elle est vraiment extraordinaire et pleine de surprises. It is truly extraordinary and full of surprises. Son goût pour la famille est étonnant : lorsque son troisième mari mourut, ses cheveux devinrent parfaitement dorés de chagrin ! Her taste for family is amazing: when her third husband died, her hair became perfectly golden with grief!

– Pouvez-vous dire, Harry !... “Can you say, Harry!... s'écria Dorian.

– C'est une explication romantique ! s'exclama en riant l'hôtesse. Mais, vous dites son troisième mari, lord Henry... Vous ne voulez pas dire que Ferrol est le quatrième ? But, you say her third husband, Lord Henry... You don't mean that Ferrol is the fourth?

– Certainement, lady Narborough. “Certainly, Lady Narborough.

– Je n'en crois pas un mot. “I don't believe a word of it.

– Demandez plutôt à Mr Gray, c'est un de ses plus intimes amis. “Ask Mr. Gray instead, he's one of his most intimate friends.

– Est-ce vrai, Mr Gray ?

– Elle me l'a dit, lady Narborough, dit Dorian. 'She told me, Lady Narborough,' said Dorian. Je lui ai demandé si comme Marguerite de Navarre, elle ne conservait pas leurs cœurs embaumés et pendus à sa ceinture. I asked her if, like Marguerite de Navarre, she didn't keep their embalmed hearts hanging from her belt. Elle me répondit que non, car aucun d'eux n'en avait. She replied no, because none of them had any.

– Quatre maris !... Ma parole c'est trop de zèle !... My word is too much zeal!...

– Trop d'audace, lui ai-je dit, repartit Dorian. “Too bold, I told him,” replied Dorian.

– Oh ! elle est assez audacieuse, mon cher, et comment est Ferrol ?... she is quite daring, my dear, and how is Ferrol?... Je ne le connais pas. I do not know him.

– Les maris des très belles femmes appartiennent à la classe des criminels, dit lord Henry en buvant à petits coups. "The husbands of very beautiful women belong to the class of criminals," said Lord Henry, sipping.

Lady Narborough le frappa de son éventail. Lady Narborough struck him with her fan.

– Lord Henry, je ne suis pas surprise que le monde vous trouve extrêmement méchant !... “Lord Henry, I am not surprised that the world finds you extremely wicked!...

– Mais pourquoi le monde dit-il cela ? "But why does the world say that?" demanda lord Henry en levant la tête. asked Lord Henry, raising his head. Ce ne peut être que le monde futur. It can only be the future world. Ce monde-ci et moi nous sommes en excellents termes. This world and I are on excellent terms.

– Tous les gens que je connais vous trouvent très méchant, s'écria la vieille dame, hochant la tête. "Everyone I know thinks you very mean," cried the old lady, shaking her head.

Lord Henry redevint sérieux un moment. Lord Henry became serious again for a moment.

– C'est tout à fait monstrueux, dit-il enfin, cette façon qu'on a aujourd'hui de dire derrière le dos des gens ce qui est... absolument vrai !... “It's absolutely monstrous,” he said finally, “the way we have today of saying behind people's backs what is... absolutely true!...

– N'est-il pas incorrigible ? "Isn't he incorrigible?" s'écria Dorian, se renversant sur le dossier de sa chaise. cried Dorian, leaning back in his chair.

– Je l'espère bien ! - I hope so ! dit en riant l'hôtesse. Mais si en vérité, vous adorez tous aussi ridiculement Mme de Ferrol, il faudra que je me remarie aussi, afin d'être à la mode. But if in truth you all adore Madame de Ferrol so ridiculously, I'll have to remarry too, in order to be fashionable.

– Vous ne vous remarierez jamais, lady Narborough, interrompit lord Henry. “You will never marry again, Lady Narborough,” interrupted Lord Henry. Vous fûtes beaucoup trop heureuse la première fois. You were far too happy the first time. Quand une femme se remarie c'est qu'elle détestait son premier époux. When a woman remarries it is because she hated her first husband. Quand un homme se remarie, c'est qu'il adorait sa première femme. When a man remarries, it is because he adored his first wife. Les femmes cherchent leur bonheur, les hommes risquent le leur. Women seek their happiness, men risk theirs.

