Le portrait de Dorian Gray Chapitre 10
Mais non, cela était impossible. Heure par heure, et semaine par semaine, l'image peinte vieillirait : elle pourrait échapper à la hideur du vice, mais la hideur de l'âge la guettait. Les joues deviendraient creuses et flasques. Des pattes d'oies jaunes cercleraient les yeux flétris, les marquant d'un stigmate horrible. Les cheveux perdraient leur brillant ; la bouche affaissée et entr'ouverte aurait cette expression grossière ou ridicule qu'ont les bouches des vieux. Elle aurait le cou ridé, les mains aux grosses veines bleues, le corps déjeté de ce grand-père qui avait été si dur pour lui, dans son enfance. Le tableau devait être caché aux regards. Il ne pouvait en être autrement.
– Faites-le rentrer, s'il vous plaît, Mr Hubbard, dit-il avec peine en se retournant, je regrette de vous tenir si longtemps, je pensais à autre chose. – Toujours heureux de se reposer, Mr Gray, dit l'encadreur qui soufflait encore ; où le mettrons-nous ? – Oh ! n'importe où, ici... cela ira. Je n'ai pas besoin qu'il soit accroché. Posez-le simplement contre le mur ; merci.
– Peut-on regarder cette œuvre d'art, monsieur ? Dorian tressaillit...
– Cela ne vous intéresserait pas, Mr Hubbard, dit-il ne le quittant pas des yeux.
Il était prêt à bondir sur lui et à le terrasser s'il avait essayé de soulever le voile somptueux qui cachait le secret de sa vie. – Je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Je vous suis très obligé de la bonté que vous avez eue de venir ici.
– Pas du tout, pas du tout, Mr Gray. Toujours prêt à vous servir !
Et Mr Hubbard descendit vivement les escaliers, suivi de son aide qui regardait Dorian avec un étonnement craintif répandu sur ses traits grossiers et disgracieux. Jamais il n'avait vu personne d'aussi merveilleusement beau. Lorsque le bruit de leurs pas se fut éteint, Dorian ferma la porte et mit la clef dans sa poche. Il était sauvé. Personne ne pourrait regarder l'horrible peinture. Nul œil que le sien ne pourrait voir sa honte.
En regagnant sa bibliothèque il s'aperçut qu'il était cinq heures passées et que le thé était déjà servi. Sur une petite table de bois noir parfumé, délicatement incrustée de nacre – un cadeau de lady Radley, la femme de son tuteur, charmante malade professionnelle qui passait tous les hivers au Caire – se trouvait un mot de lord Henry avec un livre relié de jaune, à la couverture légèrement déchirée et aux tranches salies. Un numéro de la troisième édition de la St-James-Gazette était déposé sur le plateau à thé. Victor était évidemment revenu. Il se demanda s'il n'avait pas rencontré les hommes dans le hall alors qu'ils quittaient la maison et s'il ne s'était pas enquis auprès d'eux de ce qu'ils avaient fait. Il remarquerait sûrement l'absence du tableau, l'avait même sans doute déjà remarquée en apportant le thé. Le paravent n'était pas encore replacé et une place vide se montrait au mur. Peut-être le surprendrait-il une nuit se glissant en haut de la maison et tâchant de forcer la porte de la chambre. Il était horrible d'avoir un espion dans sa propre maison. Il avait entendu parler de personnes riches exploitées toute leur vie par un domestique qui avait lu une lettre, surpris une conversation, ramassé une carte avec une adresse, ou trouvé sous un oreiller une fleur fanée ou un lambeau de dentelle.
