Le Curé d'Ars dans ses catéchismes (6)
Avait-il à faire le parallèle des chretiens avec les gens du monde? Il disait:
« Je ne trouve rien de si à plaindre que ces pauvres gens du monde. Ils ont sur les épaules un manteau doublé d'épines: ils ne peuvent pas faire un mouvement sans se piquer; tandis que les bons chrétiens ont un manteau doublé de peau de lapin. »
« Le bon chrétien ne fait pas de cas des biens de la terre: il s'en sauve comme un rat qui sort de l'eau. »
« Malheureusement, nous n'avons pas le coeur assez libre ni assez pur de toute affection terrestre. Prenez une éponge bien sèche et bien propre; trempez-la dans la liqueur, elle se remplira jusqu'à ce qu'elle dégorge. Mais si elle n'est pas sèche et pas propre, elle n'emportera rien. De même, quand le coeur n'est pas libre et dégagé des choses de la terre, on a beau le tremper dans la prière, il n'en emporte rien. »
« Le coeur des méchants est une fourmilière de péchés. Il ressemble à un morceau de viande gâtée que les vers se disputent. »
« Quand nous nous abandonnons à nos passions, nous entrelaçons des épines autour de notre coeur. »
« Nous sommes comme des taupes de huit jours. Nous ne voyons pas plus tôt la lumière que nous nous enfonçons dans la terre. »
« Le démon nous amuse jusqu'au dernier moment, comme on amuse un pauvre homme en attendant que les gendarmes viennent le prendre. Quand les gendarmes arrivent, il crie, il se tourmente; mais on ne le lâche pas pour autant. »
« Quand on meurt, on est souvent comme une lame de fer toute rouillée qu'il faut mettre au feu. »
« Les pauvres pécheurs sont engourdis comme des serpents pendant l'hiver. »
« Le calomniateur est semblable à la chenille qui, en se promenant sur les fleurs, y laisse sa bave et les salit. »
« Que diriez-vous d'un homme qui travaillerait le champ du voisin et laisserait le sien sans culture? Eh bien! voilà ce que vous faites. Vous fouillez continuellement dans la conscience des autres, et vous laissez la vôtre en friche. Oh! quand la mort arrivera, quel regret nous aurons d'avoir tant songé aux autres et si peu à nous! Car, c'est de nous et non des autres qu'il faudra rendre compte... Pensons à nous, à notre conscience, que nous devrions toujours regarder, comme nous regardons nos mains pour savoir si elles sont propres. »
« Nous avons toujours deux secrétaires, le démon qui écrit nos mauvaises actions pour nous accuser, et notre bon ange qui écrit les bonnes pour nous justifier au jour du jugement. Quand toutes nos actions nous seront présentées, qu'il y en aura peu d'agréables à Dieu, même parmi les meilleures! Tant d'imperfections, tant de pensées d'amour-propre, de satisfactions humaines, de plaisirs sensuels, de retours égoïstes qui s'y trouvent mêlés! Elles ont bonne apparence; mais elles n'ont que l'apparence : comme ces fruits qui semblent plus jaunes et plus mûrs, parce qu'un ver les a piqués. »
On voit par ces fragments que M. Vianney était de l'école de tous ces aimables contemplatifs, qui ne dédaignaient pas de parer des grâces naïves de l'expression l'austérité de leurs idées, soit par une miséricordieuse condescendance pour leurs disciples, soit par un attrait naturel qu'éprouvent ceux qui sont bons pour ce qui est beau. Il n'est pas si commun ni si facile qu'on le pense d'aimer la nature; il faut pour cela sortir de soi, considérer le monde extérieur avec désintéressement et avec respect, et y chercher non des plaisirs, mais des leçons. Étrange erreur de croire que ceux-là seulement qui abusent de la nature l'aiment et la connaissent! Ces prétendus amants de la nature n'en sont que les profanateurs. Le christianisme, si souvent accusé de fouler aux pieds la nature, a seul appris à l'homme à la respecter et à l'aimer véritablement, en faisant paraître le plan divin qui la soutient, l'éclaire et la sanctifie. C'est à cette lumière que M. Vianney considérait la création : il en parcourait tous les degrés pour y adorer les traces de son Dieu. Il retrouvait Celui qui est souverainement beau dans les créatures belles; il ne dédaignait pas les plus petites. En paix avec toutes choses, et revenu en quelque sorte à l'innocence primitive et à la condition de l'Éden, lorsque Adam voyait les créatures dans la clarté divine et les aimait d'une fraternelle charité, son coeur débordait d'amour non-seulement pour les hommes, mais pour tous les êtres visibles et invisibles. On sentait respirer dans ces paroles une affectueuse sympathie pour la création entière, qui lui apparaissait sans doute dans sa noblesse et sa pureté originelles. Il voyait en elle une soeur qui, d'une autre manière, exprimait les mêmes pensées que lui et chantait le même amour. On se rappelle son apostrophe aux petits oiseaux. Là où d'autres yeux n'apercevaient que des beautés périssables, il découvrait, comme d'une seconde vue, les saintes harmonies et les rapports éternels qui lient l'ordre physique avec l'ordre moral, les mystères de la nature avec ceux de la foi. Il en usait de même dans le domaine de l'histoire. Les siècles, les événements et les hommes n'étaient pour lui que symboles et allégories, prophéties et accomplissement, voix qui interrogent et se répondent, figures qui mutuellement se répètent.