– Narborough n'était pas parfait ! “Narborough wasn't perfect! s'écria la vieille dame. – S'il l'avait été, vous ne l'eussiez point adoré, fut la réponse. exclaimed the old lady. "If he had been, you would not have adored him," was the answer. Les femmes nous aiment pour nos défauts. Women love us for our flaws. Si nous en avons pas mal, elles nous passeront tout, même notre intelligence... Vous ne m'inviterez plus, j'en ai peur, pour avoir dit cela, lady Narborough, mais c'est entièrement vrai. If we have enough of them, they'll pass us all, even our intelligence... You won't invite me again, I'm afraid, for saying that, Lady Narborough, but it's entirely true.

– Certes, c'est vrai, lord Henry... Si nous autres femmes, ne vous aimions pas pour vos défauts, que deviendriez-vous ? "Certainly, it is true, Lord Henry. If we women did not love you for your faults, what would become of you?" Aucun de vous ne pourrait se marier. None of you could get married. Vous seriez un tas d'infortunés célibataires... Non pas cependant, que cela vous changerait beaucoup : aujourd'hui, tous les hommes mariés vivent comme des garçons et tous les garçons comme des hommes mariés. You would be a bunch of unfortunate celibates... Not however, that it would change you much: today, all married men live like boys and all boys like married men.

– « Fin de siècle !... - " End of century !... », murmura lord Henry.

– « Fin de globe !... », répondit l'hôtesse.

– Je voudrais que ce fût la Fin du globe , dit Dorian avec un soupir. "I wish it were the End of the Globe," Dorian said with a sigh. La vie est une grande désillusion. Life is one big disappointment.

– Ah, mon cher ami ! s'écria lady Narborough mettant ses gants, ne me dites pas que vous avez épuisé la vie. cried Lady Narborough, putting on her gloves, "don't tell me you've exhausted your life." Quand un homme dit cela, on comprend que c'est la vie qui l'a épuisé. When a man says that, we understand that it is life that has exhausted him. Lord Henry est très méchant et je voudrais souvent l'avoir été moi-même ; mais vous, vous êtes fait pour être bon, vous êtes si beau !... Lord Henry is very wicked and I often wish I had been; but you, you were made to be good, you are so beautiful!... Je vous trouverai une jolie femme. I'll find you a pretty wife. Lord Henry, ne pensez-vous pas que Mr Gray devrait se marier ?... Lord Henry, don't you think Mr Gray should marry?...

– C'est ce que je lui dis toujours, lady Narborough, acquiesça lord Henry en s'inclinant. “I always tell her that, Lady Narborough,” agreed Lord Henry, bowing.

– Bien, il faudra que nous nous occupions d'un parti convenable pour lui. “Well, we'll have to arrange a suitable match for him. Je parcourrai ce soir le « Debrett » avec soin et dresserai une liste de toutes les jeunes filles à marier. Tonight I will go through the "Debrett" carefully and make a list of all the young girls to be married.

– Avec leurs âges, lady Narborough ? demanda Dorian.

– Certes, avec leurs âges, dûment reconnus... Mais il ne faut rien faire avec précipitation. – Certainly, with their ages, duly recognized... But nothing should be done in haste. Je veux que ce soit ce que le Morning Post appelle une union assortie, et je veux que vous soyez heureux ! I want this to be what the Morning Post calls a matched union, and I want you to be happy!

– Que de bêtises on dit sur les mariages heureux ! – What nonsense they say about happy marriages! s'écria lord Henry. Un homme peut être heureux avec n'importe quelle femme aussi longtemps qu'il ne l'aime pas !... A man can be happy with any woman as long as he doesn't love her!...

– Ah ! quel affreux cynique vous faites !... what a horrible cynic you are!... fit en se levant la vieille dame et en faisant un signe vers lady Ruxton. said the old lady, rising and making a sign to Lady Ruxton.

– Il faudra bientôt revenir dîner avec moi. "You'll have to come back and dine with me soon." Vous êtes vraiment un admirable tonique, bien meilleur que celui que Sir Andrew m'a proscrit. You really are an admirable tonic, much better than the one Sir Andrew proscribed me. Il faudra aussi me dire quelles personnes vous aimeriez rencontrer. You will also have to tell me which people you would like to meet. Je veux que ce soit un choix parfait. I want it to be a perfect choice.

– J'aime les hommes qui ont un avenir et les femmes qui ont un passé, répondit lord Henry. "I like men who have a future and women who have a past," answered Lord Henry. Ne croyez-vous pas que cela puisse faire une bonne compagnie ? Don't you think that can make good company?

– Je le crains, dit-elle riant, en se dirigeant vers la porte... Mille pardons, ma chère lady Ruxton, ajouta-t-elle, je n'avais pas vu que vous n'aviez pas fini votre cigarette. 'I'm afraid so,' she said laughing, heading for the door.