Il soupira et s'étant versé du thé, ouvrit la lettre de lord Henry. Celui-ci lui disait simplement qu'il lui envoyait le journal et un livre qui pourrait l'intéresser, et qu'il serait au club à huit heures un quart. Il ouvrit négligemment la St-James-Gazette et la parcourut. Une marque au crayon rouge frappa son regard à la cinquième page. Il lut attentivement le paragraphe suivant :
« ENQUÊTE SUR UNE ACTRICE – Une enquête a été faite ce matin à Bell-Tavern, Hoxton Road, par Mr Danby, le Coroner du District, sur le décès de Sibyl Vane, une jeune actrice récemment engagée au Théâtre Royal, Holborn. On a conclu à la mort par accident. Une grande sympathie a été témoignée à la mère de la défunte qui se montra très affectée pendant qu'elle rendait son témoignage, et pourtant celui du Dr Birrell qui a dressé le bulletin de décès de la jeune fille... » Il s'assombrit et déchirant la feuille en deux, se mit à marcher dans la chambre en piétinant les morceaux du journal. Comme tout cela était affreux ! Quelle horreur véritable créaient les choses ! Il en voulut un peu à lord Henry de lui avoir envoyé ce reportage. C'était stupide de sa part de l'avoir marqué au crayon rouge. Victor pouvait avoir lu. Cet homme savait assez d'anglais pour cela. Peut-être même l'avait-il lu et soupçonnait-il quelque chose ? Après tout, qu'est-ce que cela pouvait faire ? Quel rapport entre Dorian Gray et la mort de Sibyl Vane ? Il n'y avait rien à craindre. Dorian Gray ne l'avait pas tuée. Ses yeux tombèrent sur le livre jaune que lord Henry lui avait envoyé. Il se demanda ce que c'était. Il s'approcha du petit support octogonal aux tons de perle qui lui paraissait toujours être l'œuvre de quelques étranges abeilles d'Égypte travaillant dans de l'argent ; et prenant le volume, il s'installa dans un fauteuil et commença à le feuilleter ; au bout d'un instant, il s'y absorba. C'était le livre le plus étrange qu'il eut jamais lu. Il lui sembla qu'aux sons délicats de flûtes, exquisément vêtus, les pêchés du monde passaient devant lui en un muet cortège. Ce qu'il avait obscurément rêvé prenait corps à ses yeux ; des choses qu'il n'avait jamais imaginées se révélaient à lui graduellement. C'était un roman sans intrigue, avec un seul personnage, la simple étude psychologique d'un jeune Parisien qui occupait sa vie en essayant de réaliser, au dix-neuvième siècle, toutes les passions et les modes de penser des autres siècles, et de résumer en lui les états d'esprit par lequel le monde avait passé, aimant pour leur simple artificialité ces renonciations que les hommes avaient follement appelées Vertus, aussi bien que ces révoltes naturelles que les hommes sages appellent encore Pêchés. Le style en était curieusement ciselé, vivant et obscur tout à la fois, plein d'argot et d'archaïsmes, d'expressions techniques et de phrases travaillées, comme celui qui caractérise les ouvrages de ces fins artistes de l'école française : les Symbolistes . Il s'y trouvait des métaphores aussi monstrueuses que des orchidées et aussi subtiles de couleurs. La vie des sens y était décrite dans des termes de philosophie mystique. On ne savait plus par instants si on lisait les extases spirituelles d'un saint du moyen âge ou les confessions morbides d'un pécheur moderne. C'était un livre empoisonné. De lourdes vapeurs d'encens se dégageaient de ses pages, obscurcissant le cerveau. La simple cadence des phrases, l'étrange monotonie de leur musique toute pleine de refrains compliqués et de mouvements savamment répétés, évoquaient dans l'esprit du jeune homme, à mesure que les chapitres se succédaient, une sorte de rêverie, un songe maladif, le rendant inconscient de la chute du jour et de l'envahissement des ombres. Un ciel vert-de-grisé sans nuages, piqué d'une étoile solitaire, éclairait les fenêtres. Il lut à cette blême lumière tant qu'il lui fut possible de lire. Enfin, après que son domestique lui eut plusieurs fois rappelé l'heure tardive, il se leva, alla dans la chambre voisine déposer le livre sur la petite table florentine qu'il avait toujours près de son lit, et s'habilla pour dîner. Il était près de neuf heures lorsqu'il arriva au club, où il trouva lord Henry assis tout seul, dans le salon, paraissant très ennuyé. – J'en suis bien fâché, Harry ! lui cria-t-il, mais c'est entièrement de votre faute. Le livre que vous m'avez envoyé m'a tellement intéressé que j'en ai oublié l'heure. – Oui, je pensais qu'il vous aurait plu, répliqua son hôte en se levant. – Je ne dis pas qu'il m'a plu, je dis qu'il m'a intéressé, il y a une grande différence. – Ah ! vous avez découvert cela ! murmura lord Henry.
Et ils passèrent dans la salle à manger.