Rien de beau, de touchant et de pathétique comme l'application que M. Vianney faisait de la légende de saint Alexis à la présence réelle de Notre-Seigneur. Au moment où la mère de saint Alexis reconnaît son fils dans le corps inanimé du mendiant, qui a vécu trente ans sous l'escalier de son palais, elle s'écrie: « O mon fils! Fallait-il vous connaître si tard!... » L'âme au sortir de cette vie, verra enfin Celui qu'elle possédait dans l'Eucharistie; et, à la vue des consolations, des beautés, des richesses, qu'elle a méconnues, elle s'écriera aussi: « Jésus! ô ma vie! ô mon trésor! ô mon amour! fallait-il vous connaître si tard!... »
Quelquefois le Curé d'Ars tirait d'événements récents et de circonstances qui l'avaient personnellement impressionné, des inductions morales et des considérations édifiantes; bien qu'il y mît une certaine réserve, on recueillait ainsi, de temps en temps, de précieuses données sur des faits qui, sans cela, fussent toujours restés dans l'ombre.
« Parce que Notre-Seigneur ne se fait pas voir au très-saint Sacrement dans toute sa majesté, disait-il un jour, vous vous tenez ici sans respect; mais cependant c'est Lui! Il est au milieu de vous!... Comme ce bon évêque qui était là, ces jours derniers; tout le monde le poussait... Ah! si l'on avait su que c'était un évêque!...
« Nous donnons notre jeunesse au démon et nos restes au bon Dieu, qui est si bon qu'il veut bien encore s'en contenter... Heureusement que tous ne font pas comme cela. Il y avait ici une grande demoiselle, des premières familles de France, qui est partie ce matin. Elle a à peine vingt-trois ans. Elle est bien riche, bien riche!... Elle s'est offerte en sacrifice au bon Dieu pour l'expiation des péchés et pour la conversion des pécheurs. Elle porte une ceinture toute garnie de pointes de fer; elle se mortifie de mille manières; ses parents n'en savent rien. Elle est pâle comme une feuille de papier. C'est une belle âme, bien agréable au bon Dieu, comme il у a encore par le monde : c'est ce qui empêche le monde de finir. »
« Il est venu, un de ces jours, deux ministres protestants qui ne croyaient pas à la présence réelle de Notre-Seigneur. Je leur ai dit: « Croyez-vous qu'un morceau de pain puisse se détacher tout seul et aller, de lui-même, se poser sur la langue de quelqu'un, qui s'approche pour le a recevoir? – Non. – Donc ce n'est pas du pain! » Puis M. Vianney ajoutait: C'est un homme qui avait des doutes sur la présence réelle; il disait: « Qu'en sait-on? ce n'est pas sûr. La consécration! qu'est-ce que c'est? Que se passe-t-il sur l'autel en ce moment-là? » Mais il désirait croire, et priait la sainte Vierge de lui obtenir la foi. Écoutez bien ça: je ne dis pas que cela est arrivé quelque part, je dis que ça m'est arrivé à moi : Au moment où cet homme se présentait pour recevoir la communion, la sainte hostie s'est détachée de mes doigts, quand j'étais encore à une bonne distance; elle est allée d'elle-même se reposer sur la langue de cet homme. »
Nous n'entreprendrons pas une étude sur l'ensemble de la doctrine du Curé d'Ars. Il y avait bien une sorte d'enchaînement qui en liait les parties, mais non les inspirations soudaines qui s'en échappaient, les jets de lumière qui se croisaient en tous sens. En général, ses catéchismes défiaient l'analyse, et nous craindrions de les défigurer en leur prêtant l'unité d'un système théologique. Nous nous bornerons à offrir à nos lecteurs un résumé des entretiens les plus remarquables.