– Ce n'est rien, lady Narborough, je fume beaucoup trop. 'It's nothing, Lady Narborough, I smoke too much. Je me limiterai à l'avenir. I will limit myself in the future.

– N'en faites rien, lady Huxton, dit lord Henry. 'Don't do it, Lady Huxton,' said Lord Henry. La modération est une chose fatale. Moderation is a fatal thing. Assez est aussi mauvais qu'un repas ; plus qu'assez est aussi bon qu'une fête. Enough is as bad as a meal; more than enough is as good as a party.

Lady Ruxton le regarda avec curiosité. Lady Ruxton looked at him curiously.

– Il faudra venir m'expliquer cela une de ces après-midi, lord Henry ; la théorie me parait séduisante, murmura-t-elle en sortant majestueusement... 'You must come and explain it to me one of these afternoons, Lord Henry; The theory seems attractive to me, she murmured as she majestically left...

– Maintenant songez à ne pas trop parler de politique et de scandales, cria lady Narborough de la porte. 'Now remember not to talk too much about politics and scandals,' cried Lady Narborough from the door. Autrement nous nous querellerons. Otherwise we will quarrel.

Les hommes éclatèrent de rire et Mr Chapman remonta solennellement du bout de la table et vint s'asseoir à la place d'honneur. The men burst out laughing and Mr. Chapman solemnly came up from the end of the table and took his place in the place of honour. Dorian Gray alla se placer près de lord Henry. Dorian Gray moved to stand next to Lord Henry. Mr Chapman se mit à parler très haut de la situation à la Chambre des Communes. Mr. Chapman began to speak very loudly of the situation in the House of Commons. Il avait de gros rires en nommant ses adversaires. He had big laughs as he named his opponents. Le mot doctrinaire – mot plein de terreurs pour l'esprit britannique – revenait de temps en temps dans sa conversation. The word doctrinaire - a word full of terrors for the British mind - came up from time to time in his conversation. Un préfixe allitéré est un ornement à l'art oratoire. An alliterate prefix is an ornament to public speaking. Il élevait l' « Union Jack » sur le pinacle de la Pensée. He raised the "Union Jack" to the pinnacle of Thought. La stupidité héréditaire de la race – qu'il dénommait jovialement le bon sens anglais – était, comme il le démontrait, le vrai rempart de la Société. The hereditary stupidity of the race – which he jovially called English common sense – was, as he demonstrated, the true bulwark of the Society.

Un sourire vint aux lèvres de lord Henry qui se retourna vers Dorian. A smile came to Lord Henry's lips as he turned to Dorian.

– Êtes-vous mieux, cher ami ? "Are you better, dear friend?" demanda-t-il... vous paraissiez mal à votre aise à table ? he asked... did you seem uncomfortable at the table?

– Je suis très bien, Harry, un peu fatigué, voilà tout. “I'm fine, Harry, a little tired, that's all.

– Vous fûtes charmant hier soir. “You were charming last night. La petite duchesse est tout à fait folle de vous. The little duchess is completely mad about you. Elle m'a dit qu'elle irait à Selby. She told me she was going to Selby.

– Elle m'a promis de venir le vingt. “She promised to come on the twentieth.

– Est-ce que Monmouth y sera aussi ? "Will Monmouth be there too?"

– Oh ! oui, Harry...

– Il m'ennuie terriblement, presque autant qu'il ennuie la duchesse. “He annoys me terribly, almost as much as he annoys the Duchess. Elle est très intelligente, trop intelligente pour une femme. She is very intelligent, too intelligent for a woman. Elle manque de ce charme indéfinissable des faibles. She lacks that indefinable charm of the weak. Ce sont les pieds d'argile qui rendent précieux l'or de la statue. It is the clay feet that make the gold of the statue precious. Ses pieds sont fort jolis, mais ils ne sont pas d'argile ; des pieds de porcelaine blanche, si vous voulez. Her feet are very pretty, but they are not of clay; white porcelain feet, if you will. Ils ont passé au feu et ce que le feu ne détruit pas, il le durcit. They passed through the fire and what the fire does not destroy, it hardens. Elle a eu des aventures... She had adventures...

– Depuis quand est-elle mariée ? - How long has she been married? demanda Dorian. – Depuis une éternité, m'a-t-elle dit. Dorian asked. “For ages,” she told me. Je crois, d'après l'armorial, que ce doit être depuis dix ans, mais dix ans avec Monmouth peuvent compter pour une éternité. I believe from the armorial that it must have been ten years, but ten years with Monmouth can count for an eternity. Qui viendra encore ? Who will come again?

– Oh ! les Willoughbys, Lord Rugby et sa femme, notre hôtesse, Geoffrey Clouston, les habitués... J'ai invité Lord Grotrian. - Oh ! the Willoughbys, Lord Rugby and his wife, our hostess, Geoffrey Clouston, the regulars... I invited Lord Grotrian.

– Il me plaît, dit lord Henry. Il ne plaît pas à tout le monde, mais je le trouve charmant. He's not for everyone, but I find him charming. Il expie sa mise quelquefois exagérée et son éducation toujours trop parfaite. He atones for his sometimes exaggerated appearance and his always too perfect education. C'est une figure très moderne. It is a very modern figure.

– Je ne sais s'il pourra venir, Harry. “I don't know if he can come, Harry. Il faudra peut-être qu'il aille à Monte-Carlo avec son père. Maybe he should go to Monte Carlo with his father.

– Ah ! quel peste que ces gens ! – Ah! What a pest these people are! Tâchez donc qu'il vienne. So try to get him to come. À propos, Dorian, vous êtes parti de bien bonne heure, hier soir. By the way, Dorian, you left very early last night. Il n'était pas encore onze heures. It was not yet eleven o'clock. Qu'avez-vous fait ?... What have you done ?... Êtes-vous rentré tout droit chez vous ? Did you go straight home?

Dorian le regarda brusquement.

– Non, Harry, dit-il enfin. Je ne suis rentré chez moi que vers trois heures. I didn't get home until three o'clock.

– Êtes-vous allé au club ? - Did you go to the club?

– Oui, répondit-il. Puis il se mordit les lèvres... Non, je veux dire, je ne suis pas allé au club... Je me suis promené. Then he bit his lip… No, I mean, I didn't go to the club… I took a walk. Je ne sais plus ce que j'ai fait... Comme vous êtes indiscret, Harry ! I don't know what I did... How indiscreet you are, Harry! Vous voulez toujours savoir ce qu'on fait ; moi, j'ai toujours besoin d'oublier ce que j'ai fait... Je suis rentré à deux heures et demie, si vous tenez à savoir l'heure exacte ; j'avais oublié ma clef et mon domestique a dû m'ouvrir. You always want to know what we're doing; I always need to forget what I've done... I got home at half past two, if you want to know the exact time; I had forgotten my key and my servant had to let me in. S'il vous faut des preuves, vous les lui demanderez. If you need proof, you will ask him for it.

Lord Henry haussa les épaules.

– Comme si cela m'intéressait, mon cher ami ! "As if it interested me, my dear friend!" Montons au salon – Non, merci, Mr Chapman, pas de sherry... – Il vous est arrivé quelque chose, Dorian... Dites-moi ce que c'est. Let's go up to the living room – No, thank you, Mr Chapman, no sherry... – Something happened to you, Dorian... Tell me what it is. Vous n'êtes pas vous-même ce soir. You are not yourself tonight.

– Ne vous inquiétez pas de moi, Harry, je suis irritable, nerveux. “Don't worry about me, Harry, I'm irritable, nervous. J'irai vous voir demain ou après-demain. I will come to see you tomorrow or the day after. Faites mes excuses à lady Narborough. Apologize to Lady Narborough. Je ne monterai pas. I will not go up. Je vais rentrer. Il faut que je rentre. I must return.

– Très bien, Dorian. J'espère que je vous verrai demain au thé ; la Duchesse viendra. I hope I will see you tomorrow at tea; the Duchess will come.

– Je ferai mon possible, Harry, dit-il, en s'en allant. "I'll do my best, Harry," he said, leaving.

En rentrant chez lui il sentit que la terreur qu'il avait chassée l'envahissait de nouveau. On returning home he felt that the terror he had chased away invaded him again. Les questions imprévues de lord Henry, lui avaient fait perdre un instant tout son sang-froid, et il avait encore besoin de calme. Lord Henry's unforeseen questions had made him lose all his composure for a moment, and he still needed calm. Des objets dangereux restaient à détruire. Dangerous objects remained to be destroyed. Il se révoltait à l'idée de les toucher de ses mains. He revolted at the thought of touching them with his hands.

Cependant il fallait que ce fût fait. However, it had to be done. Il se résigna et quand il eut fermé à clef la porte de sa bibliothèque il ouvrit le placard secret où il avait jeté le manteau et la valise de Basil Hallward. He resigned himself and when he had locked the door of his library he opened the secret closet where he had thrown Basil Hallward's coat and suitcase. Un grand feu brûlait dans la cheminée ; il y jeta encore une bûche. A great fire was burning in the fireplace; he threw another log into it. L'odeur de cuir roussi et du drap brûlé était insupportable. The smell of scorched leather and burnt sheets was unbearable. Il lui fallut trois quarts d'heure pour consumer le tout. It took him three-quarters of an hour to consume it all. À la fin, il se sentit faiblir, presque malade ; et ayant allumé des pastilles d'Alger dans un brûle-parfums de cuivre ajouré, il se rafraîchit les mains et le front avec du vinaigre de toilette au musc. At the end, he felt weak, almost ill; and having lit pastilles d'Alger in an openwork copper incense burner, he refreshed his hands and forehead with musk toilet vinegar.

Soudain il frissonna... Ses yeux brillaient étrangement, il mordillait fiévreusement sa lèvre inférieure. Suddenly he shivered... His eyes shone strangely, he feverishly nibbled his lower lip. Entre deux fenêtres se trouvait un grand cabinet florentin, en ébène incrusté d'ivoire et de lapis. Between two windows was a large Florentine cabinet, in ebony inlaid with ivory and lapis. Il le regardait comme si c'eût été un objet capable de le ravir et de l'effrayer tout à la fois et comme s'il eût contenu quelque chose qu'il désirait et dont il avait peur. He looked at it as if it were an object capable of delighting and frightening him at the same time and as if it contained something he desired and feared. Sa respiration était haletante. His breathing was panting. Un désir fou s'empara de lui. A mad desire seized him. Il alluma une cigarette, puis la jeta. He lit a cigarette, then threw it away. Ses paupières s'abaissèrent, et les longues franges de ses cils faisaient une ombre sur ses joues. His eyelids drooped, and the long fringes of his eyelashes cast a shadow on his cheeks. Il regarda encore le cabinet. He looked again at the cabinet. Enfin, il se leva du divan où il était étendu, alla vers le meuble, l'ouvrit et pressa un bouton dissimulé dans un coin. Finally, he got up from the couch where he was lying, went to the cabinet, opened it and pressed a button hidden in a corner. Un tiroir triangulaire sortit lentement. A triangular drawer slowly pulled out. Ses doigts y plongèrent instinctivement et en retirèrent une petite boite de laque vieil or, délicatement travaillée ; les côtés en étaient ornés de petites vagues en relief et de cordons de soie où pendaient des glands de fils métalliques et des perles de cristal. His fingers instinctively plunged into it and pulled out a small box of delicately worked old gold lacquer; the sides were adorned with small waves in relief and silk cords from which hung tassels of metallic threads and crystal beads. Il ouvrit la boîte. He opened the box. Elle contenait une pâte verte ayant l'aspect de la cire et une odeur forte et pénétrante... It contained a green paste having the aspect of wax and a strong and penetrating odor...

Il hésita un instant, un étrange sourire aux lèvres... Il grelottait, quoique l'atmosphère de la pièce fût extraordinairement chaude, puis il s'étira, et regarda la pendule. He hesitated for a moment, a strange smile on his lips... He was shivering, although the atmosphere in the room was extraordinarily warm, then he stretched and looked at the clock. Il était minuit moins vingt. It was twenty minutes to midnight. Il remit la boîte, ferma la porte du meuble et rentra dans sa chambre. He put the box back, closed the cabinet door and went back to his room.

Quand les douze coups de bronze de minuit retentirent dans la nuit épaisse, Dorian Gray, mal vêtu, le cou enveloppé d'un cache-nez, se glissait hors de sa maison. When the twelve bronze strokes of midnight sounded in the thick night, Dorian Gray, poorly dressed, his neck wrapped in a muffler, slipped out of his house. Dans Bond Street il rencontra un hansom attelé d'un bon cheval. In Bond Street he met a hansom hitched to a good horse. Il le héla, et donna à voix basse une adresse au cocher. He hailed him, and gave the coachman an address in a low voice.

L'homme secoua la tête. The man shook his head.

– C'est trop loin pour moi, murmura-t-il. "It's too far for me," he whispered.

– Voilà un souverain pour vous, dit Dorian ; vous en aurez un autre si vous allez vite. “Here is a sovereign for you,” said Dorian; you'll get another one if you go fast.

– Très bien, monsieur, répondit l'homme, vous y serez dans une heure, et ayant mis son pourboire dans sa poche, il fit faire demi-tour à son cheval qui partit rapidement dans la direction du fleuve. "Very well, sir," replied the man, "you will be there in an hour," and having put his tip in his pocket, he turned his horse, which set off quickly in the direction of the river.